"Il ne peut y avoir de morale scientifique, mais il ne peut pas non plus y avoir de science immorale" Henri Poincaré
Publié le 06/12/2010
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La cohabitation de l’homme en une société opposant intérêt privé et intérêt collectif, et son évolution grâce à son environnement, ont très tôt posé le problème de la moralité du progrès scientifique. Pour bien appréhender cette phrase, une compréhension claire des divers concepts est nécessaire.
Poincaré, dans sa légendaire connaissance des sciences, n’a pas rejeté les aspects moins théoriques de la science. La philosophie de la science l’a toujours intéressé, il a même publié La Science et l'Hypothèse (1903), la Valeur de la science (1905) et Science et Méthode (1908). Cette phrase va poser le problème essentiel des relations entre science et morale.
La science est un ensemble de connaissances vérifiables par l'expérience, l'observation et le calcul. Ces connaissances ne reposent que sur une démarche scientifique rigoureuse, universelle, sans utilisations d'éléments a priori dans l'interprétation des résultats. Les résultats sont donc objectifs, universels, et considéré comme émanations de la réalité.
La morale est plus difficile à définir. Est-elle un ensemble de règles de conduite et de mœurs considérées comme bonnes et devant être appliquées en société ou est-elle toute influence d'ordre mental par laquelle on peut modifier plus ou moins profondément la nature humaine dans le but de la rendre conforme à un idéal déterminé ? De tout point de vue la morale est un concept subjectif, qui dépend entièrement de la personne, de la situation et de l’époque.
Un développement historique permet de mieux comprendre l’ambiguïté d’un jugement particulier sur une science universelle :
La question morale est apparue en même temps que l’homme ; les critères religieux ou les croyances l’ont obscurcie, mais fondamentalement il est de la nature de l’homme de questionner ses actions. La moralité est une façon de réguler les mœurs, en utilisant des critères reconnus par l’ensemble du groupe ; on punit ainsi toute action considérée comme "mauvaise" tout en gratifiant toute "bonne action". La religion chrétienne a remplacé les cultes païens, mais le même contrôle exercé par une autorité spirituelle sur les actions est demeuré. L’homme a perdu en liberté ce qu’il a gagné en moralité. La morale occidentale a pris naissance dans l’apparition du christianisme, alors que les actions de l’homme, initialement jugées par la communauté, assujettissent l’homme à un Dieu.
Les sciences sont apparues en même temps que l’homme a pris conscience de son environnement et a commencé à le modifier, en même temps qu’il s’y adaptait aussi. L’homme, pour utiliser ses connaissances, a dû les systématiser. Mais il a fallu attendre le 18ème siècle pour une rationalisation des sciences. Le siècle des Lumières a séparé a priori et a posteriori, préconception et expérimentation. La procédure scientifique date donc de ces premiers philosophes rationalistes qui préféraient une réalité tangible et universelle aux préjugés existants. Au 18ème siècle, la science devient donc un domaine indépendant de toute morale et autre considération d'ordre subjectif.
"Science sans conscience n'est que ruine de l’âme" disait Rabelais au 16ème siècle, appuyé en cela par Stanislas de Bouffler, qui pensait : "la morale doit être l'étoile polaire de la science". Dans sa dimension théorique, la science ne se doit certes pas dépendre de critères moraux sociaux ou religieux pour garder de cette objectivité qui la caractérise. Mais les philosophes du 18ème siècle, philosophes du rationalisme, n’ont jamais négligé la dimension humaine nécessaire à toute science. Les sentiments étaient inclus dans le rationalisme de la science, et peu pensaient que l’un pouvait exister sans l’autre. L'émergence, au 19ème siècle, de nouvelles valeurs, alors même que la société évolue, mène à une autre conception de la morale. Elle perd de son importance, même si le 19ème siècle est un temps de morale et de bienséance. Il y a donc d'une part, la morale qui progresse au fur et à mesure que la société se transforme, et d'autre part des sciences qui évoluent dans une direction donnée. Ces directions suivent également le développement de la société car le but premier de la science et d'améliorer et la condition de vie de la société de l'époque. Pourtant des divergences existent, surtout à cause de la classification de ces deux concepts ; la morale est principalement le domaine de prédilection des bourgeois, alors même que la science préoccupe surtout les intellectuels et profite aux gens de classe inférieure. Une autre morale existe dans les hauts rangs de la société, et ce sont alors les bourgeois qui utilisent la science dans des buts souvent personnels (avancement social), que désapprouve la morale traditionnelle et populaire. Les difficultés résident dans l'existence de seule science, celle qui progresse, et de multiples critères moraux. En effet la subjectivité de la morale, qui dépend de nombreux facteurs extérieurs, tels que la religion, le passé, le climat social, les conditions de vie, etc. la subjectivité des opinions s'est toujours portée à la froide logique de la science. Mais l’une ne saurait exister sans l'autre. La science étant l’élément qui fait progresser la société, son inexistence entraînerait une morale rigide et inapplicable, qui n’évoluerait plus et deviendrait démodée, désuète. D'autres par, la science, sa connaissance de la situation actuelle de la société, ne peut évoluer dans le bon sens. C'est la morale qui renseigne sur le présent, et la science dans une voie bien précise. Dans ce sens, il ne peut exister de morale scientifique, car la définition de même des sciences exclut toute influence des idées sur cette science rigoureuse, objective et exacte. Mais si la science dépend de la morale, comme volant de l'avoir, il ne peut pas exister de science immorale. C'est "l’immoralité" d’une morale, jugée par une autre, qui permet des qualifier la science immorale. On ne nie pas que des sciences scandaleuses sont apparues, telles les théories racistes par exemple ; mais ces théories ont sûrement été développées suite à une demande d’un Etat ou d’une classe sociale qui suivait là la voix de leur conscience, de leur morale.
Parallèlement, il faut mettre en évidence l’évolution de la morale. Les découvertes de Newton au 17ème siècle semblent prouver l’existence d’un ordre divin rationnel ; on cherche un système éthique aussi rationnel et ordonné. De là vont se succéder de nombreux systèmes philosophiques, alors même que coexiste la morale religieuse, qui elle évoluera beaucoup moins au cours des temps. Kant, avec son système moral, va dans le sens de Poincaré : ce sont les intentions, non les conséquences d’un acte, qui le font juger morale. A part dans certains milieux conservateurs, le progrès scientifique est jugé comme ayant un but profitable pour l’humanité ; la science n’a donc pas d’intention immorale en soi. Kierkegaard confirme la subjectivité de la morale, donc rend toute émanation de la morale impossible à juger selon des critères de bien ou de mal. La théorie de Darwin, qui pense que la morale n’est que le résultat de certaines habitudes acquises par l’humanité au cours de l’évolution, détruit l’idée même de juger les sciences, car la morale naît de la science. Freud, pour sa part, a aussi détruit le jugement moral qu’on pouvait porter sur un sujet, car pour lui la culpabilité, fondamentalement sexuelle, sous-tend pour une grande part le discours sur le bien et le mal.
Pourtant, l'expulsion de cette dimension morale aux sciences a toujours été fortement contestée ; on sait à quelles extrémités une mauvaise utilisation des sciences peut mener, surtout lorsqu'elle est utilisée dans le cadre d'un intérêt personnel, par exemple dans un but militaire. Mais il existe aussi une opposition à ce concept de la morale et des sciences.
Elle est née par opposition aux préceptes du siècle des Lumières. La morale ne peut pas être considérée seulement comme un domaine particulier des sciences, mais elle est une émanation de toute une logique cohérente du monde, et donc par définition elle est une partie intégrante de tous les domaines ("Dieu n'est pas une substance extérieure mais une relation morale en nous", dit Kant). Ainsi ne peut-on pas parler de sciences sans morale, car la morale est inhérente à toute chose. Là, très tôt se mêlent les arguments mystiques, que la morale soit l’émanation du Bien ou signe de l’existence de Dieu.
Il existe des sciences immorales. Dans ce contexte, immoralité signifierait donc qui dénature l'homme. De nombreuses sciences ont ainsi été jugées immorales à cause des perturbations qu’elles apportent à l'image « naturelle « de l'homme. Ainsi la dissection, par exemple, dénature le corps humain par les modifications qu’elle lui apporte. Jugé immoral a été aussi le darwinisme (il dégrade image de l'homme en le rendant animal), les théories atomistes (l’homme n’est qu'un amas de cellules, d’atomes), ainsi que certaines théories psychanalytiques (l’homme n’est qu'une seule somme d'instincts), le géocentrisme (changement de conception par rapport à l’héliocentrisme), la génétique et la robotique. Mais comment la science peut-elle arriver à dénaturer l’homme, alors qu’elle émane de l’homme ? Dénaturés dans la réalité ou dans l’image. L’opposition entre l’expérimentation qui mène à des théories qui changent l’image abstraite de l’homme qu’on a, sont souvent jugées immorales à l’époque, mais plus après. La dénaturation de l’image de l’homme ne peut être considérée immorale, car par définition cette image doit changer à mesure que l’homme évolue. Avec l’apparition des sciences modernes, le problème posé est bien plus grave : car la science arrive concrètement à changer la nature de l’homme, à travers la manipulation du paysage (conséquences pratiques de la science), des gènes ou des méthodes de fécondation, de clonage. La science en elle-même n’est pas immorale, c’est son application erronée qui dénature l’homme. On ne peut pas condamner un concept. Le droit romain citait déjà : "Abusus non tollit usum". "Toute chose mal utilisée ne saurait être interdite". La condamnation doit donc se faire au niveau des valeurs morales, non de l’application de ces valeurs.
Pourtant le débat reste toujours d'actualité. L’évolution rapide des sciences, avec l'apparition de l'informatique et de la génétique notamment, se sont heurtés à la morale évoluant différemment et, à cause des scissions sociales entre les différentes parties du globe d'une part, du conservatisme religieux aux morales en second lieu, l'importance toujours moindre accordée aux valeurs face à des considérations plus matérielles (principalement dans les milieux financiers) et l'individualisation progressive de la morale, alors que l'intérêt privé surplombe l'intérêt de la collectivité et crée une morale personnelle.
La confusion entre science et morale est due à plusieurs facteurs : l'ambiguïté de leurs relations, dont manque de différenciation avant le 18ème siècle, la polémique que tout deux suscitent, leur importance chez tout individu, à leur caractère universel (ou non) et progressiste (ou non, de nouveau). "[La] morale […] [est une] science particulière mais universelle" (Morale et langage sont des sciences particulières mais universelles) dit Pascal dans ses Pensées, et Beecher dit : "aucun progrès n'a jamais été réalisé dans les sciences […] sans qu’il y ait eu controverse". "Les sciences se caractérisent par le fait qu'il y a progrès" (Pierre Rosenberg), tout comme la morale. De nombreux sujets pourraient être ainsi discutés : le nucléaire, la génétique, la robotique, la dissection, l’essor des machines, les méthodes de fécondation artificielles, etc.
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