C’est en 1885, que Maupassant fait paraître Bel Ami. Ce roman d’apprentissage qui raconte l’ascension sociale fulgurante d’un certains Georges Duroy, ancien militaire, devenu journaliste, rencontre aussitôt un grand succès commerciale. L’œuvre dérange pourtant dans le milieu du journaliste dont Maupassant est issu. Aventurier, ambitieux, sans scrupule, Georges Duroy réussi grâce à ses conquêtes féminines et non par mérite personnel. Dès le début du récit, les thèmes dominants sont posé : les femmes, l’argent, l’ambition. Nous montrerons d’abord les aspects traditionnels d’un incipit conforme à la tradition naturaliste. Nous montrerons ensuite l’originalité du passage. Le roman s’ouvre en pleine action, qui est plutôt une réaction, une caissière rend la monnaie. Nous sommes ainsi plongés dans une scène de la vie quotidienne très ordinaire. Nous pouvons deviner ce qui vient de se passer et ce qui va arriver. Le héros va tout simplement sortir d’un restaurant où il vient de dîner. Qui ? Là encore, le narrateur néglige de donner une présentation complète et hiérarchisé des personnages. Il fait d’abord apparaitre un personnage secondaire, la « caissière « qui grâce à l’article défini semble déjà connu de nous. Ensuite seulement apparaît à la ligne 2, Georges Duroy, héros probable. On remarque que le narrateur omniscient prend la peine de le nommer comme pour suggérer son importance. Où ? L’impression de déjà-vu est renforcée par les déterminants, on trouve des articles définis, exemple « du restaurant «, « le boulevard «, un article démonstratif, « cet gargote «. Le nom de la capitale, paris, n’apparaît qu’en fin de texte à la ligne 42. Quand ? Aucune indication précise n’apparaît, seul une date incomplète est mentionnée, le 28 juin, qui vient expliquer la chaleur torride des rues et l’attitude suffisamment relâchée des personnages qui permet de mieux révéler leur caractères. On voit donc que cet incipit n’a pas pour but de nous informer mais de faciliter notre lecture en l’accélérant. Les romanciers naturalistes sont des scientifiques à leurs manières comme les biologistes auxquels ils empruntent leurs noms mais ne s’intéressent exclusivement à l’espèce humaine. Ils considèrent qu’un être humain est soumis à deux influences distinctes : celle de l’hérédité et celle du milieu social où l’on vit. Cette théorie, appelé évolutionnisme, leur viens de Charles Darwin, est illustré ici à travers le personnage de Georges Duroy, qui semble très intéressé par son milieu d’origine, l’armée. On nous dit qu’il « friss[e] sa moustache d’un geste militaire « (l.4), qu’il « marche la poitrine bombée et les jambes entrouvertes « (l.26) comme s’il venait de descendre de son cheval. Son corps, ses gestes et même son caractère conquérant sont ceux de tous les militaires et pas d’un individu en particulier. Les chiffres sont très présents, évoquant la difficulté à se réinsérer dans la société civile, de même que les allusions aux désœuvrements, fait de n’avoir rien à faire, Georges Duroy est probablement sans emploi. L’observation naturaliste s’étend aux autres personnages, le narrateur omniscient identifie précisément les catégories socio-professionnelles qui forment la clientèle de ce restaurant bon marché. On y trouve des ouvrières, une maîtresse de musiques, mais aussi des bourgeois qu’il fréquente par nécessité ou par économie comme le suggère l’expression péjorative et méprisante « cet gargote « (l.12). On voit ici cette méthode naturaliste : expliquer la psychologie par l’appartenance sociale ou par le milieu où l’on vit. Ce n’est pas par hasard si c’est au sortir d’un restaurant que Maupassant nous présente son personnage principal. Pour les romanciers naturalismes, la nature humaine est très proche de la nature animale et de ses besoins ou pulsions. Ici la première préoccupation de Georges Duroy est de manger comme l’indique le vocabulaire de la nourriture « pain, saucisson, bocks « (l.21) mais encore le chiasme « deux dîners sans déjeuners ou deux déjeuners sans dîners « (l.16) qui montre un personnage affamé. Le discours intérieur du quatrième paragraphe qui nous est présenté aux discours indirect nous révèle d’ailleurs que tout l’argent du jeune homme est destiné à cette nécessité première si difficile à satisfaire qu’elle devient paradoxalement un luxe, voir les paradoxes des lignes 22, 23 : « sa grande dépense, son grand plaisir « sont des repas frugaux, des collations au pain et au saucisson. Dans le même temps, une autre faim obsède le personnage comme le montre une allusion aux désirs d’une rencontre. On devine que Georges Duroy est d’abord un prédateur qu’un séducteur comme le suggère la comparaison ligne 17 : « comme le coup d’épervier «. il est pourtant capable de refreiner ses appétits quelle qu’elles soient. C’est ce qu’indique le vocabulaire méprisant utilisé pour décrire une femme qu’il juge indigne de lui (l.10), la maitresse de musique est mal peignée, remarque-t-il. Même remarque plus loin dans le texte, un vocabulaire péjoratif est utilisé pour montrer son dégoût devant certaines odeurs de cuisine (l.46). La principale originalité du passage se trouve dans la manière de nous présenter le héros : Georges Duroy est en train de parcourir les rues de Paris ; ainsi le narrateur évité de recourir exclusivement à la description, une forme peu vivante et ennuyeuse qui, du reste, a été surexploité par les romans réaliste de la génération précédente. La première action du héros correspond en effet à un verbe de mouvement : « il sortit du restaurant « (l.2). Les paragraphes suivant font alterner les moments d’hésitation et de détermination, de description et de narration, au gré des rencontres personnage. Ainsi, dans le deuxième paragraphe, Georges Duroy marque un arrêt sur la terrasse du restaurant qu’il vient de quitter et il prend la pose pour mettre en valeur son physique avantageux ; c’est le moment que choisit très opportunément le narrateur pour décrire physiquement le héros et nous renseigner sur son narcissisme. Cette pause descriptive se prolonge jusqu’au quatrième paragraphe : « il demeura immobile, il réfléchit « (l.13 et l.17). Ensuite, les verbes de mouvement se multiplient : « il se mit à descendre « (l.23), « il marchait ainsi qu’au temps des hussards « (l.25), « [il] avançait brusquement « (l.27). L’impatience et l’agressivité du héros sont ainsi dévoilées au lecteur de manière progressive et naturelle. Habituellement, un héros de roman est porteur de valeurs positives : franchise, loyauté courage sont des caractéristiques fréquentes sur le plan moral ; la beauté, la force, la virilité sont incontournables sur le plan physique. Or, il est intéressant de voir qu’en l’occurrence, Georges Duroy n’incarne qu’une parties de ces valeurs : on devine qu’il est beau, puisque que toutes les clientes du restaurant « lèv[ent] la vers lui «, quels que soient leur âge et leur condition sociale (l.8). Cependant le narrateur lui trouve un air antipathique : à la ligne 40, il le compare au « mauvais sujet des romans populaires «. S’agit-il d’une forme d’autodérision, comme si le se reconnaissait des sources d’inspirations médiocres et banales ? Ne serait-ce pas plutôt un moyen de critiquer les lectures bon marché de Georges Duroy lui-même, et sa tendance à prendre pour modèles des personnages sans foi ni loi et, lui faut bien le dire, sans originalité ? La deuxième hypothèse est sans doute la bonne : à la ligne 32, le narrateur souligne que Duroy est un ambitieux, ayant « toujours l’air de défier quelqu’un «, « les passants, les maisons, la ville entière « (gradation ascendante). Plus loin, l’oxymore « élégance tapageuse « (l.35) confirme cette recherche vestimentaire. Il faut également remarquer que Georges Duroy est blond, mais d’un blond « vaguement roussi «, comme le serait la crinière d’un fauve… Implicitement, le narrateur nous met en garde contre un personnage d’autant plus dangereux qu’il est séduisant. Tout semble annoncer un roman d’amour : la blondeur de Georges Duroy, ses yeux bleus nous rappellent la pureté physique et morale des héros de romans sentimentaux. Le fait que le narrateur fasse à plusieurs reprises allusion à la sensualité du personnage semble confirmer cette hypothèse : la moustache de Duroy semble « mousser « sur sa lèvre, nous indique-t-il à la ligne 38, après nous avoir montré l’attirance qu’il exerçait sur les femmes (3° paragraphe), et avant de faire allusion à son propre désir de rencontre amoureuse (l.56). Malgré tout, le thème dominant du passage est l’argent ou, plus exactement, le manque d’argent : les chiffres étonnamment bas du quatrième paragraphe montrent que, malgré son panache, Georges Duroy est aux abois. Il faut également remarquer qu’à la première ligne, le tout premier échange avec une femme n’est pas d’ordre amoureux, mais commercial, ce qui est très symbolique puisque dans la suite du roman, le héros se servira des femmes dans un but financier. Au troisième paragraphe, l’ordre dans lequel les clientes sont examinés est tout aussi révélateur : les ouvrières d’abord, une maîtresse de musique ensuite, les bourgeoises enfin. La hiérarchie sociale est respectée. Grâce au point de vue interne, on devine donc que Duroy ne s’attarde pas sur le physique de ses soupirantes ; il détaille leur allure générale (leurs vêtements, le fait qu’elles soient ou non accompagnées), signes que seul le statut social importe à ses yeux. On peut déjà deviner que Georges Duroy sera un homme entretenu, capable de se servir de ses conquêtes féminines pour assouvir son désir d’ascension sociale. Georges Duroy s’annonce comme le héros paradoxal d’un nouveau type de roman d’apprentissage. Au lieu de passer de l’innocence à la désillusion il est cynique, plein d’expérience et d’amertume et capable de se moquer des autres, dès le début de son parcours. Les femmes ne seront pas des initiatrices mais des outils dans le cadre d’une éducation qui ne sera pas sentimentale mais social. On voit donc que Maupassant renouvelle les règles du genre en nous présentant un antihéros près à tout pour atteindre la réussite sociale dont il rêve.