Gide, les Faux-monnayeurs (extrait).
Publié le 07/05/2013
Extrait du document


«
— Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c’est là ce qu’il y a de plus étonnant peut-être.
Mon roman n’a pas de sujet.
Oui, je sais bien ; ça a l’air stupide ce que je dis là.
Mettons si vous préférez qu’il n’y aura pas un sujet…
“Une tranche de vie”, disait l’école naturaliste.
Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur.
Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je
voudrais ne pas couper du tout.
Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman.
Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance.
Depuis plus d’un an que j’y travaille il ne m’arrive rien que je n’y verse,
et que je n’y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…
— Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l’attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d’ironie.
Laura ne put réprimer un sourire.
Édouard haussa légèrement les épaules et reprit :
— Et ce n’est même pas cela que je veux faire.
Ce que je veux faire, c’est présenter d’une part la réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure.
— Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos lecteurs, dit Laura ; ne pouvant plus cacher son sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment.
—Pas du tout.
Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en
faire.
— Si, si ; j’entrevois, dit poliment Sophroniska, que le rire de Laura était bien près de gagner.
— Ce pourrait être assez curieux.
Mais, vous savez, dans les romans, c’est toujours dangereux de présenter des intellectuels.
Ils assomment le
public ; on ne parvient à leur faire dire que des âneries, et à tout ce qui les touche, ils communiquent un air abstrait.
— Et puis, je vois très bien ce qui va arriver, s’écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre.
Elle avait pris, depuis quelque temps, en parlant à Édouard, un air persifleur qui l’étonnait elle-même, et qui désarçonnait Édouard d’autant plus qu’il en surprenait un reflet dans les regards malicieux de Bernard.
Édouard protesta :
— Mais non ; j’aurai besoin de le faire très désagréable.
Laura était lancée :
— C’est cela : tout le monde vous y reconnaîtra, dit-elle en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna celui des trois autres.
— Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre son air sérieux.
— Naturellement pas.
— Comment ! naturellement pas ?
— Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement inadmissible.
Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance.
J’attends que la réalité me le dicte.
— Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.
—Mon romancier voudra s’en écarter ; mais moi je l’y ramènerai sans cesse.
À vrai dire, ce sera là le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale.
L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible.
Il apparaissait clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à les vouloir accorder.
— Et c’est très avancé ? demanda poliment Sophroniska.
— Cela dépend de ce que vous entendez par là.
À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne.
Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé.
J’y pense chaque jour et sans cesse.
J’y travaille d’une façon très curieuse, que je m’en vais
vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait celui d’un enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se
propose, chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie.
Si vous voulez, ce carnet contient la
critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en général.
Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de l’ Éducation sentimentale, ou des Frères
Karamazof ! L’histoire de l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même…
Édouard espérait confusément qu’on lui demanderait de lire ces notes.
Mais aucun des trois autres ne manifesta la moindre curiosité.
Au lieu de cela :
— Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l’écrirez..
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