Friedrich Wilhelm NIETZSCHE – Humain Trop Humain
Publié le 09/03/2011
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Friedrich Wilhelm NIETZSCHE – Humain Trop Humain
Extrait:
\" Pourquoi, dans la vie de tous les jours, les hommes disent-ils la plupart du temps la vérité? Sûrement pas parce qu'un dieu a interdit le mensonge. Mais premièrement, parce que c'est plus commode; car le mensonge réclame invention, dissimulation, et mémoire. Ensuite, parce qu'il est avantageux quand tout se présente simplement, de parler sans détours: Je veut ceci, j'ai fait cela et ainsi de suite; c'est à dire parce que les voies de la contrainte et de l'autorité sont plus sûres que celles de la ruse. Mais s'il arrive qu'un enfant ait été élevé au milieu de complications familiales, il maniera le mensonge tout aussi naturellement et dira toujours involontairement ce qui répond à son intérêt; sens de la vérité, répugnance pour le mensonge en tant que tel lui sont absolument étrangers, et ainsi donc, il ment en toute innocence.\"
COMMENTAIRE:
Le texte que nous allons étudier est extrait de la pensée du philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844 – 1900). Ce dernier traite ici le thème des raisons et des circonstances de la prédilection pour la vérité. Selon lui, la vérité est un comportement et un phénomène intéressé. Ce n'est pas par respect de ce concept qu'on ne ment pas mais bien car cela nous arrange. La thèse de Nietzsche repose sur le fait que la vérité est uniquement un moyen pour vivre en société. Nous allons voir que l'argumentation de Nietzsche se construit en plusieurs étapes: le texte commence par une question qui sera le fil conducteur de son argumentation. La deuxième phrase réfute l'idée de la morale. Ensuite, de \"Mais premièrement...\" à \"En inventer vingt autres.\", Nietzsche nous dit qu'il est plus simple de dire la vérité, cela nous évite des complications. De \"Ensuite, parce qu'il est avantageux...\" à \"celles de la ruse.\", il nous explique que l'on préfère la contrainte à la ruse. Dans la dernière partie du texte, Nietzsche prend l'exemple d'un enfant élevé dans le mensonge: il le manie sans difficulté. Ce texte permet ainsi à Nietzsche de s'opposer à la thèse kantienne qui considère la vérité comme un devoir pour chacun d'entre nous.
En premier lieu, Friedrich Nietzsche commence par exposer la question qui fait débat et à laquelle il va tenter de répondre. Il introduit ainsi son propos en posant la question des raisons et du but de la vérité. La vérité concerne l'ordre du discours, ce qui la distingue de la réalité. Ainsi, la définition que donne Nietzsche à la vérité est la suivante: \"ce qui est vrai, c'est ce qui est utile\". La question que pose Nietzsche (\"Pourquoi, dans la vie de tous les jours, les hommes disent-ils la plupart du temps la vérité?\") sert de fil conducteur à la pensée de l'auteur qui, tout le long du texte, tentera d'argumenter en faveur l'utilité de la vérité.
Ensuite, la phrase \"sûrement pas parce qu'un dieu a défendu le mensonge\" annonce clairement la position de Nietzsche en défaveur de l'idée que la religion a quelque chose à avoir dans l'attitude des hommes vis-à-vis de la vérité. Ainsi, Nietzsche veut dès le départ de son argumentation se défaire des idées mettant en avant les choses dépassant le domaine de l'explicable et du rationnel, à savoir la croyance en dieu. Il sous-entend que son propos sera construit de telle sorte qu'il pourra prouver de manière dialectique chacune de ses affirmations.
La première partie de la réponse de Nietzsche consiste à dire qu’il est bien plus simple de dire la vérité. En effet, selon Nietzsche, la vérité est plus \"commode\", c'est-à-dire qu'elle est beaucoup plus pratique que le mensonge. Ainsi, \"le mensonge réclame invention, dissimulation et mémoire\". Nietzsche nous signale la difficulté du mensonge qui se résume au final à une suite d'utilisation de stratagèmes afin de pouvoir le préserver jusqu'au bout et ne pas faire découvrir que l'on a tut une vérité sans doute dérangeante par exemple. Nietzsche considère donc le mensonge comme difficile et c'est en ce sens que les hommes lui préfèrent la vérité. C'est dans cette logique que Nietzsche cite le pamphlétaire irlandais Swift dont le raisonnement va dans le sens du philosophe allemand. L'écrivain Jonathan Swift, ayant vécu deux siècles avant les contemporains de Nietzsche, apparaît dès lors comme le moyen de trouver un argument d'autorité. L'hyperbole dans l'expression \"il lui faudra en effet, pour soutenir un mensonge, en inventer vingt autres\" permet d'insister sur la dangerosité du mensonge pour l'homme. Il est en effet le moyen idéal de faire travailler inutilement sa mémoire et de redoubler d'ingéniosité pour soutenir ses propos alors que la vérité, elle, est la voie de la facilité et du confort.
Par ailleurs, Nietzsche souligne le caractère \"avantageux\" de la vérité. Pourquoi, \"quand tout se présente simplement\", utiliser le mensonge? Nietzsche y voit là une raison de dire la vérité. La juxtaposition des propositions \"je veux ceci, je fais cela\" souligne une certaine simplicité et banalité dans la situation se présentant. Ainsi, dire la vérité devient évident et cela, uniquement du fait que le mensonge n'a guère d'intérêt dans de telles situations. Là encore, c'est le moyen pour Nietzsche d'appuyer sa thèse consistant à dire que les hommes utilisent la vérité non pas par quelconque volonté morale ou religieuse, mais bien par nécessité. L'expression : \"les voies de la contrainte et de l'autorité sont plus sûres que celles de la ruse\" signifie que les hommes préfèrent se soumettre plutôt que faire preuve de malice et utiliser des artifices afin de créer des paroles qui auraient pu leur être profitables. Nietzsche sous-entend là la faiblesse considérable de l'homme. En effet, selon le philosophe, l'homme dit la vérité car il ne peut pas faire autrement.
Enfin, le dernière partie du texte est un exemple que prend Nietzsche pour montrer qu'un enfant, vivant là où le mensonge est présent et où il n'est pas lié à une quelconque gêne, là où la vérité n'a pas de valeur et où le mensonge n'implique pas de culpabilité, n'aura pas de difficulté à manier le mensonge. Seul le but recherché à une valeur tandis que la vérité ou le mensonge sont des moyens. Cet exemple sous-entend une nouvelle fois la difficulté du mensonge car il n'est efficace que lorsqu'il est naturel chez l'être.
La thèse que défend Nietzsche s'oppose à celle qu'exposait Emmanuel Kant au XVIIIème siècle. En effet, ce dernier défend lui l'idée d'un devoir de vérité. Selon Kant, les hommes se doivent de dire la vérité. Le philosophe déclare: \"Que soit vrai tout ce que l'on dit, tant aux autres qu'à soi-même, c'est ce qu'il est impossible de garantir dans tous les cas, parce que l'on peut se tromper; mais que ce soit sincère, c'est ce que l'on peut et doit toujours garantir\". La notion de possibilité et de devoir ici présentée suppose que les hommes ont le choix de mentir ou bien de dire la vérité. Tandis que Nietzsche parle d'une faiblesse de l'homme, Kant préfère lui supposer que c'est par devoir que les hommes disent la vérité. Ainsi, le verbe \"pouvoir\" sous-entend que les hommes ont également le choix de mentir, mais, conscients des mal faits du mensonge, ils se doivent de révéler ce que leur cœur contient, de dire la vérité, ou du moins ce qu'ils pensent être vrai. En effet, Kant n'exclut pas ici la possibilité de dire de manière involontaire le faux.
C'est en ce sens que Kant avance \"Par le mensonge extérieur, l'homme se rend méprisable aux yeux d'autrui, mais, par le mensonge intérieur, ce qui est encore bien pis, il se rend méprisable à ses propres yeux et attente à la dignité de l'humanité en sa propre personne\". La position de Kant est défendable car bien qu'il y ait une part de faiblesse dans l'homme le poussant à dire le vrai, il n'en est pas moins juste que le mensonge, lorsqu'il est utilisé, abaisse l'être au fond de lui.
Par ailleurs, l'idée supposant que nous avons le devoir de dire la vérité est d'autant plus juste que Kant déclare: \"La communication des intentions est l'élément principal des relations sociales\" chacun doit être sincère sans quoi \"la fréquentation de ses semblables perd toute valeur\". Là où Nietzsche parle de \"moyen\" de vivre en communauté, Kant articule son propos autour de la notion de \"valeur\".
Bien que leurs propos se rejoignent du fait que Kant signale que \"le menteur détruit la communauté\" (Leçons d'éthique), Kant voit plus la vérité comme un bienfait, et donc comme un signe d'intelligence, que comme une faiblesse.
Cela dit, nonobstant ce que dit Kant, prenant l'exemple d'un meurtre: \"C’est ainsi que, si tu as, par un mensonge, empêché d’agir quelqu’un qui s’apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu t’en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s’en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s’ensuivent\", on pourrait peut-être penser qu'il est parfois préférable de mentir pour le bienfait et l'équilibre de la communauté. Ainsi, le devoir de vérité deviendrait relatif et non plus absolu mais resterait toujours sous le contrôle de l'être, ce en quoi on peut opposer les idées de Friedrich Nietzsche et de Emmanuel Kant.
Pour conclure, on peut donc dire que pour répondre à la question des raisons et du but de la vérité, Nietzsche émet l'hypothèse que les hommes choisissent la voie de la facilité en disant le vrai car le mensonge est difficile à manier. Par ailleurs, il est avantageux de dire la vérité là où le mensonge serait inutile. De plus, selon lui, les hommes sont faibles car ils ne savent pas faire autrement. Enfin, l'exemple de l'enfant ayant grandi dans des complications familiales permet d'insister sur l'idée que le mensonge est quelque chose de compliquer pour l'homme s'il n'y est pas entraîné et préparé dès le plus jeune âge. A cette idée que la vérité est prononcée car elle nous arrange car elle est un moyen pour l'homme de vivre en communauté s'oppose la théorie de Kant insistant sur le fait de le devoir de vérité vis-à-vis d'autrui est inconditionnel.
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