Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881) Chapitre 1. Comme il faisait une chaleur...
Publié le 22/09/2010
Extrait du document
Explication
Flaubert les appelait " les deux cloportes ". Ce sont deux copistes, emblèmes de la bêtise.
Leur amitié est fondée à la fois sur l’identité et la différence. Tous deux rêvent de se retirer à la campagne. En 1839, Bouvard hérite d’un oncle. Ils achètent, à Chavignolles, un domaine qu’ils décident d’exploiter eux-mêmes. Ils lisent des ouvrages d’agronomie et d’agriculture. Ce sera un échec.
Ils se tournent alors vers la chimie. Bouvard invente une liqueur, la bouvarine. Nouvel échec. Ils s’intéressent encore à l’anatomie, la physiologie, la pathologie, la paléontologie. Ils relisent les Écritures, font de l’histoire... Ils songent même à la députation en 1848.
Ils sont surpris par l’amour. Pour tromper l’absence, ils s’adonnent au magnétisme, au spiritisme. Ils feront dans l’humanisme en adoptant des orphelins...
Ils échouent en tout, mais gardent leurs illusions.
Ils proposent des conférences, elles sont interrompues par des gendarmes. Suspectés, puis relâchés. Alors, pour se désennuyer, il retournent à la copie, installés devant un bureau à double pupitre. On ne sait pas ce qu’ils copient.
Le roman est l’allégorie de deux esprits incultes qui, par acharnement et volonté de rêver la réalité, acquièrent une véritable culture, une science, un esprit critique.
Bêtise et intelligence ne sont que l’avers et le revers d’une même médaille.
I. Une première rencontre. Des personnages antithétiques
Un couple contrasté mais complémentaire, typique des récits picaresques :
- le grand gros et le petit sec, le blond et le brun, le frisé et le raide. V. Don Quichotte et Sancho Pança... Contraste connoté par leurs noms mêmes. Au moral, le " sérieux " et l’" aimable ".
A. L’onomastique
Bouvard ou bouvart [buvar] existe en tant que n. commun m. (dimin. de bœuf ; 1362, Godefroy). Il signifie jeune taureau.
Pécuchet : n’est pas un nom commun mais évoque la racine lat. pecu(s), bétail , (qui a > pecunia, peculium, etc. ) + -ch- + suffixe diminutif -et. Ce nom évoque donc doublement l’idée de petitesse. Par ailleurs, il redouble le sème d’animalité dans le couple qu’il forme avec Bouvard.
Les deux suffixes -ard et -et prennent ici une connotation péjorative, due à leur rapprochement, au sens de leur base et à leur sens intrinsèque - v. en particulier la série braillard, chiard, moutard, pendard, etc...
Ce sont des bêtes, aux deux sens du terme. Pagnol parlait ainsi de " la bêtise au front de taureau ". Ils sont petits, au sens de mesquins, dérisoires, et vulgaires (v. la première apparition de Bouvard, en part.) B. ne les surnommait-il pas ses " deux cloportes " ?
Mais, et c’est typique de l’ambiguïté flaubertienne, F. valorise en même temps l’animalité, avec la folie et l’enfance, comme source d’innocence brute, en quelque sorte, et de bonté. Ils sont donc emblématiques du tragique contemporain dans la mesure où ils sont à la fois grotesques, pitoyables et, dans une certaine mesure, inquiétants, parce qu’ils font planer sur chacun de nous le spectre de " la grande aile de l’imbécillité " (Baudelaire).
Enfin, au plan des métaphores ou motifs obsessionnels, il faut noter que F. est fasciné par le motif bovin. V. les noms de Charles Bovary, la scène des comices agricoles, le taureau qui poursuit la servante Félicité et les enfants dont elle a la charge dans Un Cœur simple, etc.
B. Parallèle rendu stylistiquement sensible par les anaphores : " Le plus grand... " // " Le plus petit... " ; " la même minute " // " le même banc " // " la même idée " ; " L’aspect aimable de Bouvard charma [de suite] Pécuchet. " // " L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard. ", à part la locution adv. de temps, les deux phrases ont exactement la même syntaxe ; " moulait son ventre " // " prises dans des tuyaux de lasting ".
C. Des héros complémentaires parce qu’ils s’arrêtent au milieu du boulevard, en même temps, font les mêmes gestes, ont les mêmes manies (marquage du couvre-chef), font le même métier, sont attachés à leurs biens les plus modestes, dérisoires symboles de leur identité (Cf. Incipit de La Peau de chagrin) - identité socio-culturelle -> discret effet comique : " du mécanique plaqué sur du vivant " (Bergson) -> " rire de supériorité " (Baudelaire, " De l’essence du rire ", dans Curiosités esthétiques), le lecteur est incité à se moquer d’eux.
Stylistiquement, les parallélismes sont discrètement contredits par des antithèses ou des contrastes [un peu comme chez Tacite ?] : " grand " " petit " ; " chapeau " " casquette " ; " gilet déboutonné " " dont le corps disparaissait dans une redingote " ; " chapeau en arrière " " baissait la tête " ; " le petit homme " " celui-ci " ; " Bouvard " " Pécuchet " ; " C’est comme moi... ", reprise sur l’idée, on attendrait qqch. comme *On pourrait prendre le mien aussi ; " aspect " " air " ; " aimable " " sérieux " ; " charma " " frappa " ; " blond " " brun " ; " sifflement " " voix ", etc.
Rythme du texte : par contrastes et à l’unisson.
D. Le lieu de la rencontre. Les balises thématiques et narratives
Nous sommes dans le cadre d’un roman réaliste, et les " effets de réel " ne manquent pas :
a) toponymes : " boulevard Bourdon ", " Bastille ", " Jardin des Plantes ", " canal Saint-Martin ".
b) noms communs désignant des matières ou des matériaux : " bois ", " barriques ", " ardoises ", " granit ", " castor ", " lasting ".
c) même les patronymes : pourtant fictifs, ils sont vraisemblables. D’ailleurs bouvard est un mot attesté.
d) précisions : d’ordre chronologique : un dimanche d’été ; météorologique " soleil ", " chaleur de 33 degrés " ; spatial " au milieu " (l. 5), " au milieu du boulevard " (l. 16) ; prosopographique : " bleuâtres " (l. 27), " blonds, frisés " (l. 29), " boucles " (l. 30), " noires " (l. 34) ; vestimentaire : " toile ", " chapeau ", " gilet ", " cravate ", " redingote marron ", " casquette à visière pointue ", " pantalon à grand-pont ", " godait ", " souliers de castor ", " bouffer sa chemise ", " lasting " ; sociologique : ce sont des employés de bureau.
e) narration : les propos sont donnés au discours direct, équivalent à un enregistrement objectif.
f) stylistique : emploi massif de l’article de notoriété. Disparition élocutoire du narrateur, en apparence technique de focalisation différente de celles de Balzac et Stendhal.
Motif-clé : " le désœuvrement du dimanche " : l’ennui est un des thèmes essentiels de la littérature européenne de Senancour à Sartre, au moins. Refus de la modernité, du progrès, des conditions de la vie quotidienne, de la malédiction du travail salarié, de la civilisation de masse ; plus tard, ce sera la société de consommation, à laquelle se greffe aujourd’hui la crise.
L’existence des deux cloportes ne sera qu’un long dimanche laborieusement inutile ; " la tristesse des jours d’été " : oxymore ; mais le spleen est alors une réalité pour bien des artistes -> Qui parle ici ? Le narrateur, qui trahit son dogme d’insaisissabilité et d’impersonnalité ; " l’eau couleur d’encre " connote discrètement mais emblématiquement la fiction du texte réaliste même.
" rumeur confuse " : (cf. les bruits lors des comices agricoles) absence de propos nets. Roman de la recherche du sens, qui échappe. " La bêtise est de vouloir conclure. "
" l’atmosphère tiède " : effet d’accumulation rhétorique, en fait, pour surdéterminer l’impression d’ennui, de dégoût, de tristesse. Cf. la Bible : " Dieu vomit les tièdes. " Connote l’inaptitude de B. et P. à choisir un système ?
" tout semblait engourdi " : presque de l’ironie tragique. Destin à venir des deux belles au bois dormant de boulevard.
" Comme on serait bien " : pour Pécuchet, c’est un potentiel ; Bouvard aura vite fait de le transformer en irréel du présent. Les héros de F. passent à ce point leur temps à se rêver autres qu’ils ne sont, à se souhaiter ailleurs : un certain bovarysme.
" à la campagne " annonce l’endroit où les deux conquérants de l’inutile vont faire retraite.
II. La parodie de la première rencontre
Comme toute rencontre amoureuse, celle-ci se place sous le signe du destin : ville désertique ; chaleur ; gestes identiques... Comme de futurs amants, ils se reconnaissent. " - C’est comme moi, je suis employé. Alors ils se considérèrent " : syllepse de " ils se regardèrent ", c’est-à-dire " leurs yeux se rencontrèrent ", formule emblématique de la première rencontre amoureuse.
-> ils commencèrent à éprouver de la considération, de l’intérêt et du respect l’un pour l’autre (en tant que collègues). L’amour tout court, l’amour du prochain, la fraternité républicaine remplacés par le corporatisme salarial. Dérision.
A. Le regard
Comme chez les classiques, la première rencontre passe par le regard : les mots suivants sont explicitement empruntés au champ lexical de l’amour naissant : " aimable " - syllepse. Sympathique + digne d’être aimé -, " charma ". D’ailleurs, Bouvard a les traits d’un amor antique, d’un chérubin : " yeux bleuâtres " - = tirant sur le bleu + nuance péjorative couleur franche, soutenue -, " visage coloré ", corps charnu, ventripotent, " cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères lui donnaient quelque chose d’enfantin. ". Même la musique n’est pas oubliée : " Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu " mais c’est un ange bien déchu, débraillé à la limite de la discourtoisie, du vulgaire (siffle dans la rue). Burlesque.
B. Mise en place déceptive, parodique
Il ne se passera rien entre les deux hommes, et de toute façon l’évocation des amours homosexuelles est interdite aux romans de l’époque ;
Il raille seulement des lieux communs qu’il a d’ailleurs utilisés lui-même. Cf. l’incipit de L’Éducation sentimentale, où le personnage de Madame Arnoux est également idéalisé en une apothéose chrétienne : " Ce fut comme une apparition ", et où elle est assimilée à une madone.
C. Jeu sur les stéréotypes romanesques : la première rencontre des romans d’amour ; le couple d’amoureux - Bouvard et Pécuchet comme Roméo et Juliette. À partir des années 1875-80, la littérature française devient de plus en plus parodique. On n’écrit pas, on réécrit.
Du coup, par rétrolecture, c’est tout le passage qui subit le rouleau compresseur de l’ironie : la simultanéité des gestes ; la mesquinerie et l’attachement dérisoire à l’individualité ; les suffixes péjoratifs - -ard, -et, -âtre ; le débraillé de Bouvard, signe de vulgarité - " gilet déboutonné " et " cravate à la main " ; le registre de langue ridiculement prétentieux de Bouvard " couvre-chefs ", qui permet à l’auteur de réactualiser ironiquement le sème de [maîtrise, domination] dans le mot " chef " ; " godait ", " bouffer " peut-être, et enfin le fait qu’il siffle dans la rue. La casquette de Pécuchet évoque celle de Charles Bovary.
- dialogisme - cette vulgarité contamine le discours même du narrateur avec des expressions comme " particulier ", " de suite ". Mais on voit que, contrairement à Balzac, F. n’appuie aucun effet, ce qui maintient le lecteur dans un état de doute, se demandant souvent si tel trait est ironique ou non.
D. Le grotesque
Autres traits d’ironie dans le portrait de Pécuchet, qui évoque une caricature : mèches, crâne, nez... très bas, [court sur pattes].
Ils sont donc grotesques ou burlesques et ridicules ; mais ne pas oublier que l’ironie flaubertienne a souvent pour effet d’outrer le pathétique, et ces deux personnages le seront bien sur le plan intellectuel.
E. Les passés simples
Mais il y a plus. L’ironie flaubertienne va jusqu’à s’attaquer à l’essence même du romanesque, le drame, l’action. Les PS sont ici proprement ironiques en ceci que, par leur aspect - événements circonscrits se dessinant sur une durée - ils opèrent une mise en relief (V. Weinrich, Le Temps, Seuil). Or ce qui est amorcé par le 1er PS " parurent ", souligné par la brièveté voltairienne de la phrase, ne connaîtra pas de résolution. Le lecteur assiste presque à la réalisation de l’idéal esthétique de F., un récit sans événements, ou dont les actions sont si dérisoires qu’elles ne méritaient pas d’être relatées.
Comparer les héros de Balzac ou de Stendhal à ceux de Flaubert : jeunes gens ambitieux engagés dans des processus initiatiques et qui découvrent le monde, la vie, l’amour, l’argent...
III. Rhétorique de l’ouverture
- Qui ? Deux hommes ordinaires, représentatifs de la classe créée par les conditions de vie modernes (1789 ; 1851) : la petite bourgeoisie salariée " Madame Bovary c’est moi ! " Nous sommes tous Bouvard ou Pécuchet. Pathétique de la banalité (Cf. Huysmans, À vau-l’eau).
- Quand ? Pas d’élément de datation objective, pas de millésime ( Stendhal ; Balzac donne au moins le siècle ou la décade). Le lecteur de 1880 peut reconnaître un Paris familier. Il datera surtout grâce aux éléments internes, sortes de didascalies, les allusions à la mode vestimentaire en particulier. Récit rétrospectif d’une action quasi contemporaine - léger décalage : avant 1848.
- Où ? Dans Paris, que nombre de romanciers romantiques ou réalistes (Balzac, E. Sue, Ponson du Terrail, Hugo, Zola, Péladan...) ont élevé à la hauteur d’un mythe et qui n’est ici qu’une ville désertée - lors des fortes chaleurs estivales, les Parisiens qui le peuvent envahissent les guinguettes des bords de Marne ou de Seine, vont à Fontainebleau, canotent -, exsudant sa canicule et son ennui.
- " Bastille " : culture. 1789.
- " Jardin des Plantes " : nature. + Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire : le projet encyclopédique ? Allusion ironique à Balzac ?
La modernité de F. réside dans la façon dont il brouille les voix narratives, maintient la gageure d’un pathétique ironique, introduit le dialogisme et surtout mine ce qui restait encore d’épique dans le roman romantique, préparant la voie à ceux qui vont, pour longtemps, remplacer la narration par le discours, les Goncourt, Huysmans, Péladan, Proust, Gide, Sartre, Camus, Sarraute, Robbe-Grillet, Butor, Simon.
Liens utiles
- Bouvard et Pécuchet Gustave Flaubert Chapitre I (extrait) Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir.
- Bouvard et Pécuchet de Flaubert (résumé & analyse)
- Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert (fiche de lecture et critique)
- Bouvard et Pécuchet de Flaubert
- BOUVARD ET PÉCUCHET Gustave Flaubert - résumé de l'œuvre