Feynman, la Nature de la physique (extrait) En 1965, Richard Feynman partage le prix Nobel de physique avec Julian Schwinger et Sinitiro Tomonaga pour avoir posé et développé les fondements de l'électrodynamique quantique. À cette occasion, Feynman donne une conférence au cours de laquelle il retrace la démarche intellectuelle qu'il a suivie pour arriver à la formulation de cette théorie. Le texte de cette conférence, dont un passage est reproduit ci-dessous, est extrait de son excellent ouvrage de vulgarisation la Nature de la physique. La Nature de la physique de Feynman Premiers émois J'ai travaillé sur le problème environ huit mois, jusqu'à la publication finale, en 1947. Tout a commencé au Massachusetts Institute of Technology, où j'étais étudiant. J'apprenais la physique alors connue, assimilant lentement les questions qui tracassaient les gens du métier, et il m'apparut finalement que l'état peu satisfaisant de la théorie quantique de l'électricité et du magnétisme était le problème fondamental du moment. J'appris ceci dans des livres comme ceux de Heitler et Dirac. Dans ces livres, ce sont les discussions et remarques qui m'inspiraient, et non les passages où tout était démontré et calculé soigneusement, car je ne comprenais pas très bien ces passages. À cet âge tendre, ce que je pouvais comprendre c'étaient les remarques sur le manque de sens de tels calculs, et je peux encore me rappeler la dernière phrase du livre de Dirac : « Il semble que nous ayons besoin de quelques idées physiques radicalement nouvelles. « Je trouvai là un défi et une inspiration. J'avais aussi le sentiment personnel que, puisqu'ils n'avaient pas obtenu de réponse satisfaisante au problème que je voulais résoudre, il ne m'était pas nécessaire d'accorder une attention exagérée à ce qu'ils avaient fait. Je compris à partir de mes lectures, cependant, qu'il y avait deux sources aux difficultés des théories électrodynamiques quantiques. La première résidait dans la valeur infinie de l'énergie d'interaction de l'électron avec lui-même, de son « auto-énergie «. Et cette difficulté existait déjà dans la théorie classique. L'autre difficulté provenait d'infinités liées au nombre infini de degrés de liberté du champ électromagnétique. Comme je la comprenais à l'époque (pour autant que je me souvienne), cette difficulté provenait de la quantification des oscillateurs harmoniques du champ, disons, dans une boîte. Chaque oscillateur a alors une certaine énergie minimale dans son état fondamental, soit h ?/2 où ? est sa fréquence : mais comme il y a un nombre infini de modes propres de la boîte, de fréquences croissantes, il doit y avoir une énergie infinie dans la boîte. Je vois bien aujourd'hui que ce n'était pas là un énoncé tout à fait correct du problème central : ce point peut être réglé simplement en changeant l'origine, le zéro, à partir duquel est évaluée l'énergie. Quoi qu'il en soit, je pensais que la difficulté était en quelque sorte le résultat combiné de l'interaction de l'électron avec lui-même et de l'infinité des degrés de liberté du champ, vecteur de cette interaction. Eh bien, il me paraissait tout à fait évident que l'idée d'une particule qui agit sur elle-même, la force électrique agissant sur la particule même qui l'engendre, n'a rien de nécessaire -- c'est une idée plutôt absurde, en fait. Et je me fis donc à moi-même la suggestion que les électrons ne peuvent pas agir chacun sur lui-même, mais seulement sur les autres électrons. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de champ ! Si toutes les charges contribuent à engendrer un champ unique commun, et si ce champ commun agit sur toutes les charges, alors, vous le voyez bien, chaque charge doit réagir sur elle-même. Mais voilà l'erreur : il n'y a pas de champ ! Tout simplement, il se passe que si vous agitez une charge, une autre s'agitera plus tard. Il y a entre les charges une interaction directe, quoique agissant avec un certain retard. La loi donnant la force liant le mouvement d'une charge à une autre devrait juste inclure ce retard : agitez celle-ci, celle-là se mettra à bouger un peu plus tard. Un atome vibre dans le soleil : l'électron dans mon oeil vibrera huit minutes plus tard à cause de l'interaction directe transmise entre eux. Or, cette idée présente l'avantage de résoudre les deux problèmes d'un coup. D'abord, je peux dire tout de suite : « Je ne laisse pas l'électron réagir sur lui-même, je laisse juste ceci agir sur cela. Donc pas d'auto-énergie ! « Ensuite, il n'y a pas un nombre infini de degrés de liberté dans le champ : il n'y a plus de champ du tout ! Ou bien, si vous tenez à penser à l'aide d'idées comme celle de champ, ce champ désormais est toujours complètement déterminé par le mouvement des particules qui l'engendrent. Vous agitez cette particule : cela fait bouger cette autre. Mais si vous voulez penser en termes de champ, le champ, s'il est là, est entièrement déterminé par la matière qui le produit ; par conséquent ce champ n'a plus aucun degré de liberté indépendant, et les infinités liées aux degrés de liberté du champ sont donc supprimées. De fait, quand nous regardons n'importe où et voyons de la lumière, nous pouvons toujours « voir « la matière qui est à la source de cette lumière. Vous voyez donc que mon plan général était d'abord de résoudre le problème classique, de me débarrasser de l'auto-énergie infinie dans la théorie classique, et d'espérer qu'en en tirant ensuite une théorie quantique, tout se passerait sans problèmes. Ce fut le début de mon travail et l'idée me semblait si claire et si élégante que j'en tombai profondément amoureux. C'est comme quand vous tombez amoureux d'une femme : ça n'est possible que si vous ne la connaissez pas bien, et ne voyez pas ses défauts. Les défauts vous apparaîtront plus tard, mais après que l'amour est devenu assez puissant pour vous attacher à elle. C'est pourquoi je suis toujours resté attaché à cette théorie, malgré toutes les difficultés, par mon enthousiasme de jeunesse. C'est alors que je commençai mes études spécialisées, et vint un moment où j'appris ce qui n'allait pas dans cette idée suivant laquelle l'électron n'agirait pas sur lui-même. Quand vous accélérez un électron, il rayonne de l'énergie, et vous devez effectuer un travail supplémentaire pour fournir cette énergie. La force supplémentaire que ce travail doit vaincre est appelée résistance radiative. Suivant une idée de Lorentz, on considérait à l'époque que l'origine de cette force se trouvait dans l'action de l'électron sur lui-même. Le premier terme de cette auto-interaction fournit une sorte d'inertie (quoique non entièrement satisfaisante du point de vue relativiste). Mais ce terme d'inertie est infini pour une charge ponctuelle ! Malgré tout, le terme suivant donne un taux de dissipation de l'énergie qui, pour une charge ponctuelle, coïncide exactement avec le taux d'énergie rayonnée. Or cette résistance radiative devait disparaître si j'admettais qu'une charge ne puisse réagir sur elle-même, alors que cette force est absolument nécessaire pour assurer la conservation de l'énergie. Actions anticipées [...] Qu'est-il donc advenu de la théorie dont j'étais tombé amoureux dans ma jeunesse ? Eh bien, je dirai qu'elle est devenue une vieille dame, peut-être plus très attirante, et les jeunes gens aujourd'hui ne sentiront plus battre leur coeur en la regardant. Mais je peux en faire le plus bel éloge que mérite une vieille dame : elle a été une très bonne mère, et a donné naissance à quelques très beaux enfants. Et je remercie l'Académie suédoise des sciences pour avoir récompensé l'un d'eux. Source : Feynman (Richard), la Nature de la physique, trad. par Hélène Isaac, Jean-Marc Lévy-Leblond et Françoise Balibar, Paris, Seuil, 1980. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.