Extrait de Terre des Hommes de Saint-Exupéry.
Publié le 02/10/2010
Extrait du document
Et je poursuivis mon voyage parmi ce peuple dont le sommeil était trouble comme un mauvais lieu. Il flottait un bruit vague fait de ronflements rauques, de plaintes obscures, du raclement des godillots de ceux qui, brisés d'un côté, essayaient l'autre. Et toujours en sourdine cet intarissable accompagnement de galets retournés par la mer. Je m'assis en face d'un couple. Entre l'homme et la femme, l'enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m'apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, Voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes n'étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s'émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n'est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné. Et je regagnai mon wagon. Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n'est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s'agit point de s'attendrir sur une plaie éternellement rouvert. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C'est quelque chose comme l'espèce humaine et non l'individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente, c'est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente ce n'est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s'installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d'orientaux vivent dans la crasse et s'y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C'est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné. Extrait de Terre des Hommes de Saint-Exupéry.
Nous sommes invités ici à nous extasier en toute sécurité : un texte archicélèbre, une référence. La formule « Mozart assassiné » a pris la valeur archétypale d'un « grand » point de vue sur la « question sociale », celui qui consiste à l'aborder sous l'angle du manque-à-gagner culturel que la misère rapporte à la communauté humaine, à la « terre des hommes » : la stérilisation inconsciente de promesses d'humanité. Avec, de plus, un sentiment d'absurdité intolérable à la vue de la grâce piétinée par la pesanteur. Il s'agit donc de voir comment l'auteur passa de la perception brute d'un spectacle de cette sorte, et de l'intuition de sa valeur exemplaire, à une réflexion qui élimine les réactions faciles, la sensiblerie (charité, pitié...), pour atteindre un jugement universaliste ; ce que Saint-Exupéry appelle lui-même « le point de vue du jardinier » — mais n'oublions pas que Dieu est parfois comparé à un jardinier céleste...Liens utiles
- Analyse d'un extrait de Terre des Hommes de Saint-Exupéry
- Terre DES HOMMES, de Saint-Exupéry
- TERRE DES HOMMES de Saint-Exupéry (résumé et analyse)
- Commentez cette réflexion de Saint-Exupéry (Terre des hommes): « La machine n'est pas un but, l'avion n'est pas un but : c'est un outil. Un outil comme la charrue.»
- A. de SAINT-EXUPÉRY, Terre des Hommes. Commentaire composé