Exercice: l'art de l'Incipit chez Aragon
Publié le 26/09/2010
Extrait du document

Comparez ces trois incipit romanesques d'Aragon. Vous vous étudierez en particulier le croisement du narratif, du descriptif et du discursif dans la présentation du personnage féminin. Vous vous attacherez ensuite à définir la nature de la relation amoureuse dans ces trois passages.
Les trois textes (incipit) d’Aragon, écrits dans des contextes différents et éloignés, s’inscrivent dans un code romanesque précis, celui d’une relation amoureuse entre un homme et une femme. Le romancier y dépeint les actants en les bousculant à chaud devant les yeux des lecteurs. C’est une façon d’accrocher même les plus inhabitués à la lecture des romans.
1) Aurélien, (1944)
La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l’avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d’ennui et d’irritation. Il se demanda même pourquoi. C’était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois…Qu’elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il y aurait pas repensé après coup. Mais Bérénice. Drôle de Superstition. Voilà bien ce qui l’irritait.
Schéma actanciel : Aurélien, Bérénice
Le narrateur marque sa présence en utilisant des outils de subjectivité telles que : n’aurait pas choisie , Les cheveux coupés, ça demande des soins constants , n’aurait pas pu dire , je crois… , Drôle de Superstition ,Voilà bien.
Ces éléments montrent que Aragon a un esprit de soutien à son lecteur comme s’il lui dit : « Lis, je suis à tes côtés. «
Schéma narratif : Une rencontre pour la première fois. Le temps du passé simple indique la précipitation des regards et des jugements d’Aurélien sur Bérénice.
Le texte, sur une toile de fond de mauvaises impressions d’Aurélien sur Bérénice et d’une décortication d’un « objet de désir « non ou non encore désiré qu’est Bérénice laisse le lecteur dans un suspens qui l’accroche plus dans les chapitres qui suivront.
Le face à face descriptif des deux personnages met en évidence un homme à « valeurs «, connaisseur d’un monde aiguisé auquel il préfère s’identifier (« Il avait des idées sur les étoffes «, « … un nom de princesse d’Orient… «) à l’opposé d’un monde duquel il voulait s’en démarquer (« Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes «), comme il voulait aussi se démarquer d’une femme des plus ordinaires, sans entretien, sans tenue (« sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût «, « Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus «, « Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. «)
L’auteur n’a pas focalisé son accroche romanesque qu’est cet incipit sur le personnage féminin de Bérénice, ni d’ailleurs sur celui d’Aurélien mais sur la substance de la relation même qui les lie ; une relation en premier abord pas du tout amoureuse, plutôt « déplaisante «.
Les éléments discursifs qui maculent le texte par petits endroits laissent entendre que le romancier ne quittera pas ses personnages tout au long de son œuvre, façon d’y incruster des moments de sa vie, de ses émotions, ou quelque aspect de son vécu de l’époque.
2) La Mise à mort ( 1965)
II l'avait d'abord appelée Madame, et toi le même soir, Aube au matin. Et puis deux ou trois jours il essaya de Zibeline, trouvant ça ressemblant. Je ne dirai pas le nom que depuis des années il lui donne, c'est leur affaire. Nous supposerons qu'il a choisi Fougère. Pour les autres, elle était Ingeborg, je vous demande un peu. « Ne te regarde pas comme cela dans la glace, - dit Fou- gère, - reste un moment avec nous... « La scène se passe dans un petit restaurant à l'époque du Front populaire, quand les nappes étaient de linge à carreaux blancs et rouges, l'air comme une bataille de confettis, avec le steack flambé au poivre,trois verres par personne, et l'accordéoniste aveugle qui venait de jouer Marquita. Je ne me regarde pas dans la glace, dit Antoine, sans qu'on y prît garde, sa réputation déjà faite. S'il avait jamais insisté, quand Fougère disait cela, les gens auraient souri. Elle le lui disait toutes les fois qu'elle lui voyait soudain ce regard perdu. Qui eût jamais pu croire que, quand il regardait la glace, il regardait la glace et pas lui? Il aurait bien voulu se regarder dans la glace. Même à Fougère, il n'avouait pas cette anomalie. Cette fois, il n'y avait avec eux qu'un ami, Antoine s'était peu à peu absenté, tandis que Fougère et l'autre parlaient comme s'ils avaient été seuls. Ce miroir en l'air, au-dessus d'elle...
Dans cet incipit,Aragon ménage une présence de trois personnages autour d’un instrument : un miroir. Il s’agit d’Antoine, Fougère et un ami. (l’accordéoniste est là comme figurant)
Le schéma narratif se résume ainsi : Du plus que parfait (« il l’avait appelée… «), en passant par le passé simple de l’indicatif (« il essaya… «), jusqu’au présent de l’indicatif (« …c’est leur affaire «), Aragon décrit, plutôt qu’il ne raconte, un fil de rapprochement précipité entre deux « amoureux «.
Là, le lien se noue aisément, voire précipitamment, entre les deux personnages principaux du roman, ce qui s’explique par l’extinction de l’appellation de « Madame « le soir même et son remplacement par « toi «. Aragon laisse le soin au lecteur de choisir (ou de découvrir) un nom pour son personnage féminin, un nom passé dans l’intimité («Je ne dirai pas le nom que depuis des années il lui donne, c’est leur affaire «) et invite son lecteur à supposer avec lui le nom de Fougère. Quelle accroche !!
Tout au long de son incipit, Aragon réunit ses deux (plutôt trois) personnages, avec d’autres encore, autour d’une scène de miroir. Qu’y a-t-il derrière cet « instrument « qui reflète des images, à l’insu de ceux qui sont au-dessous ? … C’est certainement une belle question qui fera dévorer les pages qui suivront.
3) Blanche ou l’oubli (1967)
Il ne suffit pas d'être belle pour qu'un homme s'attache à vous. Marie-Noire, avec un nom comme ça quand on est blonde, – et encore d'un blond blanc – ça devrait pourtant. Eh bien, non, elle avait des mains de savon pour les garçons, faut croire. Un certain sens de l'élégance, elle se tenait bien propre, elle savait se taire, chantait agréablement, pas mal faite, et même drôle, non pour les histoires qu'elle racontait, mais c'était un tour d'esprit, les choses dites comme par hasard, sans y toucher. Avec ça, tous les étés, sur une plage ou une autre, elle trouvait toujours un type qui se dorait, avec lequel les choses semblaient s'arranger. Il y a énormément de beaux gars au monde, qui, en vacances, semblent ne plus penser qu'à l'amour.
Mais quand ils se rhabillent en septembre, je ne sais pas. Ou c'est elle, ou c'est lui, enfin rien n'a de lendemain.
Dans cet incipit, Aragon met le lecteur devant un personnage unique féminin (Marie-Noire), sans lien amoureux, à la manière d’un dresseur de portrait. Il dépeint son personnage féminin et le fait déplaire aux yeux du lecteur en lui donnant un nom (Marie-Noire)qui ne convient pas avec le teint (blonde). C’est une chanteuse qui avait l’art d’attirer les gens par son tempérament et les tours d’esprit qu’elle faisait. Un personnage en quête d’un autre qu’il trouvait toujours mais occasionnellement (« Mais quand ils se rhabillent en septembre… «, « … enfin rien n'a de lendemain. «). Une femme du monde, je dirais. Le roman nous dira plus en dressant son portrait.
Il le rassure par une présence subjective (« Je «, « ça devrait «), comme pour le soutenir dans la poursuite de la lecture jusqu’à l’établissement d’un lien « durable «, mais aussi par un ancrage de son son personnage dans la prolongation du passé en utilisant l’indicatif imparfait comme marque d’aspect stabilisateur de profil, ce qui transpose Marie-Noire dans le contexte romanesque d’alors, une façon de faire perdurer un comportement enviable (« Un certain sens de l'élégance, elle se tenait bien propre, elle savait se taire, chantait agréablement, pas mal faite,… «)
Conclusion :
Aragon, artiste des incipit, sait comment accrocher son lecteur depuis le début de ses romans, soit en tissant une réunion grammaticale qui précède une réunion amoureuse ou qui la renforcera par la suite, soit en mettant à nu l’un des personnages amoureux sur qui il focalise déjà l’attention du leceur, soit en dressant à la fin de l’incipit une sorte d’accroche qui installe chez le lecteur une envie de voir ce qu’il y a derrière.
Liens utiles
- Commenter et apprécier ces réflexions de Descartes : « Si l'exercice d'un art nous empêche d'en apprendre un autre, il n'en est pas ainsi dans les sciences; la connaissance d'une vérité nous aide à en découvrir une autre, bien loin de lui faire obstacle... Toutes les sciences sont tellement liées ensemble qu'il est bien plus facile de les apprendre toutes à la fois que d'en apprendre une seule en la détachant des autres. » ?
- Aurélien - Aragon - Incipit
- "L'art du roman est de savoir mentir" Aragon
- Commentaire composé : Aragon : Aurélien : Incipit
- Dissertation sur Texte : Aragon : Aurélien : Incipit