Éthique à Nicomaque
Publié le 11/01/2011
Extrait du document
ARISTOTE
L’ÉTHIQUE À NICOMAQUE
Table des matières
LIVRE I : BONHEUR
LIVRE II : LA VERTU
LIVRE III : L’ACTIVITÉ VOLONTAIRE
LIVRE IV : LES VERTUS DANS LE DOMAINE DE L’ARGENT
LIVRE V : LA VERTU DE JUSTICE
LIVRE VI : LES VERTUS INTELLECTUELLES
LIVRE VII : LA TEMPÉRANCE
LIVRE VIII : L’AMITIÉ
LIVRE IX : L’AMITIÉ (suite)
LIVRE X : PLAISIR, VIE CONTEMPLATIVE
LIVRE I : BONHEUR
CHAPITRE 1 : Le bien et l’activité humaine La hiérarchie des biens
Tout art et toute investigation et pareillement a toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent.
Mais on observe, en fait, une certaine différence entre les fins : les unes consistent dans des activités, et les autres dans certaines oeuvres, distinctes des activités elles-mêmes. Et là où existent certaines fins distinctes des actions, dans ces cas-là les oeuvres sont par nature supérieures aux activités qui les produisent.
Or, comme il y a multiplicité d’actions, d’arts et de sciences, leurs fins aussi sont multiples : ainsi l’art médical a pour fin la santé, l’art de construire des vaisseaux le navire, l’art stratégique la victoire, et l’art économique la richesse. Mais dans tous les arts de ce genre qui relèvent d’une unique potentialité (de même, en effet, que sous l’art hippique tombent l’art de fabriquer des freins et tous les autres métiers concernant le harnachement des chevaux, et que l’art hippique lui-même et toute action se rapportant à la guerre tombent à leur tour sous l’art stratégique, c’est de la même façon que d’autres arts sont subordonnés à d’autres), dans tous ces cas, disons-nous, les fins des arts architectoniques doivent être préférées à toutes celles des arts subordonnés, puisque c’est en vue des premières fins qu’on pour- suit les autres. Peu importe, au surplus que les activités elles-mêmes soient les fins des actions, ou que, à part de ces activités, il y ait quelque autre chose, comme dans le cas des sciences dont nous avons parlé.
Si donc il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres seulement à cause d’elle, et si nous ne choisissons pas w indéfiniment une chose en vue d’une autre (car on procéderait ainsi à l’infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que le bien, le Souverain Bien. N’est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie, la connaissance de ce bien est d’un grand poids et que, semblables à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient ? S’il en est ainsi, nous devons essayer d’embrasser, tout au moins dans ses grandes lignes, la nature du Souverain Bien, et de dire de quelle science particulière ou de quelle potentialité il relève. On sera d’avis qu’il dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique car c’est elle qui dispose quelles sont parmi les sciences celles qui sont nécessaires dans les cités, et quelles sortes de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre, et jusqu’à quel point l’étude en sera poussée ; et nous voyons encore que même les potentialités les plus appréciées sont subordonnées à la Politique par exemple la stratégie, l’économique, la rhétorique. Et puisque la Politique se sert des autres sciences pratiques et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain Même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : carie bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités.
Voilà donc les buts de notre enquête, qui constitue une forme de politique.
Nous aurons suffisamment rempli notre tâche si nous donnons les éclaircissements que comporte la nature du sujet que nous traitons C’est qu’en effet on ne doit pas chercher la même rigueur dans toutes les discussions indifféremment, pas plus qu’on ne l’exige dans les productions de l’art Les choses belles et les choses justes qui sont l’objet de la Poli tique, donnent lieu à de telles divergences et à de telles incertitudes qu’on a pu croire qu’elles existaient seulement par convention et non par nature. Une pareille incertitude se présente aussi dans le cas des biens de la vie, en raison des dommages qui en découlent souvent : on a vu, en effet, des gens périr par leur richesse, et d’autres périr par leur courage. On doit donc se contenter, en traitant de pareils sujets et partant de pareils principes, de montrer la vérité d’une façon grossière et approchée et quand on parle de choses simplement constantes et qu’on part de principes également constants, on ne peut aboutir qu’à des conclusions de même caractère. C’est dans le même esprit, dès lors, que devront être accueillies les diverses vues que nous émettons car il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet : il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations propre ment dites.
D’autre part, chacun juge correctement de ce qu’il connaît, et en ce domaine il est bon juge. Ainsi donc, dans un domaine déterminé, juge bien celui qui a reçu une éducation appropriée, tandis que, dans une matière excluant toute spécialisation, le bon juge est celui qui a reçu une culture générale Aussi le jeune homme n’est-il pas un auditeur bien propre à des leçons de Politique, car il n’a aucune expérience des choses de la vie, qui sont pourtant le point de départ et l’objet des raisonnements de cette science. De plus, étant enclin à suivre ses passions, il ne retirera de cette étude rien d’utile ni de profitable, puisque la Politique a pour fin, non pas la connaissance, mais l’action. Peu importe, du reste, qu’on soit jeune par l’âge ou jeune par le caractère : l’insuffisance à cet égard n’est pas une question de temps, mais elle est due au fait qu’on vit au gré de ses passions et qu’on s’élance à la poursuite de tout ce qu’on voit. Pour des étourdis de cette sorte, la connaissance ne sert à rien, pas plus que pour les intempérants ; pour ceux, au contraire, dont les désirs et les actes sont conformes à la raison le savoir en ces matières sera pour eux d’un grand profit.
CHAPITRE 2 : Le bonheur ; diverses opinions sur sa nature — Méthode à employer
En ce qui regarde l’auditeur ainsi que la manière dont notre enseignement doit être reçu et l’objet que nous nous proposons de traiter, toutes ces choses-là doivent constituer une introduction suffisante.
Revenons maintenant en arrière. Puisque toute connaissance, tout choix délibéré aspire à quelque bien, voyons quel est selon nous le bien où tend la Politique, autrement dit quel est de tous les biens réalisables celui qui est le Bien suprême. Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur au dire de la foule aussi bien que des gens cultivés ; tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s’entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages. Les uns, en effet, identifient le bonheur à quelque chose d’apparent et de visible, comme le plaisir, la richesse ou l’honneur ; pour les uns c’est une chose et pour les autres une autre chose ; souvent le même homme change d’avis à son sujet malade, il place le bonheur dans la santé, et pauvre, dans la richesse ; à d’autres moments, quand on a conscience de sa propre ignorance, on admire ceux qui tiennent des discours élevés et. dépassant notre portée. Certains, enfin, pensent qu’en dehors de tous ces biens multiples il y a un autre bien qui existe par soi et qui est pour tous ces biens-là cause de leur bonté. Passer en revue la totalité de ces opinions est sans doute assez vain ; il suffit de s’arrêter à celles qui sont le plus répandues ou qui paraissent avoir quelque fondement rationnel.
N’oublions pas la différence qui existe entre les raisonnements qui partent des principes et ceux qui remontent aux principes. C’est en effet à juste titre que PLATON se posait la question, et qu’il recherchait si a marche à suivre est de partir des principes ou de remonter aux principes, tout comme dans le stade les coureurs vont des athlothètes à la borne, ou inversement. Il faut, en effet, partir des choses connues, et une chose est dite connue en deux sens, soit pour nous, soit d’une manière absolue. Sans doute devons- nous partir des choses qui sont connues pour nous. C’est la raison pour laquelle il faut avoir été élevé dans des moeurs honnêtes, quand on se dispose à écouter avec profit un enseignement portant sur l’honnête, le juste, et d’une façon générale sur tout ce qui a trait à la Politique (car ici le point de départ est le fait, et si le fait était suffisamment clair, nous serions dispensés de connaître en sus le pourquoi) Or l’auditeur tel que nous le caractérisons, ou bien est déjà en possession des principes, ou bien est capable de les recevoir facilement. Quant à celui qui ne les possède d’aucune de ces deux façons qu’on le renvoie aux paroles d’HÉSIODE
Celui-là est absolument parfait qui de lui-même réfléchit sur toutes choses.
Est sensé encore celui qui se rend aux bons conseils qu’on lui donne.
Quant à celui qui ne sait ni réfléchir par lui-même, ni, en écoulant les leçons d’autrui,
Les accueillir dans son coeur, celui-là en revanche est un homme bon à tien.
CHAPITRE 3 : Les théories courantes sur la nature du bonheur : le plaisir, l’honneur, la richesse
Nous revenons au point d’où nous nous sommes écartés. Les hommes, et il ne faut pas s’en étonner paraissent concevoir le bien et le bonheur d’après la vie qu’ils mènent. La foule et les gens les plus grossiers disent que c’est le plaisir : c’est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour la vie de jouissance. C’est qu’en effet les principaux types de vie sont au nombre de trois : celle dont nous venons de parler, la vie politique, et en troisième lieu la vie contemplative. — La foule se montre véritablement d’une bassesse d’esclave en optant pour une vie bestiale, mais elle trouve son excuse dans le fait que beaucoup de ceux qui appartiennent à la classe dirigeante ont les mêmes goûts qu’un Sardanapale — Les gens cultivés, et qui aiment la vie active, préfèrent l’honneur, car c’est là, à tout prendre la fin de la vie politique. Mais l’honneur apparaît comme une chose trop superficielle pour être l’objet cherché, car, de l’avis général, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est honoré ; or nous savons d’instinct que le bien est quelque chose de personnel à chacun et qu’on peut difficilement nous ravir. En outre, il semble bien que l’on poursuit l’honneur en vue seule ment de se persuader de son propre mérite ; en tout cas, on cherche à être honoré par les hommes sensés et auprès de ceux dont on est connu, et on veut l’être pour son excellence. Il est clair, dans ces conditions, que, tout au moins aux yeux de ceux qui agissent ainsi, la vertu l’emporte sur l’honneur. Peut-être pourrait-on aussi supposer que c’est la vertu plutôt que l’honneur qui est la fin de la vie politique. Mais la vertu apparaît bien, elle aussi, insuffisante, car il peut se faire, semble-t-il, que, possédant la vertu, on passe sa vie entière à dormir ou à ne rien faire, ou même, bien plus, à supporter les plus grands maux et les pires infortunes. Or nul ne saurait déclarer heureux l’homme vivant ainsi, à moins de vouloir maintenir à tout prix une thèse Mais sur ce sujet en voilà assez (il a été suffisamment traité, même dans les discussions courantes)
Le troisième genre de vie, c’est la vie contemplative, dont nous entreprendrons l’examen par la suite.
Quant à la vie de l’homme d’affaires c’est une vie de contrainte, et la richesse n’est évidemment pas le bien que nous cherchons : c’est seulement une chose utile, un moyen en vue d’une autre chose. Aussi vaudrait-il encore mieux prendre pour fins celles dont nous avons parlé précédemment, puisqu’elles sont aimées pour elles-mêmes. Mais il est manifeste que ce ne sont pas non plus ces fins-là, en dépit de nombreux arguments qu’on a répandus en leur faveur.
CHAPITRE 4 : Critique de la théorie platonicienne de l’Idée du Bien
Laissons tout cela. Il vaut mieux sans doute faire porter notre examen sur le Bien pris en général et. instituer une discussion sur ce qu’on entend par là, bien qu’une recherche de ce genre soit rendue difficile du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité.
Ceux qui ont apporté l’opinion dont nous parlons ne constituaient pas d’Idées des choses dans lesquelles ils admettaient de l’antérieur et du postérieur (et c’est la raison pour laquelle ils n’établissaient pas non plus d’Idée des nombres) Or le Bien s’affirme et dans l’essence et dans la qualité et dans la relation mais ce qui est en soi, la substance, possède une antériorité naturelle à la relation (laquelle est semblable à un rejeton et à un accident de l’Être). Il en résulte qu’il ne saurait y avoir quelque Idée commune pour ces choses-là.
En outre puisque le Bien s’affirme d’autant de façons que l’Être (car il se dit dans la substance, par exemple DIEU et l’intellect, dans la qualité, comme les vertus, dans la quantité, comme la juste mesure, dans la relation, comme l’utile, dans le temps, comme l’occasion, dans le lieu, comme l’habitat, et ainsi de suite) il est clair qu’il ne saurait être quelque chose de commun, de général et d’un : car s’il l’était, il ne s’affirmerait pas de toutes les catégories, mais d’une seule.
De plus, puisque des choses tombant sous une o seule Idée il n’y a aussi qu’une seule science, de tous les biens sans exception il ne devrait y avoir également qu’une science unique : or, en fait, les biens sont l’objet d’une multiplicité de sciences, même ceux qui tombent sous une seule catégorie : ainsi pour l’occasion, dans la guerre il y a la stratégie, et dans la maladie, la médecine ; pour la juste mesure, dans l’alimentation c’est la médecine, et dans les exercices fatigants c’est la gymnastique.
On pourrait se demander encore ce qu’en fin de compte les PLATONICIENS veulent dire par la Chose en soi, s’il est vrai que l’Homme en soi et l’homme répondent à une seule et même définition, à savoir celle de l’homme, car en tant qu’il s’agit de la notion d’homme il n’y aura aucune différence entre les deux cas. Mais s’il en est ainsi, il faudra en dire autant du Bien Et ce n’est pas non plus parce qu’on l’aura rendu éternel que le Bien en soi sera davantage un bien, puisque une blancheur de longue durée n’est pas plus blanche qu’une blancheur éphémère A cet égard les PYTHAGORICIENS donnent l’impression de parler du Bien d’une façon plus plausible en posant l’Un dans la colonne des biens et c’est d’ailleurs eux que SPEUSIPPE semble avoir suivis. Mais tous ces points doivent faire l’objet d’une autre discussion.
Quant à ce que nous avons dit ci-dessus une incertitude se laisse entrevoir, du fait que les PLATONICIENS n’ont pas visé dans leurs paroles tous les biens, mais que seuls dépendent d’une Idée unique les biens qui sont poursuivis et aimés pour eux-mêmes, tandis que les biens qui assurent la production des premiers, ou leur conservation d’une façon ou d’une autre, ou encore qui empêchent l’action de leurs contraires, ne sont appelés des biens qu’à cause des premiers, et dans un sens secondaire. Évidemment alors, les biens seraient entendus en un double sens d’une part, les choses qui sont des biens par elles- mêmes, et, d’autre part, celles qui ne sont des biens qu’en raison des précédentes. Ayant donc séparé les biens par eux-mêmes des biens simplement utiles examinons si ces biens par soi sont appelés biens par référence à une Idée unique. Quelles sont les sortes de choses que nous devrons poser comme des biens en soi ? Est-ce celles qu’on poursuit même isolées de tout le reste comme la prudence, la vision, certains plaisirs et certains honneurs ? Ces biens-là, en effet, même si nous les poursuivons en vue de quelque autre chose, on n’en doit pas moins les poser dans la classe des biens en soi. Ou bien est-ce qu’il n’y a aucun autre bien en soi que l’Idée du Bien ? Il en résultera dans ce cas que la forme du Bien sera quelque chose de vide Si on veut, au contraire que les choses désignées plus haut fassent aussi partie des biens en soi, il faudra que la notion du Bien en soi se montre comme quelque chose d’identique en elles toutes, comme dans la neige et la céruse se retrouve la notion de la blancheur Mais l’honneur, la prudence et le plaisir ont des définitions distinctes, et qui diffèrent précisément sous le rapport de la bonté elle-même Le bien n’est donc pas quelque élément commun dépendant d’une Idée unique.
Mais alors en quel sens les biens sont-ils appelés du nom de bien Il ne semble pas, en tout cas, qu’on ait affaire à des homonymes accidentels L’homonymie provient-elle alors de ce que tous les biens dérivent d’un seul bien ou de ce qu’ils concourent tous à un seul bien ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une unité d’analogie : ainsi, ce que la vue est au corps, l’intellect l’est à l’âme, et de même pour d’autres analogies ? Mais sans doute sont-ce là des questions à laisser de côté pour le moment, car leur examen détaillé serait plus approprié à une autre branche de la philosophie. Même raison d’écarter ce qui a rapport à l’Idée. En admettant même, en effet, qu’il y ait un seul Bien comme prédicat commun à tous les biens, ou possédant l’existence séparée et par soi, il est évident qu’il ne serait ni praticable, ni accessible à l’homme, alors que le bien que nous cherchons présentement c’est quelque chose qui soit à notre portée Peut-être pourrait-on croire qu’il est tout de même préférable de connaître le Bien en soi, en vue de ces biens qui sont pour nous accessibles et réalisables : ayant ainsi comme un modèle sous les yeux, nous connaîtrons plus aisément, dira-t-on, les biens qui sont à notre portée, et si nous les connaissons, nous les atteindrons. Cet argument n’est pas sans quelque apparence de raison, mais il semble en désaccord avec la façon dont procèdent les sciences : si toutes les sciences en effet, tendent à quelque bien et cherchent à combler ce qui les en sépare encore elles laissent de côté la connaissance du Bien en soi. Et pourtant ! Que tous les gens de métier ignorent un secours d’une telle importance et ne cherchent même pas à l’acquérir, voilà qui n’est guère vraisemblable ! On se demande aussi quel avantage un tisserand ou un charpentier retirera pour son art de la connaissance de ce Bien en soi, ou comment sera meilleur médecin ou meilleur général celui qui aura contemplé l’idée en elle-même il est manifeste que ce n’est pas de cette façon-là que le médecin observe la santé, mais c’est la santé de l’être humain qu’il observe, ou même plutôt sans doute la santé de tel homme déterminé, car c’est l’individu qui fait l’objet de ses soins.
CHAPITRE 5 : Nature du bien : fin parfaite, qui se suffit à elle-même
Tous ces points ont été suffisamment traités. — Revenons encore une fois sur le bien qui fait l’objet de nos recherches, et demandons-nous ce qu’enfin il peut être Le bien, en effet, nous apparaît comme une chose dans telle action ou tel art, et comme une autre chose dans telle autre action ou tel autre art il est autre en médecine qu’il n’est en stratégie, et ainsi de suite pour le reste des arts. Quel est donc le bien dans chacun de ces cas ? N’est-ce pas la fin en vue de quoi tout le reste est effectué ? C’est en médecine la santé, en stratégie la victoire, dans l’art de bâtir, une maison, dans un autre art c’est une autre chose, mais dans toute action, dans tout choix, le bien c’est la fin, car c’est en vue de cette fin qu’on accomplit toujours le reste. Par conséquent, s’il y a quelque chose qui soit fin de tous nos actes, c’est cette chose-là qui sera le bien réalisable, et s’il y a plusieurs choses, ce seront ces choses-là.
Voilà donc que par un cours différent, l’argument aboutit au même résultat qu’auparavant. — Mais ce que nous disons là, nous devons tenter de le rendre encore plus clair.
Puisque les fins sont manifestement multiples, et nous choisissons certaines d’entre elles (par exemple la richesse, les flûtes et en général les instruments) en vue d’autres choses, il est clair que ce ne sont pas là des fins parfaites, alors que le Souverain Bien est, de toute évidence, quelque chose de parfait. Il en résulte que s’il y a une seule chose qui soit une fin parfaite, elle sera le bien que nous cherchons, et s’il y en a plusieurs, ce sera la plus parfaite d’entre elles. Or, ce qui est digne d’être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n’est jamais désirable en vue d’une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles- mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose. Or le bonheurs semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose au contraire, l’honneur, le plaisir, l’intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage n’en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c’est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre, le bonheur n’est jamais choisi en vue de ces biens, ni d’une manière générale en vue d’autre chose que lui-même.
On peut se rendre compte encore qu’en partant de la notion de suffisance on arrive à la même conclu sion. Le bien parfait semble en effet se suffire à lui- même. Et par ce qui se suffit à soi-même, nous entendons non pas ce qui suffit à un seul homme menant une vie solitaire, mais aussi à ses parents, ses enfants, sa femme, ses amis et ses concitoyens en général, puisque l’homme est par nature un être politique Mais à cette énumération il faut apporter quelque limite, car si on l’étend aux grands-parents, aux descendants et aux amis de nos amis, on ira à l’infini. Mais nous devons réserver cet examen pour une autre occasion En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même, voici quelle est notre position : c’est ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n’ayant besoin de rien d’autre. Or tel est, à notre sentiment, le caractère du bonheur. Nous ajouterons que le bonheur est aussi la chose la plus désirable de toutes, tout en ne figurant pas cependant au nombre des biens, puisque s’il en faisait partie il est clair qu’il serait encore plus désirable par l’addition fût-ce du plus infime des biens : en effet, cette addition produit une somme de biens plus élevée, et de deux biens le plus grand est toujours le plus désirable On voit donc que le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même, et il est la fin de nos actions.
CHAPITRE 6 : Le bonheur défini par la fonction propre de l’homme
Mais sans doute l’identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d’accord’ ; ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction de l’homme.
De même, en effet, que dans le cas d’un joueur de flûte, d’un statuaire, ou d’un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c’est dans la fonction que réside, selon l’opinion courante, le bien, le \" réussi \", on peut penser qu’il en est ainsi pour l’homme s’il est vrai qu’il y ait une certaine fonction spéciale à l’homme. Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de toute oeuvre à accomplir ? Ou bien encore de même qu’un oeil, une main, un pied et, d’une manière générale, chaque partie d’un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l’homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive mais celle- là encore apparaît commune avec le cheval, le boeuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée
L’expression : vie rationnelle étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu’il s’agit ici de la vie selon le point de vue de l’exercice, car c’est cette vie-là qui parait bien donner au terme son sens le plus plein. Or s’il y a une fonction de l’homme consistant dans une activité de l’âme conforme à la raison, ou qui n’existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et dans un bon cithariste, et ceci est vrai, d’une manière absolue, dans tous les cas), l’excellence due au mérite s’ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d’en bien jouer) s’il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre : — dans ces conditions, c’est donc que le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles Mais il faut ajouter \"et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme\", car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’oeuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps
CHAPITRE 7 : Questions de méthode — La connaissance des principes
Voilà donc le bien décrit dans ses grandes lignes (car nous devons sans doute commencer par une simple ébauche, et ce n’est qu’ultérieurement que nous appuierons sur les traits). On peut penser que n’importe qui est capable de poursuivre et d’achever dans le détail ce qui a déjà été esquissé avec soin ; et le temps, en ce genre de travail est un facteur de découverte ou du moins un auxiliaire précieux : cela même est devenu pour les arts une source de progrès, puisque tout homme peut ajouter à ce qui a été laissé incomplet Mais nous devons aussi nous souvenir de ce que nous avons dit précédemment et ne pas chercher une égale précision en toutes choses, mais au contraire, en chaque cas particulier tendre à l’exactitude que comporte la matière traitée, et seulement dans une mesure appropriée à notre investigation. Et, en effet, un charpentier et un géomètre font bien porter leur recherche l’un et l’autre sur l’angle droit, mais c’est de façon différente : le premier veut seulement un angle qui lui serve pour son travail, tandis que le second cherche l’essence de l’angle droit ou ses propriétés, car le géomètre est un contemplateur de la vérité C’est de la même façon dès lors qu’il nous faut procéder pour tout le reste, de manière à éviter que dans nos travaux les à-côtés ne l’emportent sur le principal. On ne doit pas non plus exiger la cause en toutes choses indifféremment : il suffit, dans certains cas, que le fait soit clairement dégagé, comme par exemple en ce qui concerne les principes : le fait vient en premier, c’est un point de départ. Et parmi les principes, les uns sont appréhendés par l’induction d’autres par la sensation, d’autres enfin par une sorte d’habitude les différents principes étant ainsi connus de différentes façons et nous devons essayer d’aller à la recherche de chacun d’eux d’une manière appropriée à sa nature, et avoir soin de les déterminer exactement, car ils sont d’un grand poids pour ce qui vient à leur suite. On admet couramment, en effet, que le commence ment est plus que la moitié du tout et qu’il permet d’apporter la lumière à nombre de questions parmi celles que.nous nous posons.
CHAPITRE 8 : La définition aristotélicienne du bonheur confirmée par les opinions courantes
Mais nous devons porter notre examen sur le principe non seulement à la lumière de la conclusion et des prémisses de notre raisonnement, mais encore en tenant compte de ce qu’on en dit communément, car avec un principe vrai toutes les données de fait s’harmonisent, tandis qu’avec un principe faux la réalité est vite en désaccord.
On a divisé les biens en trois classes les uns sont dits biens extérieurs, les autres sont ceux qui se rapportent à l’âme ou au corps, et les biens ayant rapport à l’âme, nous les appelons biens au sens strict et par excellence. Or comme nous plaçons les actions et les activités spirituelles parmi les biens qui ont rapport à l’âme, il en résulte que notre définition doit être exacte, dans la perspective du moins de cette opinion qui est ancienne et qui a rallié tous ceux qui s’adonnent à la philosophie. C’est encore à bon droit que nous identifions certaines actions et certaines activités avec la fin, car de cette façon la fin est mise au rang des biens de l’âme et non des biens extérieurs. Enfin s’adapte également bien à notre définition l’idée que l’homme heureux est celui qui vit bien et réussit, car pratiquement nous avons défini le bon heur une forme de vie heureuse et de succès.
CHAPITRE 9 : Suite du chapitre précédent : accord de la définition du bonheur avec les doctrines qui identifient le bonheur à la vertu, ou au plaisir, ou aux biens extérieurs
Il est manifeste aussi que les caractères qu’on requiert d’ordinaire pour le bonheur appartiennent absolument tous à notre définition.
Certains auteurs, en effet, sont d’avis que le bon heur c’est la vertu pour d’autres, c’est la prudence ; pour d’autres, une forme de sagesse ; d’autres encore le font consister dans ces différents biens à la fois, ou seulement dans l’un d’entre eux, avec accompagnement de plaisir ou n’existant pas sans plaisir ; d’autres enfin ajoutent à l’ensemble de ces caractères la prospérité extérieure. Parmi ces opinions, les unes ont été soutenues par une foule de gens et depuis fort longtemps, les autres l’ont été par un petit nombre d’hommes illustres : il est peu vraisemblable que les uns et les autres se soient trompés du tout au tout, mais, tout au moins sur un point déterminé, ou même sur la plupart, il y a dés chances que ces opinions soient conformes à la ‘droite raison.
Pour ceux qui prétendent que le bonheur consiste dans la vertu en général ou dans quelque vertu particulière, notre définition est en plein accord avec eux, car l’activité conforme à la vertu appartient bien à la vertu. Mais il y a sans doute une différence qui n’est pas négligeable, suivant que l’on place le Souverain Bien dans la possession ou dans l’usage, dans une disposition ou dans une activité. En effet, la disposition peut très bien exister sans produire aucun bien, comme dans le cas de l’homme en train de dormir ou inactif de quelque autre façon ; au contraire, pour la vertu en activité, c’est là une chose impossible, car celui dont l’activité est conforme à la vertu agira nécessairement et agira bien Et de même qu’aux Jeux Olympiques, ce ne sont pas les plus beaux et les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui combattent (car c’est parmi eux que sont pris les vainqueurs), de même aussi les nobles et bonnes choses de la vie deviennent à juste titre la récompense de ceux qui agissent Et leur vie est encore en elle-même un plaisir car le sentiment du plaisir rentre dans la classe des états de l’âme et chacun ressent du plaisir par rapport à l’objet, quel qu’il soit, qu’il est dit aimer : par exemple, un cheval donne du plaisir à l’amateur de chevaux, un spectacle à l’amateur de spectacles ; de la même façon, les actions justes sont agréables à celui qui aime la justice, et, d’une manière générale, les actions conformes à la vertu plaisent à l’homme qui aime la vertu. Mais tandis que chez la plupart des hommes les plaisirs se combattent parce qu’ils ne sont pas des plaisirs par leur nature même, ceux qui aiment les nobles actions trouvent au contraire leur agrément dans les choses qui sont des plaisirs par leur propre nature. Or tel est précisément ce qui caractérise les actions conformes à la vertu, de sorte qu’elles sont des plaisirs à la fois pour ceux qui les accomplissent et en elles-mêmes. Dès lors la vie des gens de bien n’a nullement besoin que le plaisir vienne s’y ajouter comme un surcroît postiche mais elle a son plaisir en elle-même. Ajoutons, en effet, à ce que nous avons dit, qu’on n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait être jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral celui qui n’éprouve aucun plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite. S’il en est ainsi, c’est en elles-mêmes que les actions conformes à la vertu doivent être des plaisirs. Mais elles sont encore en même temps bonnes et belles, et cela au plus haut degré, s’il est vrai que l’homme vertueux est bon juge en ces matières ; or son jugement est fondé, ainsi que nous l’avons dite. Ainsi donc le bonheur est en même temps ce qu’il y a de meilleur, de plus beau et de plus agréable, et ces attributs ne sont pas séparés comme dans l’inscription de Déos :
Ce qu’il y a de plus beau, c’est ce qu’il y a de plus juste, et ce qu’il y a de meilleur, c’est de se bien porter ;
Mais ce qu’il y a par nature de plus agréable, c’est d’obtenir l’objet de son amour.
En effet, tous ces attributs appartiennent à la fois aux activités qui sont les meilleures, et ces activités, ou l’une d’entre elles, celle qui est la meilleure, nous e disons qu’elles constituent le bonheur même.
Cependant il apparaît nettement qu’on doit faire aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs ainsi que nous l’avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions,nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ; et, d’autre part, l’absence de certains avantages gâte la félicité c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique On n’est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d’une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi donc que nous l’avons dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémentaire, d’une prospérité de ce genre ; de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’identifient à la vertu.
CHAPITRE 10 : Mode d’acquisition du bonheur il n’est pas l’oeuvre de la fortune, mais le résultat d’une perfection
Cette divergence de vues a donné naissance à la difficulté de savoir si le bonheur est une chose qui peut s’apprendre, ou s’il s’acquiert par l’habitude ou quelque autre exercice, ou si enfin il nous échoit en partage par une certaine faveur divine ou même par le hasard Et, de fait, si jamais les dieux ont fait quelque don aux hommes, il est raisonnable de supposer que le bonheur est bien un présent divin, et cela au plus haut degré parmi les choses humaines, d’autant plus qu’il est la meilleure de toutes. Mais cette question serait sans doute mieux appropriée à un autre ordre de recherches. Il semble bien ; en tout cas, que même en admettant que le bonheur ne soit pas envoyé par les dieux, mais survient en nous i par l’effet de la vertu ou de quelque étude ou exercice, il fait partie des plus excellentes réalités divines car ce qui constitue la récompense et la fin même de la vertu est de toute évidence un bien suprême, une chose divine et pleine de félicité. Mais en même temps, ce doit être une chose accessible au grand nombre car il peut appartenir à tous ceux qui ne sont pas anormalement inaptes à la vertu, s’ils y mettent quelque étude et quelque soin. Et s’il est meilleur d’être heureux de cette façon-là que par l’effet d’une chance imméritée, on peut raisonnablement penser que c’est bien ainsi que les choses se passent en réalité, puisque les oeuvres de la nature sont naturellement aussi bonnes qu’elles peuvent l’être ce qui est le cas également pour tout ce qui relève de l’art ou de toute autre cause, et notamment de la cause par excellence. Au contraire, abandonner au jeu du hasard ce qu’il y a de plus grand et de plus noble serait une solution par trop discordante.
La réponse à la question que nous nous posons ressort clairement aussi de notre définition du bonheur. Nous avons dit, en effet, qu’il était une activité de l’âme conforme à la vertu, c’est-à-dire une activité d’une certaine espèce, alors que pour les autres biens les uns font nécessairement partie intégrante du bon heur, les autres sont seulement des adjuvants et sont utiles à titre d’instruments naturels. — Ces considérations au surplus, ne sauraient qu’être en accord avec ce que nous avons dit tout au début car nous avons établi que la fin de la Politique est la fin suprême ; or cette science met son principal soin à faire que les citoyens soient des êtres d’une certaine qualité, autrement dit des gens honnêtes et capables de nobles actions. C’est donc à juste titre que nous n’appelons heureux ni un boeuf, ni un cheval, ni aucun autre animal, car aucun d’eux n’est capable de participer à une activité de cet ordre. Pour ce motif encore, l’enfant non plus ne peut pas être heureux car il n’est pas encore capable de telles actions, en raison de son âge, et les enfants qu’on appelle heureux ne le sont qu’en espérance, car le bonheur requiert, nous l’avons dit, à la fois une vertu parfaite et une vie venant à son terme. De nombreuses vicissitudes et des fortunes de toutes sortes surviennent, en effet, au cours de la vie, et il peut arriver à l’homme le plus prospère de tomber dans les plus grands malheurs au temps de sa vieillesse, comme la légende héroïque le raconte de Priam : quand on a éprouvé des infortunes pareilles aux siennes et qu’on a fini misérable ment, personne ne vous qualifie d’heureux.
CHAPITRE 11 : Le bonheur et la vie présente Le bonheur après la mort
Est-ce donc que pas même aucun autre homme ne doive être appelé heureux tant qu’il vit, et, suivant la parole de SOLON, devons-nous pour cela voir la fin ? Même si nous devons admettre une pareille chose, irons-nous jusqu’à dire qu’on n’est heureux qu’une fois qu’on est mort ? Ou plutôt n’est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? Mais si, d’un autre côté, nous refusons d’appeler heureux celui qui est mort (le mot de SOLON n’a d’ailleurs pas cette signification), mais si nous voulons dire que c’est seulement au moment de la mort qu’on peut, d’une manière assurée, qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune, même ce sens-là ne va pas sans soulever quelque contestation : on croit, en effet, d’ordinaire que pour l’homme une fois mort il existe encore quelque bien et quelque mal, tout comme chez l’homme vivant qui n’en aurait pas consciences, dans le cas par exemple des honneurs ou des disgrâces qui affectent les enfants ou en général les descendants, leurs succès ou leurs revers. Mais sur ce point encore une difficulté se présente. En effet, l’homme qui a vécu dans la félicité jusqu’à un âge avancé, et dont la fin a été en harmonie avec le restant de sa vie, peut fort bien subir de nombreuses vicissitudes dans ses descendants, certains d’entre eux étant des gens vertueux et obtenant le genre de vie qu’ils méritent, d’autres au contraire se trouvant dans une situation tout opposée ; et évidemment aussi, suivant les degrés de parenté les relations des descendants avec leurs ancêtres sont susceptibles de toute espèce de variations. Il serait dès lors absurde de supposer que le mort participe à toutes ces vicissitudes, et pût devenir à tel moment heureux pour redevenir ensuite malheureux ; mais il serait tout aussi absurde de penser qu’en rien ni en aucun temps le sort des descendants ne pût affecter leurs ancêtres.
Mais nous devons revenir à la précédente difficulté car peut-être son examen facilitera-t-il la solution de la présente question. Admettons donc que l’on doive voir la fin et attendre ce moment pour déclarer un homme heureux, non pas comme étant actuellement heureux, mais parce qu’il l’était dans un temps antérieur comment n’y aurait-il pas une absurdité dans le fait que, au moment même où cet homme est heureux, on refusera de lui attribuer avec vérité ce qui lui appartient, sous prétexte que nous ne voulons pas appeler heureux les hommes qui sont encore vivants, en raison des caprices de la fortune et de ce que nous avons conçu le bonheur comme quelque chose de stable et ne pouvant être facilement ébranlé d’aucune façon, alors que la roue de la fortune tourne souvent pour le même individu ? il est évident, en effet, que si nous le sui vous pas à pas dans ses diverses vicissitudes, nous appellerons souvent le même homme tour à tour heureux et malheureux, faisant ainsi de l’homme heureux une sorte de caméléon ou une maison menaçant ruine. Ne doit-on pas plutôt penser que suivre la fortune dans tous ses détours est un procédé absolument incorrect ? Ce n’est pas en cela, en effet, que consistent la prospérité ou l’adversité : ce ne sont, là, nous l’avons dit, que de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin. La cause véritablement déterminante du bonheur réside dans l’activité conforme à la vertu, l’activité en sens contraire étant la cause de l’état op
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