Est ce facile de penser contre l'opinion ?
Publié le 15/02/2011
Extrait du document
Est-il facile de penser contre l’opinion?
Nous entendons fréquemment : « c’est une opinion de penser comme cela et je ne
peux accepter ce que tu affirmes ». En vérité, est-ce bien la nôtre? Ne sommes-nous pas fabriqués par l’opinion des autres, de manière plutôt artificielle? Mais elle fait partie de nous, elle nous sécurise dans notre adaptation au monde ordinaire. Pourquoi faudrait-il alors se libérer de sa tutelle? En expliquant comment la science doit se construire, Bachelard montre qu’elle doit le faire « contre l’opinion », car « l’opinion pense mal, elle ne pense pas ». Il faut donc « la détruire », tel est son propos dans La formation de l’esprit scientifique. Le problème de notre sujet demeure de comprendre si toute opinion, dans tous les domaines, doit être éradiquée, et si nous devons user d’une méthode spécifique pour y parvenir.
L’opinion peut être générale ou particulière, mais relève-t-elle d’une
connaissance? Est-elle ancrée dans des habitudes de pensée, proches du témoignage des sens? Cette dernière question justifierait peut être l’opposition apparente posée par le sujet entre « penser » et « opinion ». Néanmoins, faut-il généraliser une telle supposition? Si cela peut être admis dans certains cas, comment pourrons-nous accéder à cette élévation de l’esprit? Beaucoup de nos philosophes, soucieux d’une liberté de pensée, ont proposé des méthodes pour se libérer des évidences peu fiables, ou des contraintes d’idées venues du monde extérieur.
Une opinion est une affirmation bien souvent infondée qui s’impose comme étant
vraie tout en n’émanant pas d’un travail de la raison. Elle peut provenir d’impressions liées aux témoignages des sens; de croyances inculquées ou de manières de penser rattachées à des expériences singulières et cependant généralisées. Ces opinions diverses par leurs origines peuvent être aveugles et conduire l’individu à affirmer sans raisons ce qu’il propose. En ne remettant pas en cause ces opinions, il s’habitue à « penser » d’une certaine façon, c’est-à-dire à croire sans savoir, à avoir confiance en ce qu’il prétend vrai, alors que cela n’est que subjectif et personnel. Il adhère à un point de vue sans en vérifier les fondements. Ainsi, une opinion raciste est un préjugé destructeur et elle peut même devenir croyance inébranlable qui s’installe avec autorité entre la conscience d’autrui. L’opinion peut aussi être impersonnelle, comme l’affirme Heidegger, sous la forme du « on dit que… ». Dans ce cas, elle chemine dans les consciences et s’incruste comme si elle était intangible. Elle présente une force, une constance à travers le temps et nous la retrouvons dans toutes les sociétés.
Si, de surcroît, nous affirmons avec le célèbre sophiste de l’Antiquité, Protagoras:
« l’homme est la mesure de toute chose », nous sommes prisonniers d’une relativité et l’atteinte de vérités admissibles comme telles par les hommes, devient impossible. L’opinion de chacun, liée à la multiplicité de ses états passagers, est la vérité même et nous ne sommes pas loin de l’adage « à chacun sa vérité », négation par excellence de la vérité. Platon faisait entrer dans le « monde visible ou sensible » toutes ces ombres du savoir, constituées par les opinions au premier degré, que nous rencontrons, et les considérait insuffisantes pour nous conduire à une connaissance assurée. Mais en même temps, elles sont comme des incitations à aller plus loin, à ne pas nous contenter de la facilité d’un prêt-à-penser, susceptible de nous éloigner de tout effort intellectuel. Nous voilà devant une difficulté à résoudre le problème.
Faut il penser contre l’opinion, ou à partir d’elle? Peut elle nous être utile au départ de notre motivation à progresser? Nous ne pensons pas seulement dans le domaine philosophique: les sciences sont également concernées. Que faut-il poser comme exigence?
Platon a voulu nous faire comprendre que la doxa nous place dans un état effectif
d’ignorance et, dans la République Livre 7, Allégorie de la caverne, il explique que le mouvement ascendant pour s’élever au savoir implique un effort réel du sujet et une force dans la volonté de connaître. Néanmoins, dans un premier temps, c’est bien à partir de l’opinion commune que la quête de vérité pourra prendre sens. Les images du monde sensible seront comme des tremplins, des aides pour nous faire penser scientifiquement. Cet acte se présentera alors comme le pouvoir de raisonner, d’expliciter ou de prouver la véracité d’hypothèses. Le fait de prendre appui sur le sensible facilite le raisonnement abstrait. Mais le dépassement de l’opinion devient alors la prise de conscience que le caractère nécessairement objectif de la science ne peut résulter des déterminations subjectives et singulières de l’opinion. Même si parfois, cette dernière voie juste, cela ne peut lui conférer une valeur d’authenticité dans tous les cas. Car il n’y a pas là de travail de recherche, assurément difficile à exécuter, qui donne aux procédés scientifiques leur sens. Dans La formation de l’esprit scientifique, Bachelard affirme: « rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit . ». Nous avons affaire à un savoir clair, démontré, alors que l’opinion tire souvent sa force de formules toutes faites. Il est effectivement facile d’opiner, alors qu’il ne l’est pas de faire l’effort de construire la vérité et souvent même, de surmonter comme dit Bachelard, « des obstacles épistémologiques ».
Si le scientifique est soucieux de ne pas se laisser surprendre par l’opinion,
Le philosophe, en quête d’un véritable esprit critique traque tout ce qui pourrait sembler établi une fois pour toutes. Penser, pour lui, s’effectue à un deuxième degré, ou sur des objets sans relation avec une quelconque empiricité. Ce fut un véritable parcours du combattant, pour Descartes, que d’examiner chacune des opinions pour la rejeter si nécessaire, et de ne considérer comme certain que ce qui peut devenir rationnel. Il pourrait apparaître facile de penser contre l’opinion, puisque le mouvement du doute méthodique et radical met entre parenthèses tout ce qui n’est pas absolument certain à la lumière de la raison. Mais il n’est tout simplement pas facile de penser tout court. Penser, c’est penser librement, avec méthode, ce qui peut faire l’objet d’une reconquête de savoir. Si l’opinion devient le résultat de ce que nous avons épuré, modelé, travaillé par la raison, pourquoi penser contre elle? Il ne faut pas que l’opinion devienne une doctrine. Ce qu’il faut à tout prix, c’est sortir de l’incertitude vis-à-vis de ce que nous affirmons. Le cogito est la marque même de l’autonomie et nous pouvons acquérir celle de nos opinions. Néanmoins, c’est un travail de longue haleine et nécessairement renouvelable, car les opinions infondées sont tenaces. Nous sommes toujours plus ou moins en proie à une relativité et une finitude qui nous enchaînent.
Si, intellectuellement parlant, l’opinion peut être la contraire de la pensée, et
même parfois dévastatrice, il peut arriver elle s’insère dans la pratique et guide nos actions. Au sens socratique, véhiculé par Platon, l’homme vertueux est guidé par « des opinions vraies ». Quelle place leur accorder? Est-il facile et même opportun de nous en libérer?
Dans son dialogue Mémon, Platon affirme « la science n’est pas le seul guide qui
permette aux hommes de bien conduire leurs affaires ». « L’opinion vraie », dans ce cas devient une conjecture qui peut détenir une certaine justesse. Par ailleurs, si, en démocratie, la liberté d’opinions est rejetée, il n’y a plus de libertés possibles. Encore faut-il que es opinions ne soient pas manipulables, ou exclusivement tournées vers un égoïsme ou des intérêts particuliers, car la démocratie s’en trouverait déstabilisée. Rousseau, dans Du Contrat Social, nous met bien en garde contre l’émergence de la « loi du plus fort » qui résulterait du désir de faire prévaloir « son » opinion contre celle de tous les autres. Mais il n’est pas facile d’établir, alors, un équilibre entre la « volonté générale » en accord avec l’opinion raisonnable, et la nécessité de la participation de tous et de chacun à la souveraineté du peuple. Chacun veut faire valoir ce qu’il croit être le meilleur pour lui, même si cela est en totale opposition avec le bon sens ou raison. Quand l’homme s’exprime par le vote, il prend conscience d’être un citoyen et nous pouvons supposer qu’il pense au moment de produire l’opinion politique qu’il émet. Pourtant, son choix n’est il pas souvent conditionné? Peut on réellement assimiler penser et déployer une opinion politique ponctuelle? Ou faut il à nouveau dissocier ce que devrait être penser et exprimer sa liberté d’opinion? Même en faisant tous les efforts pour penser, ne sommes nous pas amenés à ce que l’opinion publique confisque, sous formes d’influences diverses, l’opinion personnelle qui aurait pu être pensée et raisonnable?
A la question initiale posée, nous pouvons répondre que, non seulement, il n’est
pas simple de penser contre l’opinion, mais encore parfois, cela n’est pas une exigence. Par ailleurs, si nous pensons l’opinion, nous n’avons plus besoin de pense contre elle. Enfin, faut il bien s’accorder sur ce que veut dire penser. Car, si nous en croyons Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser : « la science ne pense pas. Je ne peux pas dire, par exemple, avec les méthodes de la physique, ce qu’est la physique. Ce qu’est la physique, je ne peux que le penser à la manière d’une interrogation philosophique ». Est-ce alors à tout niveau intellectuel que l’on peut trouver des moyens de varier l’opinion, quand cela est utile?
Les sciences ne couvrent pas tout le domaine de la raison. Les systèmes
Philosophiques, en plus d’être rationnels et donc de savoir examiner au second degré, l’opportunité ou non des opinions, nous amènent à devenir raisonnables. Ainsi, ils jugent de l’impact de l’opinion dans l’action, en particulier politique. Ils savent nous conduire à faire la part des choses dans le domaine théorique et pratique. Ils nous font prendre conscience que, dans beaucoup de cas, la rupture entre la doxa et l’épistémè est incontournable. Néanmoins, ils sont là aussi pour nous mettre en garde contre le divorce irréversible entre liberté et opinion. L’artiste en ce sens, doit-il combattre ses opinions?
Liens utiles
- suffit-il d'avoir une opinion pour penser
- Vous illustrerez et discuterez cette opinion de René Huyghe, en vous fondant sur votre expérience personnelle des oeuvres littéraires ou artistiques : « L'oeuvre d'art n'est pas un simple miroir passif, elle joue dans notre psychologie un rôle agissant. Les images créées par l'art remplissent dans notre vie deux rôles très différents et presque opposés : tantôt elles y insinuent des manières de sentir et de penser, nous les imposent; tantôt, elles nous libèrent, au contraire, de certai
- Faut-il toujours nier l'opinion pour penser ?
- Est-il facile de penser librement ?
- Peut-on à la fois défendre la liberté de penser et disqualifier l'opinion ?