Eschyle, Prométhée enchaîné (extrait). Prométhée enchaîné est une tragédie située dans le monde des dieux, où Zeus est tyran et Prométhée esclave. Mis à la torture, il est à la fois la victime et le maître du secret dont dépend l'avenir de Zeus. L'homme est son passé, le salut de Zeus son avenir ; sa souffrance présente, sa déchirure entre le passé et le présent en font un personnage tragique. Prométhée enchaîné d'Eschyle LE CORYPHÉE. -- Dévoile donc tout, et réponds d'abord à cette question : pour quel grief Zeus s'est-il donc saisi de toi et t'inflige-t-il cet infâme et amer outrage ? Apprends-le-nous, si le récit ne t'en coûte pas trop. PROMÉTHÉE. -- En parler, déjà, m'est douloureux ; mais me taire aussi est une douleur : de tous côtés, rien que misères. Du jour où la colère fut entrée dans le coeur des dieux, tandis que la discorde s'élevait entre eux -- les uns voulant chasser Cronos de son trône, afin que Zeus fût désormais leur maître ; les autres, au contraire, luttant pour que Zeus jamais ne régnât sur les dieux -- j'eus beau alors donner les plus sages conseils et chercher à persuader les Titans, fils d'Ouranos et de la Terre, je n'y réussis pas. Dédaignant les moyens de ruse, ils crurent, en leur brutalité présomptueuse, qu'ils n'auraient point de peine à triompher par la force. Moi plus d'une fois, ma mère, Thémis ou Gaia, forme unique sous maints noms divers, m'avait prédit comment se réaliserait l'avenir : à qui l'emporterait non par force et violence, mais par ruse, appartiendrait la victoire. Je le leur expliquai avec force raisons : ils ne daignèrent pas m'accorder un regard ! Le mieux, dans ces conjonctures, m'apparaissait dès lors d'avoir pour moi ma mère en m'allant placer aux côtés de Zeus, qui volontiers accueillit le volontaire. Et c'est grâce à mes plans qu'aujourd'hui le profond et noir repaire du Tartare cache l'antique Cronos avec ses alliés. Voilà les services qu'a obtenus de moi le roi des dieux et qu'il a payés de cette cruelle récompense. C'est un mal inhérent, sans doute, au pouvoir suprême que la défiance à l'égard des amis ! -- Quant à l'objet de votre question : pour quel grief m'outrage-t-il ainsi ? je vais vous l'éclaircir. Aussitôt assis sur le trône paternel, sans retard, il répartit les divers privilèges entre les divers dieux, et commence à fixer les rangs dans son empire. Mais, aux malheureux mortels, pas un moment il ne songea. Il voulait au contraire en anéantir la race, afin d'en créer une toute nouvelle. À ce projet nul ne s'opposait -- que moi. Seul, j'ai eu cette audace, j'ai libéré les hommes et fait qu'ils ne sont pas descendus écrasés, dans l'Hadès. Et c'est là pourquoi aujourd'hui je ploie sous de telles douleurs, cruelles à subir, pitoyables à voir. Pour avoir pris les mortels en pitié, je me suis vu refuser la pitié, et voilà comme implacablement je suis ici traité, spectacle funeste au renom de Zeus. LE CORYPHÉE. -- Il aurait un coeur fait de roc ou de fer, Prométhée, celui qui ne s'indignerait avec toi de tes peines. Je n'eusse pas, pour moi, souhaité voir tel spectacle et, à le voir, mon coeur douloureusement s'émeut. PROMÉTHÉE. -- Oui, j'offre à des amis une vue pitoyable. LE CORYPHÉE. -- Tu as, sans doute, été plus loin encore ? PROMÉTHÉE. -- Oui, j'ai délivré les hommes de l'obsession de la mort. LE CORYPHÉE. -- Quel remède as-tu donc découvert à ce mal ? PROMÉTHÉE. -- J'ai installé en eux les aveugles espoirs. LE CORYPHÉE. -- Le puissant réconfort que tu as ce jour-là apporté aux mortels ! PROMÉTHÉE. -- J'ai fait plus cependant : je leur ai fait présent du feu. LE CORYPHÉE. -- Quoi ! le feu flamboyant est aujourd'hui aux mains des éphémères ? PROMÉTHÉE. -- Et de lui ils apprendront des arts sans nombre. LE CORYPHÉE. -- Ce sont là les griefs pour lesquels Zeus... PROMÉTHÉE. -- M'inflige cet opprobre, sans laisser de relâche à mes maux ! LE CORYPHÉE. -- Et nul terme n'est proposé à ton épreuve ? PROMÉTHÉE. -- Nul autre que son bon plaisir. LE CORYPHÉE. -- Et ce bon plaisir, d'où naîtrait-il donc ? Comment l'espérer ? Ne vois-tu pas que tu as fait erreur ? Où fut l'erreur ? je n'aurais point plaisir à te le dire et tu aurais peine à l'entendre. Laissons cela, et cherche comment tu te peux libérer de l'épreuve. PROMÉTHÉE. -- Il est aisé à qui n'a pas le pied en pleine misère de conseiller, de tancer le malheureux ! Mais tout cela, moi, je le savais ; voulue, voulue a été mon erreur -- je ne veux point contester le mot. Pour porter aide aux hommes, j'ai été moi-même chercher des souffrances. Je ne pensais pas pourtant que de pareilles peines me devraient dessécher à jamais sur des cimes rocheuses et que j'aurais pour lot ce pic désert et solitaire. Aussi, sans vous lamenter sur mes douleurs présentes, mettez pied à terre, pour apprendre mes maux à venir : vous saurez tout ainsi d'un bout à l'autre. Cédez, cédez à ma prière ; compatissez à qui souffre à cette heure. Le malheur ne distingue pas et, dans sa course errante, se pose aujourd'hui sur l'un et demain sur l'autre. Source : Eschyle, Prométhée enchaîné, trad. par Paul Mazon, in Tragédies, Paris, Gallimard, 1982. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.