« En quoi l'ouvrage, La Préface de Cromwell, peut-il être considéré plus comme un « manifeste » que comme une « préface » ? »
Publié le 23/10/2010
Extrait du document
« Un manifeste est une communication faite au monde entier, dont les seules prétentions sont de découvrir un remède instantané à la syphilis politique, astronomique, artistique, parlementaire, agronomique, et littéraire. Il peut être agréable. Il a toujours raison. Il est fort, plein de vigueur et logique. A propos de logique, je me trouve très sympathique. «
Tzara, 12 décembre 1920
La Préface de Cromwell a été écrite par Victor Hugo en 1827, à l’aube de sa carrière d’écrivain. Comme son nom l’indique, ce texte est censé faire office de préface. Pourtant, alors que l’objectif principal d’une préface est d’éclairer le lecteur sur les intentions de l’auteur, La Préface de Cromwell vise un tout autre but, la mise en avant du drame romantique, jeune courant du romantisme dont Hugo se fait le défenseur. Ce mouvement, né dans les bouleversements socio-politiques de la première moitié du 18ème siècle (fin de l’Empire napoléonien, Monarchie de Juillet, Seconde République), s’oppose aux conventions classiques et tente de libérer la jeunesse de l’époque d’un certain mal de vivre crée par un sentiment de nostalgie et d’égarement par rapport aux événements de ce début de siècle.
En quoi peut-on considérer cet ouvrage comme une véritable défense et illustration du romantisme ? L’analyse du contenu du texte et la comparaison avec d’autres préfaces et manifestes nous amèneront à comprendre comment Hugo argumente en faveur de ses idées dans une œuvre qui perd presque totalement sa vocation initiale.
Tentons tout d’abord une définition : pour Jeanne Demers et Lyne Mc Murray, un manifeste est une « intervention-choc écrite et/ou agie faite par un ou des destinateurs minoritaires auprès d’une majorité réelle ou fantasmée dont ils cherchent à forcer l’adhésion à quelque projet esthétique, éthique et/ou politique « (L’Enjeu du Manifeste, le Manifeste en jeu, p.68). Cet écrit, qui vise donc à faire connaître des idées nouvelles, doit être identifié comme une proclamation qui crée l’événement et déclenche, non pas une simple évolution littéraire, mais une « insurrection soudaine «. Ce sursaut contestataire est, comme tout soulèvement populaire, déclenché par un ou des meneurs charismatiques qui haranguent les (futurs) disciples du mouvement. Le manifeste est un outil contestataire, un tremplin vers les révolutions. Ce genre de texte doit être suivi d’un renouveau artistique, politique ou social.
Venons-en à présent au contenu du texte. Au début de son ouvrage, Hugo tend vers une préface traditionnelle, c’est-à-dire une explication de l’auteur sur ses intentions, une présentation du texte au lecteur. On pourrait comparer cette partie à n’importe quelle préface non détournée par son auteur. Dans la première partie, Hugo n’entend pas engager de polémique, assure-t-il. Il s’agit simplement d’une partie explicative, d’un guide de lecture. Pourtant, on comprend vite qu’il n’en est rien. En effet, Hugo, qui affirmait ne pas lancer de débat, part sur le terrain de la controverse en ironisant sur l’utilité des préfaces. Mais il revient vite dans le « droit chemin « en affirmant ne pas vouloir « écrire un réquisitoire et un plaidoyer pour ou contre qui que ce soit «. Dans cette préface, dit-il, il se « bornera […] à des considérations générales sur l’art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage «.
Dans les deux parties suivantes, Hugo détourne complètement sa préface, qu’il transforme en manifeste. En effet, la présentation de sa pièce passe au second plan pour laisser la place à la mise en lumière du drame romantique. Nous pouvons comparer ces deux parties avec Le Manifeste du surréalisme d’André Breton. Breton fait le procès du roman réaliste, tout comme Hugo instruit celui des conventions du théâtre classique. Les deux textes sont en beaucoup d’aspects identiques. Breton et Hugo donnent tous deux la définition, fondée sur les principes de liberté et de totalité, de ce qu’ils défendent.
Dans la troisième partie, La Préface de Cromwell remet en question le système dramatique classique et propose une définition du drame romantique, qui s’émancipe totalement des règles des Anciens. Tout d’abord, la règle concernant le mélange des genres est abandonnée : selon Hugo, « on voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût «. Il argumente cette thèse dans les pages 40 à 44. Ensuite, Hugo plaide en faveur de l’abandon des unités de lieux et de temps, qu’il trouve absurdes et subjectives. Hugo en vient en troisième lieu au point le plus souvent relevé dans les manifestes : le rejet des règles et de l’imitation. Selon lui, l’artiste est un créateur, et se doit donc de s’affranchir du modèle de ses prédécesseurs : « il n’y a ni règles, ni modèles «. Il donne aussi au drame un rôle de « miroir « de la nature et du monde. Le drame doit correspondre « aux couleurs locales «, c’est-à-dire aux caractéristiques des époques passées et des pays étrangers. Comme Hugo l’écrit, « le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère «. Un autre point de la définition du drame est le vers et la langue en général. Tous deux doivent éviter le commun, être francs, libres, loyaux, souples et créatifs tout en étant corrects.
Ces principes qu’énumère Hugo, sur lesquels est construit le drame romantique, n’ont qu’un seul but : détruire l’ordre classique pour mieux mettre en valeur le romantisme.
Comme le surréalisme de Breton, le romantisme se veut « non-conformiste «, basé sur la liberté et le renouveau. Il faut avant tout éviter le commun et ne pas se fonder simplement sur des règles et des conventions. Dans sa préface, Hugo rappelle les grands principes du romantisme, tout comme Breton le fait pour le surréalisme : pas de règles, pas de contraintes. Autre similitude : leurs deux textes ont tout de suite été adoptés comme manifestes fondateurs, et ont permis d’asseoir l’autorité durable de leurs auteurs et de leurs disciples.
Autre exemple de texte fondateur d’un mouvement : Le Symbolisme, de Jean Moréas. Ce manifeste, écrit en septembre 1886, représente l’insurrection soudaine née d’un mécontentement profond vis-à-vis de l’ordre littéraire et du traitement que celui-ci impose aux mouvements artistiques marginaux. A l’instar de ce manifeste, La Préface de Cromwell fut le déclencheur d’un changement qui vit le romantisme assurer sa suprématie dans le paysage culturel français pendant quelques décennies.
Prenons un autre exemple de comparaison : Le Manifeste des Plasticiens. Pour eux, la liberté et la vérité doivent être les maîtres mots de tout artiste. Comme ils l’affirment dans leur préface, il n’y a pas de vérité objective concernant ce qu’on appelle la perfection. Leur intuition émanant d’une liberté quasi-totale doit leur permettre d’obéir à la nature, et d’exclure un résultat conventionnel qui gomme toute personnalité. Pour Hugo, l’imagination est aussi primordiale. En effet, dans son œuvre, il explique qu’il y a deux espèces de modèles : « ceux qui sont faits d’après les règles, et, avant eux, ceux d’après lesquels on a fait les règles «. Il affirme ensuite qu’ « il n’y a pas d’autres règles que les lois générales de la nature, qui planent sur l’art tout entier « et il déplore qu’on ait mis « la mémoire à la place de l’imagination «. Le pire ennemi de la nature, de la vérité et de l’inspiration est le commun, « vue qui tue le drame «, selon Hugo. C’est pour cette raison qu’il assène : « Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes «. On voit donc bien dans ces comparaisons l’argumentation que propose Hugo en faveur du drame romantique.
La quatrième partie de La Préface de Cromwell présente aussi quelques caractéristiques identiques à certaines préfaces de Racine et de Corneille. Hugo, tout comme Racine dans ses préfaces (préfaces de Britannicus, de Phèdre…), justifie le choix de Cromwell comme héros du texte. Cromwell est « un être complexe, hétérogène, multiple «. L’Angleterre de l’époque, variée et plurielle, assure la richesse historique. Hugo, tout comme l’avait fait Corneille avant lui, affirme, dans un tour de passe-passe, ne pas défendre son œuvre et se réfère aux grands maîtres de l’art classique, Aristote et Boileau qui, comme lui, valorisent le génie plutôt que la règle. En écrivant cela, il se place en défenseur de Corneille et donc détourne lui aussi sa préface en justification et en mise en avant de ses idées. D’autres exemples de préfaces « détournées « en texte justificatif peuvent être cités. Molière, dans la préface de Tartuffe, soutient ses points de vue, combat ses détracteurs et innocente sa comédie en vue d’éviter la censure. Hugo aussi, en quelque sorte, légitime ses choix. Mais plus qu’un texte justificateur, la Préface de Cromwell est une proclamation du drame romantique et une contestation des règles classiques.
En conclusion, on peut affirmer, après avoir analysé et comparé La Préface de Cromwell avec d’autres préfaces et manifestes, que cette œuvre est plus un manifeste qu’une préface, bien qu’elle comporte quelques caractéristiques d’une préface traditionnelle. A noter que la séparation définitive entre les deux genres voisins ne surviendra qu’en 1909, lors de la parution du Manifeste du Futurisme de Marinetti. Le changement de personne (de la troisième personne du pluriel des manifestes antérieurs à la première personne du pluriel de Marinetti) émancipera définitivement le manifeste de la préface.
Dans le texte qui nous occupe, Hugo propose bel et bien une défense et illustration du drame romantique appelé à supplanter le théâtre classique. On peut d’ailleurs faire une analogie entre Cromwell et Hugo, tout deux régicides, l’un de son souverain et l’autre des « rois « de la théorie classique…
Bibliographie :
HUGO, Victor
- Préface de Cromwell, Petits classiques Larousse
BRETON, André
- Le Manifeste du surréalisme
Racine
- Préface de Britannicus, Phèdre
BIRIEN, Anne
- LE MANIFESTE LITTÉRAIRE : UN ENTRE-GENRES
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