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En dévoilant les artifices qui permettent l'illusion théâtrale, les dramaturges, mais aussi les metteurs en scène, ne nuisent-ils pas à l'intérêt et au plaisir du spectateur ?

Publié le 18/09/2010

Extrait du document

illusion

 

 

 

« La vie, c'est une panique dans un théâtre en feu « affirme Jean-Paul Sartre. « Nous voulons de la vie au théâtre, et du théâtre dans la vie. «, écrit Jules Renard, dans son Journal. « Je tiens ce monde pour ce qu'il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle. « soutient William Shakespeare, dans Le Marchand de Venise. Trois citations qui mettent en parallèle la vie et le théâtre. Trois citations qui nous rappellent que la vie est un théâtre , et que le théâtre ne fait que représenter la vie. Trois citations qui considèrent cet art comme le reflet, l'illusion de la réalité. Parce qu'en effet, le théâtre ne peut être considéré sans ce qui constitue son essence, son principe, sa substance : l'illusion théâtrale. Cette illusion qui permet à l'homme de se projeter dans une autre réalité, celle de l'œuvre jouée devant lui. Ce phénomène étrange qui invite le spectateur à se fondre dans le faux en le considérant comme le vrai. Mais cette illusion est-elle véritablement nécessaire au plaisir du spectateur ? Les dramaturges et les metteurs en scène ne le mettent-ils pas en péril lorsqu'ils dévoilent les artifices qui constituent cette illusion, ou qu'ils ne la respectent pas ? Afin d'apporter des éléments de réponse, nous analyserons d'abord comment le galvaudage de cette illusion peut nuire à l'épanouissement du spectateur. Puis nous observerons que ce même épanouissement n'est pas forcément l'esclave de l'illusion théâtrale, pour ensuite réaliser que le théâtre ne peut autoriser une illusion parfaite.

 

D'abord, nous dévoilerons dans quelles mesures la révélation, partielle ou totale, de l'illusion théâtrale, peut compromettre l'intérêt ou la réjouissance du spectateur. Le théâtre, à l'image du cinéma, reste avant tout un lieu privilégié pour se détendre, s'évader, oublier la réalité quotidienne, ou pour découvrir de nouveaux horizons. Mais pour que ces ambitions d'évasion soient comblées, l'illusion théâtrale doit être respectée. En effet, comment le spectateur peut-il entrer et s'épanouir dans une réalité à laquelle il ne croit pas ? Si le metteur en scène décide de briser cette illusion, il prend le risque de ne réduire sa pièce qu'à la simple notion d'art et de spectacle. Ainsi, dans la pièce Le Jour de l'italienne de Sophie LeCarpentier, lorsque les personnages se présentent chacun leur tour, seuls, en aparté complète avec la salle, le plaisir que pouvait avoir le public à observer la mise en forme progressive d'une représentation théâtrale est arrêté. L'illusion a disparu, et le spectateur réalise qu'il n'est que spectateur. Lorsque Daniel Mesguich choisit, dans son adaptation théâtrale de Dom Juan de Molière, de rompre l'illusion théâtrale par l'intermédiaire de Sganarelle – ce dernier, par maladresse, révèle que lé décor qui l'entoure n'est qu'un décor – ôte lui aussi un plaisir certain du spectateur.

Mais au delà de la simple détente et du simple échappatoire, le théâtre, et plus particulièrement la tragédie, est, d'après Aristote, « une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen de la narration, et qui par l'entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. «. Le théâtre implique donc une fonction cathartique. En assistant à un spectacle théâtral, l'homme se libère de ses pulsions, angoisses ou fantasmes en les vivant à travers le héros ou les situations représentées sur scène. Mais ce transfert des passions du spectateur au personnage ne peut se faire sans l'illusion théâtrale, parce qu'avant de vivre la pièce, il doit d'abord y croire. De ce fait, si l'illusion est dévoilée, les pièces tragiques telles que Œdipe Roi (430-415 av. JC) de Sophocle, où Œdipe se crève les yeux après avoir réalisé qu'il avait tué son père et épousé sa mère, ou Phèdre (1676) de Racine, dans laquelle Phèdre, amoureuse de son beau-fils Hippolyte et victime de ses pulsions, ne fait que semer la malheur autour d'elle, ne peuvent plus assurer leur fonction cathartique, et perdent de leur intérêt. Peut-être le plaisir n'est pas uniquement dépendant à la catharsis, mais n'est-il pas davantage présent lorsque l'on se sent purgé ?

Enfin, l'illusion théâtrale assure une crédibilité et un sens au théâtre. En effet, cet art semble avoir été créé pour élever un miroir de la société, de l'homme, du monde et pour mieux en comprendre et dénoncer les failles. D'après Ariane Mnouchkine, « Le théâtre a charge de représenter les mouvements de l'âme, de l'esprit, du monde, de l'histoire. «. Et s'il a charge de représenter ces mouvements, c'est en partie pour permettre au dramaturge et au metteur en scène de s'exprimer sur sa société, mais c'est aussi et surtout pour faire prendre conscience au spectateur la réalité de sa condition. Ainsi, si un dramaturge ou un metteur en scène joue avec l'illusion théâtrale, la dévoile, ne met-il pas en péril cette prise de conscience et par conséquent l'ambition de l'art théâtral ? Le spectateur peut en effet se sentir désintéressé par la pièce jouée devant ses yeux, car non conforme à la réalité, et ne peut donc ressentir l'éventuelle idée de fond de l'œuvre. La mise en scène de Don Gionvanni, de Mozart, par Gérard Corbieau au château de Vaux-le-Vicomte, apporte, il faut le concéder, du plaisir quant à la représentation en elle-même et au cadre. Mais cette même représentation grandiose ne peut épandre du plaisir lié au sens de l'opéra, parce que le spectateur n'est pas forcément apte à comprendre la langue, et parce que la mise en scène est loin d'être réaliste et vraisemblable.

 

Mais le fait est que ce plaisir n'est pas l'esclave de illusion théâtrale. Le spectateur peut tout de même s'épanouir dans une pièce qui dévoile ou ne respecte pas cette illusion.

 

En effet, si la sensation « d'un homme qui croit véritablement existantes les choses qui se passent sur scène «, comme le définit Le Romantique de la pièce Racine et Shakespeare (1823) de Stendhal, était le seul garant d'un éventuel plaisir au théâtre, bon nombre de pièces et représentations n'auraient pas vu le jour. Premièrement, le fait qu'un metteur en scène choisisse de dévoiler l'illusion théâtrale peut créer une certaine complicité entre le personnage et le public. Complicité qui n'est pas négligeable, parce que le spectateur se sent ainsi plus concerné par la pièce, il a l'impression d'y être intégré. Il sait des choses que d'autres personnages ne savent pas forcément, et s'en amuse. Une sorte de rapport d'égalité est dessinée, le clédal symbolique habituellement présent entre les comédiens et le public s'ouvre. Et ce rapport privilégié réjouit le spectateur par le fait qu'il est original – en effet, peu de pièces brisent volontairement l'illusion théâtrale – mais également parce qu'il fait sourire, voire rire. De cette manière, le fait Sganarelle de la mise en scène de Dom Juan par Daniel Mesguich se rend compte lui-même qu'il est dans un décor de théâtre, que les rochers sont légers, les arbres instables, et la terre absente au profit d'un sol dur, qu'un autre personnage habillé de la même façon apparaît, qu'ils se retrouvent l'un en face de l'autre et qu'ils se font peur mutuellement, incite le spectateur à rire. En effet, un tel passage, qui n'intervient en rien dans la trame de Dom Juan, diversifie et anime la pièce. Il la sauve d'une hypothétique monotonie, et offre au spectateur le mélange de sensations : le rire intervient dans le sérieux.

Et ce choix de Daniel Mesguich de greffer, dans sa mise en scène, de l'absurde cassant de manière radicale l'illusion théâtrale afin de faire rire, nous amène à penser que la prise de liberté des metteurs en scène peut agir en faveur du public. Effectivement, le choix de la part d'un réalisateur de ne pas respecter l'illusion théâtrale lui permet plus de liberté, plus d'expérimentation. Il peut d'avantage créer, jouer, styliser sa mise en scène. La notion de vraisemblance n'étant plus un problème, il peut véritablement offrir au public une mise en scène personnelle, artistique – car le théâtre est avant tout un art – et originale. Cela permet également de traiter de thèmes touchant directement aux artifices de l'illusion théâtrale, comme dans Le Jour de l'Italienne de  Sophie LeCarpentier, où le spectateur découvre avec humour et justesse comment une représentation théâtrale est mise en place et de la sorte, comment l'illusion théâtrale peut être créée. On peut également utiliser cet exemple pour illustrer le cas d'une mise en scène libérée des contraintes de vraisemblance. Ainsi, pour symboliser le temps qui passe, Sophie LeCarpentier décide de jouer avec plusieurs arrêts sur images, où chacun est positionné de façon à ce que chaque « photographie « évoque au spectateur une scène différente. Ça n'est pas réaliste, mais c'est efficace. Et de toute façon, n'est-il pas plus plaisant d'assister à une représentation originale et audacieuse qui assume davantage son statut de spectacle que celui d'illusion, plutôt qu'une autre plus conventionnelle et vraisemblable, qui se soumet à l'illusion et devient donc plus ennuyeuse ?

Cette même liberté se pose également dans le texte théâtral. En effet, si l'on considère que l'illusion théâtrale est permise par le reflet de la vie sur scène, les dialogues ressembleraient à ceux de la réalité. Ils seraient donc composés dans un langage courant, avec un rythme le plus souvent soutenu, ponctué de phrases brèves. Certaines pièces,  telles que celles de Molière, rendent compte de ce genre de dialogue. Mais le texte théâtral est aussi l'occasion pour les dramaturges d'extérioriser leur savoir-faire, leur maitrise de la langue, leur virtuosité. Et même si ces écrits ne sont absolument pas conformes à la réalité, et ne peuvent donc réellement participer de l'illusion théâtrale - en effet, rares sont les personnes qui expriment leur désarroi en une tirade de 50 alexandrins -, ils apportent du plaisir au lecteur. Car la littérature sert aussi à cela : célébrer la musicalité de la langue. Ainsi, et même si elle n'est pas vraisemblable, la tirade de Phèdre, Acte II, scène 5 de Phèdre de Racine, où elle dévoile son amour à son beau-fils Hippolyte, constitue un sommet dans la puissance dramatique de la pièce. Et ce sommet offre un plaisir tout particulier pour le public, parce que les mots et les sonorités y sont parfaitement maitrisés. Pareillement, la tirade dite « du nez «, de Cyrano dans Cyrano De Bergerac (1897) d'Edmond Rostant, Acte I, scène 4, est un exemple type. L'illusion n'est plus là, c'est une évidence, à cause des rimes, des temps tels que l'imparfait du subjonctif, et de la syntaxe, mais le spectateur en ressent plus de réjouissance que s'il lisait ou écoutait un dialogue simple et conforme à la réalité.

Le texte théâtral en lui-même peut enfin porter un message. La forme devient la continuité du fond, même si elle n'est plus forcément virtuose. Et de cette manière, l'idée sous-jacente de la pièce apparaît de manière plus percutante que si elle était portée par un dialogue commun. Le théâtre de l'absurde en est le parfait exemple. En effet, les dramaturges issus de ce mouvement veulent démontrer l'absurdité de ce monde capable de choses terribles, cruelles et violentes. Pour ce faire, ils ont choisi d'écrire de manière absurde. Et au-delà du rire qui advient logiquement à la lecture ou à l'écoute de ces textes, une pièce comme Rhinocéros (1959) d'Eugène Ionesco développe un véritable point de vue quant à la montée du totalitarisme. Ce genre de pièce, même si elle ne peut servir l'illusion théâtrale parce qu'elle est absurde, elle fait rire et offre une perspective de réflexion au spectateur, ce qui, indéniablement, agit en son plaisir.

 

Mais cette illusion théâtrale, quoi qu'il en soit, ne semble jamais pouvoir être « complète «.

 

En effet, le théâtre n'existe pas sans son paradoxe : comment peut-on croire que cet art est la réalité alors que le théâtre lui-même s'assume avant tout comme du théâtre ? Nous évoquions tout à l'heure le texte théâtral. Si ce dernier est appelé de la sorte, c'est parce qu'il se constitue de plusieurs caractéristiques selon les époques, caractéristiques qui le diffèrent des dialogues de la vie. Le plaisir apporté par la virtuosité du dramaturge n'est évidemment pas à exclure, mais il est basé sur quelque chose qui n'est pas crédible. Et dans le cas de pièces reconnues, à l'image des pièces classiques de Racine, le spectateur a conscience qu'il va écouter des dialogues et des tirades en alexandrins, et qu'il va apprécier la mélodie et la puissance dramatique de ces mots. Mais comment peut-il s'y projeter entièrement ? Comment peut-il croire que ce qu'il lit, écoute ou voit constitue la réalité alors qu'Oreste, Acte I, Scène 1 d'Andromaque (1667) de Racine, s'exprime en une tirade de 68 vers ?

De plus, l'illusion ne peut être totale car le spectateur, lorsqu'il va voir une pièce de théâtre, a conscience qu'il va assister à une représentation théâtrale. Et même si cette dernière est censée représenter la vie, elle n'est qu'une pièce. Et le spectateur ne reste qu'un simple spectateur, parce qu'il s'assoit sur un siège, parce qu'il n'est pas seul dans cet espace réservé au public, parce qu'il sait qu'il y a des éclairages, des costumes, des accessoires, un texte, parce qu'il a conscience que  ça n'est qu'une œuvre. La question n'est même plus de savoir si le plaisir est nuit quand un metteur en scène dévoile l'illusion théâtrale parce qu'au fond de lui même, forcément, le spectateur  sait que ça n'est que de l'illusion. Le Romantique, dans l'ouvrage Racine et Shakespeare de Stendhal, l'exprime très clairement : « Il est impossible que vous ne conveniez pas que l'illusion que l'on va chercher au théâtre n'est pas une illusion parfaite. […] Il est impossible que vous ne conveniez pas que les spectateurs savent bien qu'ils sont au théâtre, et qu'ils assistent à la représentation d'un ouvrage d'art, et non pas à un fait réel. «.

Enfin, là où le paradoxe s'avère être le plus frappant, c'est dans le cas d'une mise en abime théâtrale. Comme l'explique Georges Forestier, « En dédoublant le théâtre, c'est-à-dire en enchâssant une pièce ou un fragment de pièce dans une autre, on désigne au spectateur cette nouvelle pièce comme théâtre, ôtant par là tout possibilité d'illusion. « En effet, la présence du théâtre dans le théâtre rappelle au spectateur que ce qu'il observe n'est justement que du théâtre, et donc l'illusion ne peut être créée. La pièce en elle-même la décrédibilise. De ce fait, la pièce L'illusion Comique (1636) de Corneille est paradoxale, parce qu'elle semble insister sur la confusion entre le théâtre et la réalité, mais lorsqu'Alcandre révèle à Pridamant que la mort de son fils « n'est que la triste fin d'une scène tragique «, il fait l'éloge de ce théâtre des illusions, mais il révèle au public que ça n'est pas la réalité, que ça n'est, justement qu'une illusion. Or lorsque l'on a conscience que l'illusion n'est qu'illusion, il est impossible de croire que ça puisse être réel.

 

Le dévoilement de l'illusion théâtrale peut donc nuire à l'intérêt propre au désir de s'évader, car il est délicat de s'évader dans une réalité à laquelle on ne croit pas. Il peut également empêcher la purgation du spectateur voulue par certaines pièces, et ôter une certaine crédibilité au théâtre. Mais en revanche, il peut constituer une relation privilégiée, une complicité entre le public et le, ou les personnages. Le fait de ne pas se contraindre à l'illusion théâtrale permet aussi aux metteurs en scène plus de liberté quant à leur représentation, et de pousser plus loin la notion artistique du théâtre. Cette même liberté est présente également dans les textes théâtraux, qui, même s'ils ne sont vraisemblables, autorisent une virtuosité de la langue qui agît indéniablement pour le plaisir du lecteur comme du spectateur. Mais la problématique va-t-elle réellement au fond du problème ? En effet, nous avons vu dans notre troisième et dernière partie que l'illusion théâtrale ne pouvait se targuer d'être entière. Tout d'abord parce qu'il existe un véritable genre théâtral qui implique des dialogues non-conformes à la réalité, ensuite parce que le spectateur sait qu'il est au théâtre et qu'il assiste à une représentation artistique, et enfin parce que la mise en abime théâtrale, en dédoublant le théâtre, chasse tout possibilité d'illusion. Tout en sachant donc que l'illusion est imparfaite, la réponse à la problématique n'est pas fixe. Elle est même subjective. Certains verront dans la maltraitance de l'illusion une infidélité envers ce que doit normalement être le théâtre, alors que d'autres, moins conventionnels, y trouveront une façon originale de donner une nouvelle perspective à l'art théâtral. De la même manière, la question se pose également pour un autre art majeur dans « l'imitation de la vie « : le cinéma. En effet, pour plusieurs réalisateurs et spectateurs, le cinéma se doit de représenter la vie – ce qui est beaucoup plus accessible pour cet le 7eme art, car les décors semblent réels et les textes plus libres. Pour d'autre, même si l'illusion n'est pas présente, le plaisir sera dans la fantaisie, le fantastique, la folie d'un film. Mais le problème est différent, car l'art cinématographique actuel peut rendre le fantastique presque réel aux yeux du spectateur, il a les moyens de faire oublier presque totalement son statut de cinéma, grâce entre autre aux effets numériques très importants et à la nouvelle technologie 3D.

 

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