Dos Passos, Manhattan Transfer (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Dos Passos, Manhattan Transfer (extrait). Seul écrivain de la lost generation à avoir adopté la technique du roman simultanéiste, Dos Passos tente, aussi bien dans Manhattan Transfer que dans la trilogie USA, de brosser, en une vision totalisante, le portrait de la société américaine de l'aprèsguerre. Manhattan Transfer restitue ainsi l'ensemble des composantes sociales du microcosme new-yorkais : comptable, commerçant, paysan, artiste, etc., forment, ainsi réunis, le modèle de l'Amérique moderne. En suivant ces destins parallèles Dos Passos interroge la notion même de communauté au moment où elle semble gagnée par un individualisme croissant. Manhattan Transfer de John Dos Passos (chapitre 5, « Rouleau à vapeur «) Le crépuscule arrondit délicatement les angles droits des rues. L'obscurité pèse sur la ville d'asphalte fumant, écrase les châssis des fenêtres, les réclames, les cheminées, les réservoirs, les ventilateurs, les échelles de sauvetage, les moulures, les ornements, les cannelures, les yeux, les mains, les cravates. Elle en fait des masses bleues, d'énormes blocs noirs. Sous le roulement compresseur, plus fort, toujours plus fort, les fenêtres laissent échapper de la lumière. La pression de la nuit fait jaillir du lait brillant des lampes à arc, comprime les blocs sombres jusqu'à en faire dégoutter de la lumière rouge, jaune, verte, dans les rues où les pas résonnent. Tout l'asphalte suinte de la lumière. De la lumière gicle des réclames sur les toits, tourne vertigineusement dans les roues, colore des tonnes roulantes de ciel. Devant la grille du cimetière, un rouleau à vapeur accomplissait son bruyant va-et-vient sur la route fraîchement goudronnée. Il en sortait une odeur de graisse roussie, de vapeur, de peinture chaude. Jimmy Herf longeait le bord de la route. Les pierres lui blessaient les pieds à travers les semelles usées de ses souliers. Il frôlait en passant des ouvriers au cou hâlé, et il marchait sur la route neuve, les narines pleines de leur odeur d'ail et de sueur. Au bout de cent mètres, il s'arrêta. Au-dessus de la route grise, étroitement lacée de chaque côté par des poteaux et des fils télégraphiques, au-dessus des maisons grises semblables à des boîtes en carton, au-dessus des chantiers dentelés de monuments funéraires, le ciel était couleur d'oeuf de rouge-gorge. Jimmy sentait des petits vers de mai se tortiller dans son sang. Il arracha sa cravate noire et la mit dans sa poche. Un air obsédant ne cessait de moudre dans sa tête. I'm so tired of violets take them all away. Il y a une beauté du soleil, une beauté de la lune et une autre beauté des étoiles : car une étoile diffère d'une autre étoile en beauté. Il en est de même de la résurrection des morts... Il marchait vite, faisant éclabousser les flaques d'eau pleine de ciel, s'efforçant de chasser de ses oreilles le ronronnement des mots onctueux, de débarrasser le bout de ses doigts des impressions de crêpe noir, d'oublier la senteur des lis. I'm so tired of violets take them all away. Il marcha plus vite. La route montait. Dans le fossé coulait un ruisseau scintillant, entre des taches d'herbe et de pissenlits. Les maisons se faisaient rares. Sur les granges, des réclames écaillées annonçaient : Lydia Pinkham's vegetable compound. Budweiser. Red hen. Barking dog... Et maman avait eu une attaque et maintenant elle était enterrée. Il ne pouvait se rappeler comme elle était. Elle était morte. C'est tout. Sur une palissade un passereau lançait son petit sifflement mouillé. Le petit oiseau couleur de rouille s'envola, se percha sur un fil télégraphique et chanta, puis il s'envola encore, et chanta. Le bleu du ciel se fonçait, s'emplissait de nuages floconneux, couleur de nacre. Une dernière fois il sentit une main, dans une longue manche garnie de dentelle, se fermer doucement sur sa main. Couché dans son berceau, les jambes repliées, transi sous la menace des ombres velues, tapies... et les ombres chassées, évanouies dans les coins quand elle se penchait sur lui, avec son front ceint de boucles, ses manches en soie bouffantes, et la petite mouche noire au coin de sa bouche, qui sur sa propre bouche déposait un baiser. Il marcha plus vite. Le sang coulait, abondant et chaud, dans ses veines. Les nuages floconneux se fondaient en une écume rose. Il pouvait entendre ses pas sur le macadam usé. À un carrefour le soleil scintillait sur les bourgeons pointus et visqueux des jeunes bouleaux. En face une plaque indiquait YONKERS. Une boîte de tomates en conserve, dentelée, titubait au milieu de la route. Il continua à marcher en la poussant devant lui à grands coups de pied. Une beauté du soleil, et une autre beauté de la lune, et une autre beauté des étoiles... Il marchait. Source : Dos Passos (John), Manhattan Transfer, trad. par Maurice-Edgar Coindreau, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1973. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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