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Dom Juan, Molière Acte I, scène 2

Publié le 18/09/2010

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juan

 

 

Introduction :

Au moment où commence ce long couplet lyrique, Don Juan vient juste de faire sa première apparition sur scène et de surprendre les valets Sganarelle et Gusman, dont le dialogue savoureux nous a déjà donné une idée du héros et de sa conception de la vie. Cette entrée crée un effet dramatique et comique en confrontant le personnage principal à l’image qu’on a de lui à travers les valets. Sganarelle désapprouve la conduite de son maître qui vient d’abandonner sa femme Elvire. Pour se justifier, Don Juan expose avec brio sa philosophie de l’amour. 

(Problématique : Comment Don Juan expose-t-il sa philosophie de l’amour dans cette tirade ?)

Nous en étudierons d’abord le contenu ; puis nous verrons comment cette philosophie exprime la personnalité du libertin, avant de montrer sa brillante maîtrise du langage. 

 

La doctrine de Don Juan en amour :

 

La doctrine de Don Juan en amour est claire et suit dans ce texte une progression rigoureuse. Après avoir vigoureusement critiqué la fidélité (l.125-130), il fait l’éloge de l’inconstance en invoquant le charme irrésistible qu’exerce sur lui la beauté (l.131-144); il expose alors sa stratégie, qui fait de la conquête amoureuse une entreprise aussi exaltante que la conquête guerrière (l.145-163). Peu à peu au fil du texte, Don Juan se pose en conquérant de plus en plus mégalomane pour qui l’amour est une façon d’affirmer un pouvoir. Du refus et de la révolte, il passe à l’affirmation et à la jubilation.

Don Juan se présente comme un homme libre qui n’admet aucun obstacle à sa liberté. C’est pourquoi la fidélité lui paraît le pire ennemi de l’amour : « La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle « (l.128). La fidélité est un emprisonnement volontaire, qui en forçant à faire un choix élimine les autres possibilités que le libertin entend maintenait le plus largement ouvertes. Elle est la mort de la passion amoureuse, car la possession enlève au désir sa force et son attrait : « lorsqu’on en est maître une fois […] tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour «(l.152-155). Voilà pourquoi le meilleur de l’amour est dans la fraîcheur de ses débuts, dans l’excitante nouveauté des « inclinations naissantes « (l.143).

Don Juan refuse la tiédeur en amour. Il veut que son désir conserve sa fièvre et son impatience. En fait, ce qu’il désire, c’est le désir lui-même. On peut dire que le désir du plaisir l’intéresse moins que le plaisir du désir. C’est pourquoi peu lui importe qui il aime pourvu qu’il aime. Par cette conduite narcissique dans laquelle il se plaît d’abord à lui-même, Don Juan cherche à échapper à l’espace et au temps.

Pour durer, l’amour doit donc, pour lui, reposer sur l’inconstance, qui par l’attrait de la nouveauté maintient le désir en alerte : « tout le plaisir de l’amour est dans le changement « (l .144). Cette phrase définit le donjuanisme, qui fait de la multiplication des conquêtes la condition de l’amour. Don Juan est le contraire de Tristan pour qui Yseult est le seul et unique amour de sa vie. A l’éternité de la passion amoureuse, Don Juan oppose la succession fiévreuse des instants. A la « passion « (l.129) au singulier, il préfère le pluriel des rencontres multipliées qui satisfont son désir de totalité, marqué par la répétition de l’adjectif « toutes « : « toutes les belles ont le droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit poins dérobe aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs « (l.132-134).

Don Juan justifie cette inconstance par l’attrait irrésistible qu’exerce sur lui la beauté féminine : « Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne « (l.134-136). Toujours à la recherche du plaisir des sens, il est immédiatement sensible à la beauté qui se présente à lui, et, comme s’il cédait à une urgence, il veut sans attendre tirer du plaisir d’elle : « Je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous « (l.140-143). L’amour a sur lui un pouvoir fatal et inévitable, que traduisent les mots « ravit «, « cède «, « entraîne «, ou encore « charmer «, qui a au XVIII° siècle un sens fort et veut dire « envoûter «, « ensorceler «. Le libertin a besoin de cet envoûtement. Paradoxalement, si le séducteur est actif et dominateur lorsqu’il attaque ses proies, il est passif devant le désir.

Mais il y a aussi dans cette conception de l’amour un plaisir de la séduction qui prend la forme d’un combat amoureux et apparente l’art de l’amour à l’art de la guerre. La femme est présentée comme un ennemi dont l’amant libertin veut triompher exactement comme dans une lutte armée. C’est le vocabulaire militaire qui décrit l’entreprise amoureuse : « on goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur « (l.145-151). L’amour est pour le libertin une façon d’assouvir un besoin de puissance et de domination.

Rappelons que l’aristocratie a perdu après la fronde, complot manqué de la noblesse contre l’Etat, une partie de ses prérogatives habituelles en matière de guerre et de diplomatie. Louis XIV, pour domestiquer les grands seigneurs naturellement rebelles à la monarchie absolue, les a transformés en courtisans inoffensifs dans la prison dorée de versailles. La littérature et la galanterie devinrent alors des compensations grâce auxquelles ils pouvaient en partie assouvir leur volonté de puissance.

 

Un portrait de libertin :

 

Cette profession de foi sur l’amour nous permet aussi de nous faire une idée plus précise de la personnalité du libertin. Ce qui frappe d’abord, c’est sa revendication d’une liberté absolue. L’inconstance suppose en effet une disponibilité complète et le refus de s’attacher : « je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous « (l.140-143). Don Juan ne supporte pas l’idée d’être lié définitivement à une femme. C’est pourquoi sa frénésie amoureuse est aussi une fuite et une peur de la dépendance. D’une façon provocante, il remet en cause les règles morales traditionnelles et notamment le mariage qui concerne socialement l’amour : « Quoi ! tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? « (l.125-127). En disant cela, il pense à sa femme Elvire qu’il vient de quitter et à qui il va devoir rendre des comptes. Mais ce désir de liberté totale a pour conséquence une instabilité et une insatiabilité sans répit. Don Juan ne peut demeurer en repos. Sa vie est une perpétuelle fuite en avant. Il lui faut agir sans arrêt sous peine de tomber dans l’ennui : « j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits « (l.158-160). Le libertin est donc au moins esclave de son désir sensuel. Il le justifie par la très haute idée qu’il a de lui-même. 

Don Juan est en effet plein d’orgueil. Ceux qui choisissent la tranquillité bourgeoise de la fidélité, les amours molles et souvent médiocres du mariage, s’attirent son mépris : « Non, non, la constance n’est bonne que pour les ridicules « (l.131). Il a besoin quant à lui du risque et du danger de la passion amoureuse, qui le met au ban de la société. Il devra par exemple affronter les frères d’Elvire qui voudront venger le déshonneur de leur sœur. Cette situation lui plaît. Il considère qu’il est le plus fort et que rien ne peut entraver son appétit de domination : « Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs « (l.161). Cet orgueil l’entraîne à la mégalomanie. Il se compare à Alexandre, le célèbre conquérant antique, qui était au XVIIe siècle, chez les moralistes et les prédicateurs, le symbole de la démesure. L’amour n’est donc pas pour lui une fin, mais un moyen de s’affirmer. 

Il le considère en esthète, c’est-à-dire en attachant plus d’importance à sa façon d’aimer qu’aux gens qu’il aime. L’amour est un art, indépendant de ceux qui le pratiquent. Les femmes sont pour le libertin des jouets dont il se lasse aussi vite qu’il s’est épris d’elles. Plus que des individus, il a le culte de la beauté : « la beauté me ravit partout où je la trouve « (l.135). En esthète raffiné, il sait jouir du plaisir de la contemplation, comme en témoignent les nombreuses références au regard : «tu veux […] qu’on ait d’yeux pour personne « (l.125-127), « les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux « (l.130), « je conserve des yeux pour voir « (l.138), « tout ce que je vois d’aimable « (l.141). Quand il séduit une femme, Don Juan attache, par ailleurs, un grand soin à chacune des opérations qui le conduisent à la victoire finale. 

Manipulateur subtil et maître absolu des apparences, Don Juan a comme arme favorite l’hypocrisie. L’amour est pour lui une comédie dont il connaît tous les mécanismes. Il sait habilement flatter la proie qu’il approche, en lui rendant « cent hommages « (l.145). Il sait utiliser la pitié grâce au pouvoir « des transports « [= au XVIIe siècle, émotion vive et passionnée qui emporte celui qui l’éprouve], « des larmes et des soupirs « (l.148). Son plaisir est accru par sa conscience de faire mal. Il aime corrompre les jeunes femmes naïves et salir « l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes «. Avec sadisme, il se délecte des tourments qu’il inflige à la femme qu’il dévoie, en venant à bout des « scrupules dont elle se fait honneur « (l.150). Hypocrite, corruption, cruauté, tels sont les piments dont le libertin a besoin pour aimer. Sans aucun respect de la personne humaine, il fait de l’amour une occasion d’améliorer son style et d’affirmer sa maîtrise. Le sentiment joue pour lui un rôle moins important que la volonté. Son plaisir suprême est de voir les faits coïncider avec son désir et le résultat confirmer son projet, en menant sa victime où il a « envie de al faire venir « (l.152). Dans cette affirmation de soi, le langage joue un rôle primordial, qu’il importe maintenant de préciser.

 

 

Un brillant plaidoyer :

 

Cette tirade est un brillant plaidoyer qui malgré l’immoralisme du contenu, séduit le spectateur. Nous désapprouvons la cruauté du libertin, mais nous admirons son audace. Examinons les éléments qui font le pouvoir de persuasion de son langage.

Don Juan s’exprime d’abord avec élégance et distinction. Sa langue manifeste autant l’éducation de l’aristocrate que les raffinements de l’esthète ; elle contraste comiquement avec la balourdise et le pédantisme du valet Sganarelle. Son vocabulaire est toujours précis et choisi.

Le mot  « objet « par exemple désigne la personne aimée en style galant. L’expression «  se piquer de « au sens de : mettre un point d’honneur à posséder une qualité, appartient à un registre élevé de langue. Quant au rythme des phrases, il donne une impression d’harmonie qui traduit le détachement supérieur du libertin. Sa tirade est cadencée comme un poème avec de nombreux octosyllabes : «  Quoi ! tu veux qu’on se lie à demeurer / au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, / et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer / d’un faux honneur d’être fidèle / de s’ensevelir pour toujours dans une passion, / et d’être mort dès sa jeunesse  / à toutes les autre beautés / qui nous peuvent frapper les yeux « (l. 125-130).

Ce rythme régulier agit comme une indication qui endort la conscience critique.

Dom Juan sait aussi frapper l’esprit et l’imagination. Il aime les comparaisons, qui donnent à sa pensée une plus grande force de conviction. Ce texte comprend deux réseaux d’images. Nous avons déjà vu le premier qui assimile l’amour à la guerre .Le second est plus subtil. Il utilise le langage juridique pour légitimer l’inconstance du protagoniste « engagé «, « faire injustice «, « mérite «, « tributs où la nature nous oblige «. En rupture  avec la conception habituelle des mœurs Dom Juan se crée un nouveau droit. Il se réclame pour cela de la « nature « qui lui semble une puissance plus souveraine que celle des lois sociales. Pour les libertins, la « nature « est ce qui dans l’homme, est la manifestation la plus authentique  de la force et de l’ordre qui animent l’univers, par opposition à tout ce qui vient de l’éducation, de la coutume de la raison et de la religion.   

L’autre façon de frapper l’imagination est l’emploi d’hyperboles (expressions qui outrent la pensée pour la rendre plus frappante]. S’attacher durablement à une femme devient dans la bouche de Don Juan « s’ensevelir pour toujours dans une passion « et « être mort dès sa jeunesse « (l.129). Un cœur ne lui suffit pas, il en voudrait « dix mille «. De même, il ne saurait se contenter de l’amour de quelques femmes, il se sent « un cœur à aimer toute la terre « (l.162) ; bien plus, il est prêt à faire la conquête amoureuse « d’autres mondes « (l.163). Ces hyperboles manifestent la mégalomanie et le fol orgueil du personnage. 

Don Juan enfin sait communiquer par les mots son énergie et sa joie de vivre. Sa phrase est tonique. Il attaque vivement sa tirade par des exclamations et des interrogations : « Quoi ! tu veux qu’on se lie […] ?  La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle […] «. Homme d’action, sa volonté et son allégresse s’expriment par l’abondance des verbes : « On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommes le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir « (l.145-152). Il est difficile après cela de ne pas être séduit par son brio, même si sur le fond, on le désapprouve. Le spectateur se trouve dans la position de Sganarelle qui, un instant fasciné, en sait comment réagir avant de condamner l’attitude odieuse de son maître à l’égard d’Elvire : « je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas «.

 

Conclusion :

Profession de foi libertine, portrait d’un immoraliste, morceau de bravoure, ce texte apporte un éclairage essentiel pour la suite de l’intrigue. Le héros y apparaît comme un « grand seigneur méchant homme « qui revendique  fièrement sa liberté et fait de l’amour un art de vivre et le moyen d’asseoir sur les autres une domination. C’est aussi un homme révolté. Il dénonce les contraintes asphyxiantes de la fidélité, la résignation paresseuse de ceux qui, par peur, renoncent à réaliser leurs désirs. Il plaide pour une vie dynamique, régénérée sans cesse par le changement. Comme Sganarelle, le spectateur est fasciné par ce personnage hors du commun qui se dépense avec démesure. Il est choqué par son orgueil et son égoïsme, mais il est séduit par son impertinence, sa prestance et son cran.

 

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