Dickens, les Grandes Espérances (extrait).
Publié le 07/05/2013
Extrait du document
«
— Je suis bien changée… Je m’étonne que tu me reconnaisses.
»
La fraîcheur de sa beauté était en effet partie, mais sa majesté si indescriptible et son charme indescriptible étaient restés.
Ces attraits, je les connaissais.
Ce que je n’avais pas encore vu, c’était le regard adouci, attristé de ses yeux
autrefois si fiers ; ce que je n’avais pas encore vu, c’était la pression affectueuse de sa main autrefois insensible.
Nous nous assîmes sur un banc près de là, et je dis :
« Après tant d’années, il est étrange que nous nous rencontrions, Estella, ici même, le lieu de notre première rencontre ! Y venez-vous souvent ?
— Je ne suis jamais revenue ici depuis lors.
— Ni moi.
»
La lune commençait à se lever, et je pensai au regard placide dirigé vers le plafond blanc par celui qui n’était plus.
La lune commençait à se lever, et je pensai à la pression de sa main sur ma main, quand je lui eus dit les dernières paroles
qu’il eût entendues sur terre.
Estella rompit la première le silence qui s’était établi entre nous.
« J’ai très souvent espéré et désiré revenir, mais j’en ai été empêchée par bien des circonstances.
Pauvre, pauvre vieil endroit ! »
Le brouillard argenté fut touché par les premiers rayons de la lune, et les mêmes rayons touchèrent les larmes qui coulaient de ses yeux.
Ignorant que je les voyais, elle s’employa à les refouler en déclarant tranquillement :
« T’es-tu demandé, en te promenant ici, comment il se fait que ce terrain soit dans cet état ?
— Oui, Estella.
— Le terrain m’appartient.
C’est le seul bien que je n’aie pas abandonné ; tout le reste m’a quitté petit à petit, mais j’ai gardé ce terrain.
Il a été le sujet de la seule résistance décidée que j’aie faite pendant toutes ces années de malheur.
— Doit-on y construire ?
— Oui, on finira par là.
Je suis venue ici pour lui faire mes adieux avant ce changement.
Et toi, dit-elle sur un ton d’intérêt qui ne pouvait que toucher quelqu’un d’errant, tu vis toujours à l’étranger ?
— Toujours.
— Et tu t’en sors bien, j’en suis sûre.
— Je travaille beaucoup pour avoir de quoi vivre, et c’est pourquoi — oui, je m’en sors bien.
— J’ai souvent pensé à toi, dit Estella.
— Vraiment ?
— Ces derniers temps, très souvent.
Il y eut une période longue et pénible, où j’éloignai de moi le souvenir de ce que j’avais repoussé quand j’en ignorais parfaitement la valeur.
Mais depuis, mon devoir n’a plus été incompatible avec
l’acceptation de ce souvenir, et je lui ai donné une place dans mon cœur.
— Vous avez toujours eu votre place dans mon cœur à moi », dis-je.
Et nous gardâmes encore le silence, jusqu’au moment où elle reprit :
« J’étais loin de penser que je prendrais congé de toi en prenant congé de cet endroit ; je suis bien aise de le faire.
— Vous êtes bien aise de nous séparer encore, Estella ? Pour moi, partir est une pénible chose ; pour moi, le souvenir de notre séparation a toujours été aussi triste que pénible.
— Mais tu m’as dit autrefois, répondit Estella avec animation : “ Dieu vous bénisse, Dieu vous pardonne ! ” Et si tu as pu me dire cela alors, tu n’hésiteras pas à me le dire maintenant… maintenant que la souffrance a été plus forte que
toutes les autres leçons, et m’a appris à comprendre ce qu’était ton cœur.
J’ai été courbée et brisée, mais, je l’espère, pour prendre une forme meilleure.
Sois aussi prévenant et aussi bon pour moi que tu l’étais, et dis-moi que nous
sommes amis.
— Nous sommes amis, dis-je en me levant et me penchant vers elle au moment où elle se levait de son banc.
— Et continuerons d’être amis une fois séparés », dit Estella.
Je pris sa main dans la mienne et nous quittâmes ces ruines ; et, comme les vapeurs du matin s’étaient levées depuis longtemps la première fois que j’avais quitté la forge, de même les vapeurs du soir s’élevaient maintenant, et dans la
vaste étendue de lumière tranquille qu’elles me dévoilaient, aucune ombre visible ne vint suggérer que je serais à nouveau séparé d’elle.
Source : Dickens (Charles), les Grandes Espérances, trad.
par Charles-Bernard Derosne et Jean-Pierre Naugrette, Paris, Librairie générale française, 1998.
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