dialogue sur la nature humaine
Publié le 01/11/2015
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Dialogue sur la nature humaine La collection l?Aube poche essai est dirigée par Jean Viard © Éditions de l?Aube, 2010 www.aube.lu ISBN 978-2-8159-0009-6 Boris Cyrulnik Edgar Morin Dialogue sur la nature humaine éditions de l?aube Boris Cyrulnik. ? Je vous surveille depuis long temps ? il m?arrive même de vous lire ? et j?ai l?im pression que nous jouons un peu dans la même équipe mentale. Je suis ravi de trouver ici un collè gue. Je vous vois en effet mettre votre nez partout et c?est exactement le reproche que l?on me fait. Je pense que sur le plan des idées, nous avons le choix. Soit nous décidons d?être spécialiste, une situation tout à fait confortable intellectuellement puisqu?il nous suffit d?accumuler de plus en plus d?informa tions sur un point de plus en plus précis : on finit alors, comme le dit le dogme, par tout savoir sur rien. Soit nous décidons d?être généraliste, c?est dire mettre notre nez, un peu à chaque fois, dans la physique, la chimie, la biologie, la médecine légale, la psychologie : on finit alors par n?être spécialiste en rien, mais on a la meilleure opinion sur la per sonne qui nous fait face et qu?on appelle l?homme. Ce sont deux attitudes, deux politiques du savoir totalement différentes? 5 En vous lisant, j?ai l?impression d?avoir trouvé une attitude mentale portée vers l?homme. Edgar Morin. ? C?est juste, mais je repousse cette idée qu?il nous faut toujours et forcément nous situer dans l?alternative, ou bien être spécialiste et avoir un savoir pertinent, reconnu par les collègues, les universités et les institutions ; ou bien être généraliste et détenir un savoir absolument inconsistant. Il s?agit justement d?éviter cette alternative, ce qui est d?ailleurs le cas dans la science écologique, par exemple. La compétence de l?écologue touche les modes de régulation et de dérèglement des différents éléments qui constituent un écosystème. Jouant un rôle de chef d?orchestre, il va faire appel au savoir du botaniste, du zoologiste, du microbiologiste, du géologue, etc. Il en est de même en ce qui concerne les sciences de la terre : depuis la découverte de la tectonique des plaques, la terre s?étudie comme un système très complexe, dont tous les éléments sont en relation. D?une manière générale, dès que vous avez un objet où tous les éléments sont en relation, vous faites appel aux différents spécialistes concernés par cet objet, tout en vous cultivant, en incorporant les connaissances clés de leurs disciplines. J?en viens alors à l?idée très importante de la culture. Qu?est-ce que la culture ? C?est le fait de 6 ne pas être désarmé quand on vous place dans différents problèmes ! Par exemple, être cultivé historiquement signifie que lorsqu?on vous parle de la Bosnie, vous possédez un minimum de connaissances pour situer la Bosnie dans son histoire, son contexte géographique, l?histoire du communisme, des Balkans, etc. En fait, le vrai problème est de pouvoir faire la navette entre des savoirs compartimentés et une volonté de les intégrer, de les contextualiser ou de les globaliser. Pour vous donner mon propre exemple, celui d?un livre qui s?appelle L?Homme et la Mort. Pourquoi un tel livre ? Sans doute parce que j?étais fasciné par ce sujet, une pulsion inconsciente qui vient peut-être de la mort de ma mère ? j?avais 10 ans ?, mais aussi de celle que j?ai frôlée pendant la Résistance, de celle de beaucoup de mes amis? J?ai donc décidé d?étudier les attitudes, les conceptions humaines devant la mort. Cela se passe en 1950. Or, vous savez qu?il n?existait pas et qu?il n?existe presque toujours pas une thanatologie, une science des choses de la mort. Pour écrire ce livre, j?ai été obligé d?étudier les ouvrages d?ethnographie consacrés aux conceptions de la mort dans les sociétés archaïques, mais aussi ceux sur les religions, sur les mythes? J?ai étudié la conscience adulte de la mort, les attitudes des philosophes lorsqu?ils ne 7 croient plus en l?immortalité, les religions du salut, les problèmes de la mort dans nos civilisations contemporaines ; j?ai dû aussi me demander ce que signifiait la mort d?un point de vue biologique? Mon investigation m?obligeait d?aller de la biologie à la mythologie. En faisant ce travail, je me suis rendu compte que ce qu?on appelait l?anthropologie ? la science de l?homme ? était quelque chose de tronqué, de mutilé. Dans l?anthropologie culturelle ou sociale, on éliminait en effet totalement l?homme biologique. Dans une vision où les déterminations étaient purement matérielles, on considérait que les mythes étaient de la superstructure, alors que ce sont des choses très profondes dans la réalité humaine. Je crois que c?est la raison de notre rencontre. Pour vous comme pour moi, on ne peut parler de l?être humain, sans le considérer à la fois comme un être biologique, culturel, psychologique et social. Nous nous rencontrons parce que nous savons que le fantasme, l?imaginaire ou le mythe sont des réalités humaines fondamentales. Boris Cyrulnik. ? Je vote pour vous ! Je pense que l?Occident est effectivement un fragmenteur ? et encore « frag », ce n?est pas sûr ! C?est d?ailleurs la fragmentation (c?est-à-dire qui consiste à faire des objets partiels) qui a donné à l?Occident le pouvoir 8 technique et intellectuel. Or, si cet objet partiel creuse, va de plus en plus loin, fait de bonnes per formances en laboratoire, cela n?est pas forcément le cas dans la vie. La pensée occidentale (et c?est son grand piège) a fini par croire que la partie peut être séparée du tout, alors que la partie est un élément du tout. Nos spécialistes ont fait des performances tellement bonnes que leur discours social admet que le morceau peut être séparé du tout. On fait une partie, une découpe artificielle, mais une découpe didactique. Après l?avoir manipulée expérimentale ment, on oublie ou l?on refuse de la réintégrer dans le tout. Il s?agit là d?une faute de pensée. [?] Vous avez pris la mort comme objet d?enchaînement et de réflexion. Comme vous l?écrivez effectivement dans L?Homme et la Mort, cet objet de pensée doit partir de la biologie? À quoi ça sert biologiquement de mourir ? On ne s?est jamais vraiment posé la question ; je crois même que notre Occident l?a bien refoulée. Or, quelques pages de votre livre parlent déjà d?éthologie, de la non-représentation de la mort chez les animaux. Et vos interrogations de 1951 sont toujours d?actualité. Dans un siècle ou deux, lorsque nous aurons enfin les réponses, nous nous donnerons rendez-vous pour en parler? En fait, le contresens est d?avoir fait croire qu?un objet de science pouvait être cohérent alors qu?il est 9 un morceau du réel, arbitrairement découpé par la pensée, la technique et le laboratoire. Lorsqu?on observe la place de l?homme dans le vivant, on arrive à la conclusion que l?homme seul ne peut plus pen ser seul, qu?il est obligé de s?entourer d?une équipe. Le piège de la pensée serait de faire un galimatias théorique, une sorte d??cuménisme des genres. Ce n?est pas du tout cela ! Il s?agit d?associer des gens de disciplines diverses, pour éclairer un même objet différemment. Chacun reste ce qu?il est, sim plement il doit apprendre à parler avec un autre. Le biologiste reste biologiste, mais il peut tenter une passerelle et trouver la richesse d?un psychana lyste ou d?un sociologue. Edgar Morin. ? Mais il y a besoin d?un long commerce pour que l?interdisciplinarité devienne féconde ; sinon, un peu comme à l?Onu, chacun voudra défendre sa frontière et son territoire ! Poursuivons ce que vous avez dit sur la fragmentation. Bien entendu, on finit par croire que les frontières artificielles entre disciplines sont les frontières qui correspondent à la réalité ; ceci est une première illusion. Mais c?est toute la réussite de la science. On a même oublié que l?expérimentation consistait à prendre un corps hors de son milieu naturel et à le faire travailler, l?influencer dans un milieu artificiel. 10 On a développé les techniques de manipulation dans tous les domaines en oubliant du même coup la réalité des êtres vivants, des êtres humains. Aujourd?hui, le déferlement des pouvoirs manipulateurs de la science, depuis l?énergie atomique jusqu?à la génétique, est tel qu?il pose un vrai problème. Nous avons la puissance, mais pas la vraie connaissance et pas du tout la sagesse? Un autre vice est celui de la réduction. On croyait connaître un ensemble en définissant les éléments séparément. Dès le xviie siècle, deux types de pensée se posaient. Celui de Descartes (qui a triomphé) disait : « Quand je vois un problème très compliqué, je divise ses difficultés en petites parties et une fois que je les ai toutes résolues, j?ai résolu le tout ». Celui de Pascal disait : « Je ne peux pas comprendre le tout si je ne connais pas les parties et je ne peux pas comprendre les parties si je ne connais le tout », invitant à une pensée en navette. Pascal n?a malheureusement pas été entendu, ni même compris. La pensée complexe essaie en effet de voir ce qui lie les choses les unes aux autres, et non seulement la présence des parties dans le tout, mais aussi la présence du tout dans les parties. J?ai en mémoire les mots d?un ami astrophysicien qui, à un ?nologue qui lui demandait ce qu?il voyait dans un verre de vin, lui répondait : « Je vois l?origine du cosmos car l?hydrogène s?est formé dans les premières 11
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