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Des cannibales (1), Montaigne

Publié le 01/03/2016

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Essais : « Des cannibales » I,31 (1) […] Je trouve maintenant, pour en revenir à mon sujet, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage dans cette nation, d’après ce que l’on m’en a dit, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas dans ses coutumes, de même que, en vérité, nous n’avons pas d’autre point de mire1 pour la vérité et la raison que l’exemple et l’image des opinions et des usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, le parfait gouvernement, le parfait et incomparable usage de toutes choses. [Ces hommes-là] sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature a produits d’elle-même et dans sa marche ordinaire, tandis que, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par nos procédés et détournés de l’ordre habituel nous devrions plutôt appeler sauvages. En ceux-là sont vivantes et vigoureuses les véritables et les plus utiles et plus naturelles vertus et propriétés que nous avons abâtardies en ceux-ci et que nous avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et pourtant la saveur même et la finesse se trouvent excellentes à notre goût, en comparaison des nôtres, dans divers fruits de ces contrées [où ils poussent] sans être cultivés. Il n’est pas légitime que l’art emporte le prix d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée. Cependant, partout où reluit sa pureté, elle fait extraordinairement honte à nos vaines et frivoles entreprises, Et le lierre vient mieux de lui-même Et l’arbousier croît plus beau dans les antres solitaires, Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux. Tous nos efforts ne peuvent pas seulement arriver à reproduire le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de ses services, ni même la toile de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par « la fortune » ou par l’art ; les plus grandes et les plus belles, par l’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et les plus imparfaites, par le dernier. Ainsi donc ces nations me semblent [réputées] barbares parce qu’elles ont été fort peu façonnées par l’esprit humain et parce qu’elles sont encore très voisines de leur état originel. Les lois naturelles, fort peu abâtardies par les nôtres, sont encore leurs commandements ; c’est même dans une telle pureté que je me prends parfois à regretter vivement que la connaissance n’en soit pas venue plus tôt [dans nos pays], du temps où il y avait des hommes qui auraient mieux su en juger que nous. Je regrette que Lycurgue et Platon? ne l’aient pas eue ; il me semble, en effet, que ce que nous voyons par expérience dans ces nations-là surpasse non seulement toutes les peintures par lesquelles les poètes ont embelli l’âge d’or et toutes leurs inventions pour imaginer une heureuse condition humaine [en ce temps-là], mais encore la conception idéale et le désir même des philosophes. [Ces Anciens] n’ont pas pu imaginer un état naturel aussi pur et simple que nous le voyons par expérience et n’ont pas pu croire que notre société eût la possibilité de se maintenir avec si peu de procédés artificiels et de rapports fixés par les lois humaines. C’est une nation, dirais-je à Platon, dans laquelle il n’y a aucune espèce de commerce ; aucune connaissance des lettres ; aucune science des nombres ; aucun nom de magistrat ni de supériorité politique ; aucun emploi de serviteurs, aucune existence de la richesse et de la pauvreté ; pas de contrats, pas de successions, pas de partages ; pas d’occupations désagréables ; pas de considération de parenté, sinon tout le respect que tous les hommes se portent les uns aux autres ; pas de vêtement, pas d’agriculture, pas de métal ; pas d’usage du vin et du blé. Les mots mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, la cupidité, l’envie, la médisance, le pardon, sont inconnus. Combien Platon trouverait la république qu’il a imaginée éloignée de cette perfection ! […] 1. On pourrait remplacer l’expression « point de mire » par « point de comparaison ». 2. Lycurgue donna ses lois à Sparte ; Platon est l’auteur de traités tels que La République, les Lois (note du traducteur).

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