De quelle vérité l'opinion est-elle capable ?
Publié le 19/04/2011
Extrait du document
Introduction
Nous avons coutume, dans le langage courant lui-même, de distinguer souvent l’opinion de la vérité pour montrer qu’il ne peut y avoir de coïncidence entre elles. Lorsque quelqu’un émettant un avis quelconque ajoute : « Ce n’est que mon opinion », on comprend par là qu’il ne prétend à aucune vérité et que son propos n’est à prendre que comme une affirmation très provisoire, ou en tout cas très fragile en attente d’une éventuelle démonstration qui serait à même de l’infirmer ou de la confirmer. Tout se passe comme si nous employions le terme d’opinion justement pour sortir des critères de vérité et pour éviter même d’être taxé de fausseté. Après un tel constat, il pourrait être tentant de considérer que se demander de quelle vérité l’opinion est capable est parfaitement absurde, inepte et oiseux. Ce serait cependant ne pas envisager pleinement la notion d’opinion et la réduire à son acception la plus péjorative. Cela reviendrait à dire que l’opinion est justement ce dans quoi il n’y a aucune vérité possible. Or il n’est pas d’opinion possible si on ne la tient pas quelque peu pour vrai. Si j’exprime mon opinion, c’est bien parce que j’estime qu’il y a en elle une part, au moins, de vérité. Sans cela je me tairais. C’est cette « part de vérité » qu’il nous faut interroger en nous demandant comment caractériser la vérité que l’opinion, en tant que jugement personnel et non justifié rationnellement, est susceptible de procurer, au moins du point de vue de celui qui l’énonce. Quels rapports entretiennent – si toutefois ils ne sont pas simplement inexistants – l’opinion et la vérité ? Comment déterminer une vérité de l’opinion et quel sens y a-t-il à parler d’opinion vraie ? 1. L’opinion est capable d’une vérité immédiate A. L’opinion comme connaissance empirique et inférieure La tradition philosophique nous a appris, il est vrai, à exclure l’opinion de tout discours prétendant à une certaine vérité. L’opinion est bien ce que le discours philosophique s’acharne à détruire, à réduire et à chasser. Néanmoins, avoir une opinion, c’est déjà tenir quelque chose pour vrai. C’est déjà émettre un jugement qui entretient certains rapports à une vérité. Si j’estime par exemple que tout corps se déplaçant est animé d’un mouvement fini, c’est-à-dire qui doit prendre fin à un moment ou à un autre, c’est là une opinion, dans la mesure où je n’en dis pas plus et qu’en particulier je ne définis pas les conditions dans lesquelles j’envisage un tel mouvement ni ne donne les raisons de ce qui semble être une vérité. On le voit, ce type d’assertion peut être considérée comme résolument fausse dans la mesure où tout mouvement, en vertu du principe d’inertie, n’a aucune raison de s’arrêter s’il n’est pas empêché (par des forces de frottement par exemple). Mais, parallèlement, je puis dire que cette affirmation est parfaitement vraie dans la mesure où, de fait, je ne rencontrerai jamais au cours de ma vie un objet animé d’un mouvement perpétuel et uniforme. Dès lors, de quelle capacité à produire une vérité est douée une telle opinion ? Bien qu’elle ne fournisse qu’une explication lacunaire – et même très réduite et pauvre – mon opinion a du moins le mérite d’être en accord avec toute expérience possible pour moi. L’opinion a donc quelque chose à voir avec la connaissance puisqu’elle se présente comme jugement à propos d’une réalité et qu’elle nie du même coup l’opinion contraire. Et si elle entre pour une part, qui reste à déterminer, dans le domaine de la connaissance, elle ne peut qu’avoir un rapport avec la vérité car il serait absurde d’envisager une forme de connaissance, quelle qu’elle soit, qui n’entretienne aucune relation à la vérité ou qui au moins n’aspire à aucune vérité. En ce que l’opinion peut être le départ d’une connaissance, on peut postuler qu’elle est susceptible d’énoncer une vérité ou, pour être plus exact, une part de vérité, un degré moindre de vérité. Cela suppose cependant que l’on admette par ailleurs qu’il y a un sens à parler de degrés de vérité. B. L’opinion ne se discute pas Ce qui demeure cependant évident c’est que si l’opinion peut être vraie et donc capable d’une certaine vérité, elle est en revanche incapable de dire pourquoi elle est telle, ni en quoi l’opinion contraire est à rejeter. C’est cette caractéristique de l’opinion, le fait qu’elle ne s’explique pas vraiment, qui fait dire à Platon dans
La République
C. L’opinion est capable d’une vérité relative
C’est en ce sens que l’on peut rapprocher l’opinion du simple point de vue. Une opinion est toujours l’opinion de quelqu’un, ce qui en fait une sorte de jugement indéfectiblement attaché au sujet qui l’énonce. Penser l’opinion en dehors de toute référence à la personne qui l’énonce et qui la présente comme son opinion est dès lors une manière d’éviter de considérer l’opinion pour elle-même. Si donc l’opinion est capable d’une vérité, cette dernière est celle d’un sujet particulier. Avec mon opinion, c’est ce que je tiens pour vrai, c’est ma vérité que j’énonce. Rien ne peut venir en ce sens contrarier mon opinion tant que l’on n’y oppose qu’une autre opinion. L’opinion de telle personne vaut bien celle d’une autre dans la mesure où elle ne dit que la vérité de cette personne. Il faudrait dire alors que l’opinion est capable d’une « vérité personnelle », d’une « vérité indi- viduelle », d’une vérité qui dépend essentiellement, sinon exclusivement, de l’individu qui la pense telle. C’est à ce point de réflexion que le dialogue de Platon le
Théétète
Transition
Si mon opinion est ce que je tiens pour vrai, elle est à ce titre inattaquable. Elle est pour moi vérité mais il se peut, il y a même toutes les chances pour, que d’autres sujets accordent le même crédit à l’opinion contraire. Et en ce cas, je ne pourrai rien contre cela ; leur opinion, parfaitement contradictoire avec la mienne, conservera ce caractère d’être vraie pour eux. On le voit, accorder ainsi à l’opinion une certaine capacité à produire la vérité revient à dénaturer et même à purement nier le concept de vérité. La confrontation des opinions en tant que telles est parfaitement stérile ; il existe dans cette rencontre un
statu quo
2. L’opinion n’est capable
que d’une apparence de vérité A. L’opinion a, en droit, toujours tort Un des aspects les plus flagrants de l’opinion est donc son caractère relatif. C’est ce trait particulier qui explique qu’on lui refuse généralement toute relation avec la vérité. L’opinion n’est jamais seule, en ce sens qu’elle est toujours susceptible d’être opposée à l’opinion contraire sans qu’aucune synthèse, ni aucun compromis ne soient envisageables comme nous l’avons vu dans la première partie. La vérité n’a, quant à elle, de sens qu’au singulier ; parler de vérités contraires semble être une contradiction dans les termes. Que désignerait-on en effet par vérité s’il fallait admettre que des assertions opposées sont en tous points également vraies ? Ne risquerait-on pas en effet, ce faisant, de vider totalement le concept de vérité de son sens ? Dire qu’il nous est impossible d’accéder pleinement à la vérité est une chose (et cela peut nous conduire à adopter un point de vue sceptique), dire en revanche que l’opinion, et donc les différentes opinions contiennent la vérité, c’est faire de la vérité un non- sens accessible à l’esprit (et cela nous conduit irrémédiablement à la folie). Il semble donc au contraire plus pertinent de poser qu’il ne saurait être question de vérité à propos de l’opinion et de rappeler avec Bachelard que « l’opinion a, en droit, toujours tort ». Encore s’agit-il de comprendre cette phrase de
La Formation de l’esprit scientifique
en droit, dit Bachelard, que l’opinion a toujours tort et non en fait
B. Vérité formelle et vérité matérielle
Afin d’expliquer en quoi il est légitime de refuser à l’opinion tout accès à la vérité, il faut ici introduire une distinction entre vérité formelle et vérité matérielle. La vérité formelle, que Kant appelle aussi, dans la « Logique transcendantale » de la
Critique de la raison pure
C. L’opinion est en deçà des critères de vérité
On pourrait être tenté de dire que l’opinion peut acquérir un certain rapport à la vérité matérielle bien qu’étant formellement fausse. Mais ce serait encore aller trop loin. L’opinion n’est jamais formellement fausse non plus, elle n’est simplement pas formelle. L’absence de toute formalisation est bien ce qui la caractérise. Ni vraie, ni fausse, l’opinion peut avoir bien des valeurs différentes (elle peut être en particulier utile ou bien pertinente) mais elle n’a pas de valeur de vérité. « L’opinion ne pense pas », toujours selon Bachelard et c’est bien ce qui lui interdit tout accès à la vérité. L’opinion serait même bien plutôt un obstacle dans l’acheminement vers la vérité si bien que Bachelard finit par dire qu’« on ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire ». Ainsi l’expression « opinion vraie » ne serait-elle qu’une manière de parler et n’aurait-elle pas vraiment de sens. La construction rationnelle théorique et scientifique, à l’inverse, est susceptible de vérité dans la mesure où, étant formellement vraie (il s’agit là d’une condition de possibilité pour pouvoir parler de théorie), elle peut s’avérer matériellement vraie, c’est-à-dire rendre effectivement raison d’un phénomène. Mais une théorie fausse est toujours plus vraie que toute opinion vraie. En un mot, l’opinion ne s’évalue et ne s’estime pas à la lumière de la vérité. Transition Il serait cependant peut-être trop facile de balayer ainsi d’un revers de la main le problème des rapports entre vérité et opinion. Nier toute relation possible entre ces deux notions serait une manière de ne pas répondre à la question, de ne pas la considérer dans toute son ampleur et dans toutes ses dimensions. Si l’on peut aisément admettre que l’opinion est en droit, c’est-à-dire en vertu même de sa définition et des modalités de son élaboration, incapable de toute vérité comprise comme ce qui peut produire une certitude rationnelle et réflexive, en particulier dans une démonstration à caractère scientifique, cela ne doit pas nous interdire de réfléchir à l’idée d’une vérité de l’opinion, en prenant ce terme de vérité dans une acception plus large et plus lâche 3. La vérité de l’opinion se situe au-delà de l’opinion A. L’objectivité et la vérité du sujet Comme nous l’avons vu plus haut, l’opinion est toujours attachée au sujet qui l’énonce. Par ailleurs, l’opinion ne répond pas, par définition, aux critères d’objectivité tels qu’ils sont appliqués en science, ou tout du moins tels que les scientifiques tentent de les appliquer. Ces critères sont nombreux mais parmi ceux-ci on peut au moins mentionner les exigences de cohérence, de définition des objets en jeu et la suppression des principes ésotériques et inintelligibles. Que l’on soit réaliste et que l’on pense donc que l’esprit peut effectivement accéder à la chose et vérifier ainsi la vérité de ses assertions, ou que l’on soit idéaliste et que l’on estime que l’objectivité consiste en une construction de l’objet par le sujet, il reste que, dans un cas comme dans l’autre, l’opinion ne cherche même pas à répondre aux exigences d’une certaine objectivité (encore une fois quel que soit le sens que l’on donne à ce terme et quelle que soit la théorie de la connaissance dans laquelle on se place). L’opinion, en effet, n’est pas animée par un souci d’objectivité, sans quoi elle ne serait pas opinion, elle est plutôt l’expression de la vérité du sujet qui l’énonce. L’opinion en dit plus sur celui qui l’énonce que sur son objet. Lorsque Pascal, dans ses
Pensées
B. L’opinion est capable d’une certaine sincérité
Ce qui est vrai dès lors dans l’opinion est le fait qu’elle soit effectivement tenue pour vraie. Lorsque je déclare mon opinion je la veux et la crois vraie, d’autant plus si je ne considère pas que ce n’est qu’une opinion et si je n’ai pas encore réfléchi à ce qu’était l’opinion. Dans l’aveuglement de l’opinion, il y a donc une certaine vérité, celle d’un sujet qui parle en toute sincérité. Énoncer son opinion c’est parler en « son âme et conscience » et la vérité de l’opinion se situe au-delà d’elle-même : non pas tant en ce qu’elle dit mais dans le fait même qu’elle se dise. Cette vérité de l’opinion se rapproche de l’idée de sincérité et même de celle d’authenticité. L’opinion serait vraie dans l’exacte mesure où elle ne ment pas, où elle correspond à un sentiment vrai, à l’expression d’un désir authentique. Cet ultime aspect de l’opinion n’est pas à négliger en particulier lorsque l’on s’interroge sur le devenir des régimes démocratiques modernes. On sait l’importance que l’opinion prend dans ce type de sociétés et notamment l’importance du référendum comme preuve directe de la souveraineté du peuple. Nous ne sommes jamais certains que l’issue d’un vote corresponde à une vérité politique, nous ne sommes jamais assurés que la majorité (et même l’unanimité) garantisse la justice. En revanche, il existe une vérité très particulière et qui est celle de l’opinion qui veut et se donne comme devoir de s’exprimer en toute bonne foi. Conclusion Il est vrai que le terme « opinion » est souvent employé en un sens péjoratif, en particulier lorsqu’il s’agit d’examiner les conditions de toute science, de toute connaissance. L’opinion se présente souvent comme connaissance d’un degré moindre ; pour autant on ne saurait parler d’un accès à une vérité de moindre degré puisque cela irait contre la notion même de vérité qui comporte une certaine idée d’absolu et d’universel. « L’opinion est le fait de tenir quelque chose pour vrai avec la conscience d’une insuffisance subjective aussi bien qu’objective de ce jugement », dit Kant et il semble donc impossible d’accorder à l’opinion la faculté de produire une quelconque vérité. Dès lors, si l’on veut encore la penser capable de vérité, celle-ci est à chercher au-delà de ce qu’énonce l’opinion. Et c’est alors dans un sens psychologique qu’il faut comprendre la vérité dont l’opinion est capable et poser que l’opinion dit sa vérité, elle est l’expression sincère d’un sentiment, autrement dit, l’opinion vraie est l’opinion qui ne ment pas.
parle de « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », il
ne laisse pas entendre qu’il y aurait plusieurs vérités mais simplement
que concernant certains domaines, comme la justice en l’occurrence, il
n’y a que des opinions considérées comme vérités et qui révèlent le
caractère et la mentalité des sujets de ces opinions.
, « vérité
mathématique » désigne l’absence de contradiction d’un discours ou d’un
raisonnement qui pourra dès lors être appelé raisonnement valide. La
vérité formelle est une exigence de cohérence, elle désigne l’adéquation
de l’esprit à lui-même et s’applique à une démonstration pour en évaluer
la validité. On parle aussi en logique moderne de consistance. La vérité
matérielle désigne en revanche l’adéquation entre mon jugement et la
réalité, entre l’esprit et la chose, ou pour le dire d’une manière moins
franchement réaliste, l’adéquation de l’esprit à l’expérience qu’il a de la
chose réelle. Cette distinction ne doit pas laisser croire que l’on dédouble
le concept de vérité. Au contraire, le concept de vérité est un, et la vérité
formelle n’est en quelque sorte que la condition de possibilité de toute
vérité dans la mesure où un raisonnement contradictoire qui mènerait à
une assertion correspondant à une certaine réalité ne saurait être appelé
vérité. Or c’est de cette condition de possibilité que se passe l’opinion
puisqu’elle n’est, par définition, pas démonstrative, puisqu’elle ne dit pas
elle-même en quoi ni comment elle prétend énoncer une vérité contrairement
à la démarche scientifique qui, elle, se présente comme recherche
de la vérité. Ainsi Bachelard ajoute-t-il, pour expliquer en quoi l’opinion
a toujours tort, que « s’il arrive [à la science] sur un point particulier, de
légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent
l’opinion ». En d’autres termes, même lorsque l’opinion rencontre la
vérité, ce n’est toujours que l’effet du pur hasard. Pour être plus exact
même, il faudrait dire que l’opinion ne peut « rencontrer » la vérité et
que ce n’est qu’un jugement réflexif, démonstratif et opposé à l’opinion
qui peut constater la coïncidence fortuite de la vérité et de l’opinion.
.
Il ne s’agit donc pas de dire qu’il arrive à l’opinion d’être fausse ni même
qu’elle est toujours fausse mais plutôt qu’elle ne saurait être vraie.
. Il serait
en effet problématique de s’en tenir à une telle sentence sans expliquer
pourquoi et comment l’opinion ne peut être, à proprement parler, vraie.
Au passage remarquons que ne pas s’en expliquer reviendrait à se
contenter d’une opinion, ce qui serait en l’occurrence fort regrettable.
C’est
préalable
qui fait que l’opinion est toujours et irrémédiablement l’autre de
l’opinion. Accorder à l’opinion la possibilité d’être une vérité suppose
que l’on assume une position parfaitement et absolument relativiste dans
laquelle il ne saurait être question, justement, de vérité.
invalide définitivement l’opinion en tant que
capable de fournir une quelconque vérité. La vérité dont est capable
l’opinion revêt ainsi une bien piètre figure puisqu’elle est éminemment
relative. Est-on, dès lors, encore en droit de parler de vérité ?
que l’opinion est une
connaissance empirique et inférieure. Empirique, parce qu’elle ne s’en
tient qu’à ce que les sens ou une première approche, naïve et immédiate,
de la réalité peuvent procurer et inférieure en ce qu’elle n’est pas véritablement
connaissance pour la seule raison qu’elle ne rend pas raison
d’elle-même. Cet aspect de l’opinion est très important puisque c’est ce
qui explique qu’elle peut être très persuasive, et ceci ne dépend pas tant
de son contenu, que de la manière avec laquelle elle se présente ; en
d’autres termes sa force de persuasion dépend avant tout de la rhétorique
déployée pour l’énoncer. À cet égard, Platon ne manque pas de
rappeler à plusieurs reprises dans de nombreux dialogues que le sophiste
doit avant tout faire montre d’un certain charme et d’un pouvoir de susciter
l’admiration pour imposer ce qui n’est qu’une opinion. Mais la persuasion
n’est pas la conviction, et l’opinion est proprement impuissante
à convaincre véritablement puisqu’elle ne se laisse pas questionner (celui
qui est prêt à réviser et examiner son opinion sort ce faisant du registre
de l’opinion pour entrer dans la pensée critique). Au contraire, l’opinion
s’impose et elle n’est opinion que dans la mesure où elle ne se discute
pas.
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