Crébillon, les Égarements du coeur et de l'esprit (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Crébillon, les Égarements du coeur et de l'esprit (extrait). Soucieux d'être un peintre fidèle des manifestations intimes de la vie, Crébillon fils a choisi de placer le coeur et ses méandres au centre de son oeuvre. Dans les Égarements du coeur et de l'esprit, roman d'initiation sentimentale et mondaine qui emprunte la forme des mémoires fictifs et inachevés, il s'attache à décrire les jeux et les enjeux du libertinage, à travers les étapes qui vont conduire le héros -- Monsieur de Meilcour -- de la naïveté amoureuse à la corruption. Les Égarements du coeur et de l'esprit de Crébillon fils Quoique je ne dusse pas craindre, à l'heure qu'il était de rencontrer beaucoup de monde, dans quelque endroit des Tuileries que je portasse mes pas, la situation de mon esprit me fit chercher les allées que je savais être solitaires en tout temps. Je tournai du côté du labyrinthe, et je m'y abandonnai à ma douleur et à ma jalousie. Deux voix de femmes, que j'entendis assez près de moi, suspendirent un instant la rêverie dans laquelle j'étais plongé : occupé de moi-même comme je l'étais, il me restait peu de curiosité pour les autres. Quelque cruelle que fût ma mélancolie, elle m'était chère, et je craignais tout ce qui pouvait y faire diversion. Je descendais pour aller l'entretenir ailleurs, lorsqu'une exclamation, que fit une de ces deux femmes, m'obligea de me retourner. La palissade, qui était entre nous, me dérobait leur vue, et cet obstacle me détermina à voir qui ce pouvait être. J'écartai la charmille le plus doucement que je pus ; et ma surprise et ma joie furent sans égales, en reconnaissant mon inconnue. Une émotion, plus forte encore que celle où elle m'avait mis la première fois que je l'avais vue, s'empara de mes sens. Ma douleur, suspendue d'abord à l'aspect d'un objet si charmant, fit place enfin à la douceur extrême de la revoir. J'oubliai dans ce moment, le plus cher de ma vie, que je croyais qu'elle aimait un autre que moi ; je m'oubliai moi-même. Transporté, confondu, je pensai mille fois m'aller jeter à ses pieds, et lui jurer que je l'adorais. Ce mouvement si impétueux se calma, mais ne s'éteignit pas. Elle parlait assez haut, et le désir de découvrir quelque chose de ses sentiments dans un entretien dont elle croyait n'avoir pas de témoin, me rendit plus tranquille, et me fit résoudre à me cacher, et à faire le moins de bruit qu'il me serait possible. Elle était avec une des Dames que j'avais vues avec elle à l'Opéra. En me pénétrant du plaisir d'être si près d'une personne pour qui je sentais tant d'amour, je ne me consolais point de ne pouvoir pas l'entretenir : son visage n'était pas tourné absolument de mon côté, mais j'en découvrais assez pour ne pas perdre tous ses charmes. La situation où elle était, l'empêchait de me voir, et m'en faisait par là moins regretter ce que j'y perdais. Je l'avouerai, disait l'inconnue, je ne suis point insensible au plaisir de paraître belle : je ne hais pas même qu'on me dise que je la suis ; mais ce plaisir m'occupe moins que vous ne pensez : je le trouve aussi frivole qu'il l'est en effet ; et, si vous me connaissiez mieux, vous croiriez que le danger n'en est pas grand pour moi. Je ne prétendais pas vous dire, repartit la Dame, qu'il y eût tant à craindre pour vous, mais seulement qu'il faut s'y livrer le moins qu'on peut. Je pense tout le contraire, reprit l'inconnue : il faut d'abord s'y livrer beaucoup ; on en est plus sûr de s'en dégoûter. Vous tenez là le discours d'une coquette, reprit la Dame, et cependant vous ne l'êtes pas. S'il y a même, dans le cours de votre vie, quelque chose à redouter pour vous, c'est d'avoir le coeur trop sensible et trop attaché. Je n'en sais rien encore, repartit l'inconnue : de tous ceux qui jusqu'à présent m'ont dit que j'étais belle, et m'ont paru le sentir, aucun ne m'a touchée. Quoique jeune, je connais tout le danger d'un engagement : d'ailleurs, je vous avouerai que ce que j'entends dire des hommes me tient en garde contre eux ; parmi tous ceux que je vois, je n'en ai pas trouvé un seul, si vous en exceptez le Marquis, qui fût digne de me plaire. Je ne rencontre partout que des ridicules, qui, pour être brillants, ne m'en déplaisent pas moins. Je ne me flatte pas cependant d'être insensible ; mais je ne me vois rien encore qui puisse me faire cesser de l'être. Vous ne me parlez point de bonne foi, reprit la Dame, et j'ai lieu de penser, que, malgré le peu de cas que vous faites des hommes, il y en a un qui a trouvé grâce devant vos yeux : ce n'est pourtant pas le Marquis. Il y a quelques jours, repartit l'inconnue, que je vous vois cette idée ; mais comment, et sur quoi avez-vous pu la former ? Je ne suis à Paris que depuis fort peu de temps : je ne vous ai pas quittée, et vous connaissez tous ceux que je vois. Apprenez-moi enfin quel est l'objet qui m'a inspiré une ardeur si vive ? Je suis sincère, vous le savez ; et si votre remarque est juste, j'en conviendrai avec vous. Eh bien, répondit la Dame, vous souvient-il de votre inconnu ? de votre attention à le regarder ? du soin que vous prîtes de me le faire remarquer ? Ajoutez à cela l'opinion avantageuse que vous avez conçue de son esprit, sur quelques mots, jolis à la vérité, mais cependant assez frivoles pour ne devoir rien déterminer là-dessus : préoccupation que l'amour fait naître, ou qui y mène. Voulez-vous d'autres preuves moins équivoques encore, quoique peut-être elles vous soient inconnues à vous-même ? Vous souvient-il de la précipitation avec laquelle vous demandâtes qui il était, et que lui seul vous fit naître cette curiosité dans un lieu où du moins elle pouvait être partagée ; du plaisir que vous eûtes, quand vous apprîtes son nom et son rang ? combien vous en parlâtes le soir ? Source : Crébillon (Claude Prosper Jolyot de), les Égarements du coeur et de l'esprit, 1736. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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