Cory Aquino, la Madone des Philippines
Publié le 22/02/2012
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7 février 1986 - Les Philippins sont en train de vivre quelque chose d'inhabituel : ils reprennent goût à la démocratie. Après presque deux décennies d'exercice douteux de leur droit à s'exprimer, ils redécouvrent la liberté de dire ce qu'ils pensent, sans qu'on le leur demande, dans la rue, au restaurant, vous interrogeant d'un geste : le pouce et l'index formant un " L " ( signe de Laban, mouvement d'opposition à Ferdinand Marcos).
Le catalyseur de ce changement dans les mentalités est une femme à la silhouette gracile, portant de grosses lunettes, souriante et calme, dont le nom est sur toutes les lèvres, dont l'effigie orne des centaines de milliers de tee-shirts ou de badges clignotants et dont l'histoire est racontée dans des bandes dessinées qu'on se repasse d'une voiture à l'autre dans les embouteillages.
Il y a un phénomène Cory sur lequel achoppe la simple analyse politique. Combien étaient-ils ? Neuf cent mille ? Un million ?
Beaucoup étaient venus à pied à la tombée du jour, mardi 4 février, dans ce parc de Luneta, au bord de la baie de Manille, pour assister au dernier grand meeting de l'opposition avant la clôture de la campagne électorale, mercredi. Vu du toit du luxueux Manila Hotel, propriété de la famille Marcos, le parc semblait envahi par une marée humaine où dominait le jaune, couleur de l'opposition. Une foule en liesse et une atmosphère de fête populaire : marchands ambulants, pétards, confettis et ballons. Une fois de plus, Cory Aquino fut portée à la tribune par une vague humaine scandant son nom. Une fois de plus, de sa voix calme, elle électrisa l'assistance lorsqu'elle fit le bilan de vingt ans de régime Marcos.
Comment cette femme issue de la haute société, élevée chez les soeurs, est-elle devenue une sorte de Madone des Philippines ? Pourquoi est-elle perçue comme l'archange défiant le mal ? A quoi tient son charisme ? " Cory, c'est une histoire d'amour avec les Philippins ", dit une de ses proches. Sans doute son drame personnel-l'assassinat de son mari Ninoy Aquino-n'est-il pas étranger à la sympathie que lui portent nombre de Philippins : beaucoup de petites gens, humiliées, offensées ou victimes des sbires du régime, se reconnaissent dans cette autre victime de l'arrogance du pouvoir. Mais il y a plus.
Le charisme de Cory Aquino tient à une force intérieure, à cette sérénité qui se dégage des êtres qui ne s'embarrassent pas de superflu et qui croient à quelques valeurs dont ils ne démordent pas. " Cory " fait preuve d'une sincérité qui confine parfois à la candeur dans un pays où le cynisme en politique est de mise. Mais c'est aussi sa grande force. Elle a réussi ainsi à éveiller chez les Philippins quelque chose qu'ils avaient oublié : une certaine dignité. Cory Aquino a été victime du régime Marcos, elle a pourtant relevé la tête et même lancé une sorte de défi au pouvoir. Sur le fond des vieilles humiliations, des blessures que beaucoup de gens portent en eux, elle est devenue le symbole d'un refus de plier l'échine.
" Alternative morale "
C'est moins son programme politique que sa personnalité qui a conquis les Philippins. Cory Aquino est l'antithèse, pour l'instant du moins, du politicien. Elle ne tient apparemment pas à le devenir. " Je ne veux pas mentir, nous dit-elle. Pour l'instant je ne peux promettre qu'une chose : que je serai fidèle à moi-même, fidèle aux espoirs que les Philippins mettent en moi. Ce que je sente : une alternative morale au régime d'un homme qui pense que tout s'achète, que chaque être a son prix, et qui n'hésite pas, si l'on ne se soumet pas, à assassiner. " Dans un hélicoptère, dans le minibus de sa campagne, chez elle entre deux rendez-vous, Cory Aquino ne se départit pas de son naturel, de cette spontanéité à la fois chaleureuse et retenue, propre aux femmes issues des grandes familles des Philippines. " Bien sûr, c'est par fidélité à la mémoire de Ninoy que j'ai accepté de me présenter à ces élections, mais aussi pour moi-même. J'ai cinquante-deux ans. Je suis mère de cinq enfants. J'ai été heureuse, j'ai vécu des drames, ma vie est faite. Je n'ai rien à prouver à quiconque, mais je crois qu'il y a des moments où l'on doit assumer le rôle que les autres vous demandent de jouer. "
PHILIPPE PONS
Le Monde du 6 février 1986
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