Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux. « Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n'avez-vous point vu le chien de la reine ? » Zadig répondit modestement : « C'est une chienne, et non pas un chien. » Vous avez raison, reprit le premier eunuque. — C'est une épagneule très petite, ajouta Zadig ; elle a fait depuis peu des chiens ; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très longues. — Vous l'avez donc vue ? dit le premier eunuque tout essoufflé. Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais su si la reine avait une chienne. Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres officiers couraient après lui avec autant d'inquiétude que le premier eunuque après la chienne. Le grand veneur s'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du roi. « C'est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux ; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit ; il porte une queue de trois pieds et demi de long ; les bossettes de son mors sont d'or à vingt-trois carats ; ses fers sont d'argent à onze deniers. — Quel chemin a-t-il pris ? où est-il ? demanda le grand veneur. — Je ne l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler. » Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine ; ils le firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie. A peine le jugement fût-il rendu qu'on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt ; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende ; après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham ; il parla en ces termes : « Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant, et beaucoup d'affinité avec l'or, puisqu'il m'est permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmade, que je n ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui m'est arrivé : Je me promenais vers le petit bois où j'ai rencontré depuis le vénérable eunuque et le très illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jugé aisément que c'étaient celles d'un petit chien. Des sillons légers et longs imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes m'ont fait connaître que c'était une chienne dont les mamelles étaient pendantes et qu'ainsi elle avait fait des petits il y a peu de jours. D'autres traces en un sens différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les oreilles ; très longues ; et comme j'ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres, j'ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l'ose dire. » Voltaire - Zadig ou La Destinée - Extrait du chapitre III STRUCTURE DU TEXTE: 1ère partie : Ligne 1 à ligne 12 : l'épisode de la chienne perdue 2ème partie : Ligne 13 à ligne 24 : l'épisode du cheval perdu 3ème partie : Ligne 25 à ligne32 : la condamnation de Zadig 4ème partie : Ligne 33 à la fin : la justification de Zadig ANNONCE DE LA METHODE D'EXPLICATION: Explication par axes : 1/ La forme de conte oriental 2/ La critique, la satire de la justice 3/ L'art de bien penser ANALYSE METHODIQUE DU TEXTE 1/ La forme de conte oriental. a/ forme du conte - " Un jour " Ligne1 : formule traditionnelle du conte. C'est un embrayeur de genre. - Les personnages choisis riches et nobles : le roi, la reine. - Le héros typique du conte appelé par son prénom, seul face aux méchants, à la fin il est sauvé in extremis. - Répétition de la structure entre la 1ère et la 2ème partie ; il se promène, rencontre un serviteur, un animal est perdu, on le questionne, il décrit l'animal puis déclare ne pas l'avoir vu. b/ la présence de l'orient. - " Babylone " Ligne 15: nom de la ville - " les onucs " Lignes 2 et 7 : gardes du harem castrés chez les orientaux. - " Zadig " Ligne 6 : le prénom du héros - le " Desterham " Ligne 27 : sorte de gouverneur chez les Perses - l'" Orosmade " Ligne39 : principe du bien - La manière dont Zadig s'adresse au juge Lignes 36, 37 Voltaire glisse plusieurs allusions à l'Europe à l'intérieur du contexte oriental : - " roi " et " reine " (lignes 6 et 18) différents de sultan et sultane - " espagneul " ligne 8 chien européen - " palefrenier " et " grand veneur " ligne 15 - " knout " ligne 27 (fouet) et " Sibérie " : Russie Ce décalage est voulu par Voltaire pour éveiller l'attention du lecteur afin qu'il aille chercher un sens plus profond : montrer que la satyre (critique par l'ironie) de la justice concerne non pas l'Orient mais l'Europe et surtout la France. 2/ La satyre de la justice Voltaire condamne la justice européenne en mettant en évidence l'injustice : - Zadig doit payer l'amende avant de pouvoir s'expliquer Ligne 33. - " La justice se soumet au Roi " Ligne 25 : Les juges condamnent Zadig sans preuve, simplement aux dires des serviteurs du Roi. - Zadig est condamné trop sévèrement : exil à vie + knout pour avoir volé un chien et un cheval (lignes 27 et 28). - Voltaire condamne la rapidité excessive du procès et du jugement : juxtaposition " ; " suivi immédiatement de la relative " à peine " (lignes 26 et 28). - Ironie : " Etoiles de justice, abîmes de science, miroir de vérité " Ligne 26 . Cette citation souligne que les juges ne sont ni justes, ni omniscients. - Une série d'expressions apparemment flatteuses montrent ce que pense vraiment Voltaire des juges : " la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant " suggère que les juges sont corrompus, sévères et stupides. 3/ L'art de bien penser Voltaire condamne le fait que les juges n'utilisent pas leur raison. En revanche Zadig, lui, l'utilise correctement, Voltaire prône sa façon de raisonner. Fonctionnement de Zadig : - Observation et constat. - Réflexion. - Déduction logique : " J'ai vu ... J'ai jugé " Lignes 42 et 43 " m'ont fait connaître (...) ainsi " Lignes 45 et 46 " d'autres traces qui paraissaient ... m'ont appris " Lignes 48 et 49 " comme j'ai remarqué (...) j'ai compris. " (lignes 50 et 51). Voltaire souligne également que ce que lui pense juste est rejeté par la société. C'est un danger d'être trop savant car cela implique de s'opposer aux idées en place et de les remettre en cause. Allusion à la censure et à la condamnation (exil). Il montre ainsi que celui qui pense juste est seul dans la société. CONCLUSION : C'est un conte philosophique oriental mais qui contient des références très claires à l'Europe. Voltaire fait une satyre de la justice européenne et française en particulier. Il utilise l'ironie pour lui reprocher son irone, sa cruauté, le fait qu'elle puisse être intéressée et corrompue et qu'elle soit soumise au pouvoir du Roi. Voltaire ici rejoint de nombreux philosophes du 18ème siècle qui souhaitaient une réforme de la justice. Cf. l'article Torture de l'Encyclopédie.