Commentaire de texte sur l'incipit de Jacques le fataliste de Diderot
Publié le 05/12/2010
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Jacques le fataliste est un roman d’un genre nouveau de Denis Diderot, publié en 1783, près de 18 ans après le commencement de son écriture. Diderot, principal rédacteur de l’Encyclopédie, y raconte les aventures et les discussions d’un valet et de son maître qui cheminent ensemble. Comment Diderot se sert-il de l’incipit particulièrement atypique de son roman pour nous faire part de ses interrogations de philosophe et d’auteur des Lumières ? Nous étudierons dans une première partie le caractère complexe et original de l’incipit et dans une deuxième partie les messages qu’il entend délivrer au lecteur, notamment sur le fatalisme, son rôle d’auteur et la forme du roman.
Le rôle d’un incipit est d’apporter des informations sur les personnages, le lieu de l’action, la temporalité, l’intrigue, le ton général du récit, et d’accrocher ainsi le lecteur. Or, Diderot nous livre en préalable une série de questions auxquelles il n’apporte aucune réponse satisfaisante pour le lecteur. D’emblée nous ne savons pas qui sont les personnages, dénommés « ils « dans la première phrase de l’incipit, d’où ils viennent, où ils vont, ce qu’ils font. Au lieu d’intéresser le lecteur, le narrateur se moque de lui avec des réponses plates qui ne délivrent aucune information « par hasard « « du lieu le plus proche «, le bouscule « que vous importe «, l’apostrophe « vous voyez lecteur «, le fait patienter « et vous pour ce délai «. La narration est d’ailleurs quasiment exclue de l’incipit au profit de l’oralité. Car en parallèle au dialogue entre Jacques et son maître, s’instaure aussi un dialogue entre le narrateur et le lecteur.
La structure du récit, très complexe et décousue, se déroule sans aucune logique. Aux questions initiales succède soudainement un dialogue théâtral entre Jacques et son maître qui commence par répondre directement « C’est un grand mot que cela « à une affirmation présentée indirectement par Jacques qui la tient de son capitaine. On peut noter la lourdeur de la phrase « Jacques disait que son capitaine disait que … « qui embrouille encore plus le lecteur. Le dialogue théâtral est interrompu lui-même par un retour au récit narratif et un discours annoncé par un verbe introducteur : « Après une courte pose, Jacques s’écria : … « Le « cabaretier et son cabaret « apparaissent alors comme un cheveu sur la soupe. Le présent de narration utilisé par Jacques lorsqu’il raconte sa mauvaise aventure avec son père prête à confusion et donne l’impression en première lecture que les deux protagonistes sont attablés dans un cabaret, alors qu’il s’agit en fait d’un événement passé. Le commencement du récit des amours de Jacques, annoncé, ne se réalisera pas. Il est aussitôt interrompu par une digression sur le moment de la journée, le temps qu’il fait, la colère du maître. Nous assistons ensuite à une longue intervention du narrateur qui revendique sa liberté d’auteur pour nous livrer la suite de l’histoire.
Enfin, l’inversion de la relation entre le maître et le valet est surprenante. Diderot fait de Jacques le personnage principal de l’histoire, celui qui suscite l’intérêt, qui parle beaucoup, qui philosophe. Le maître est présenté comme un faire-valoir, effacé, anonyme ; il se contente de répéter ce que dit Jacques pour faire rebondir le dialogue « Tu as donc été amoureux ? « « Et cela par un coup de feu «. Jacques dispose du pouvoir, il intéresse le maître qui est demandeur. Après cette inversion de rôle, la colère du maître qui rosse son valet paraît d’autant plus étonnante.
Mais Diderot ne se contente pas de déstabiliser le lecteur en lui offrant un incipit original et complexe ; il introduit dans son récit une dimension philosophique et ses propres réflexions sur le genre romanesque.
Dans la question « Est-ce que l’on sait où l’on va ? « Diderot nous interpelle déjà sur le sens de l’existence. Il faut noter l’emploi du pronom personnel « on « à la place du pronom « ils « qui généralise la question à l’ensemble des hommes. Philosophe des Lumières, Diderot s’interroge sur le fatalisme dont il investit le titre de son roman « Jacques le fataliste et son maître «. Il émaille régulièrement le discours de Jacques de considérations philosophiques sur la fatalité : « tout ce qui nous arrive…était écrit là-haut « « chaque balle… avait son billet « Pour lui tout est déterminé d’avance par un être supérieur « là-haut « et personne ne peut échapper à son destin ; Dieu est présent « Dieu sait « mais le diable intervient aussi à trois reprises dans le récit « que le diable emporte le cabaretier « « donner au diable son prochain « « pauvre diable «. Au travers de sa propre histoire Jacques montre que les événements se succèdent les uns derrière les autres selon un ordre établi, une suite logique, pour en arriver finalement à l’histoire de ses amours. La métaphore des « chaînons d’une gourmette « illustre la force du destin. De même lorsqu’il affirme « Cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard « il montre qu’aucun moment n’est laissé au hasard et que nous ne sommes pas maîtres de notre destin « Qui le sait ? «. Il va même jusqu’à attribuer chacun des coups qu’il reçoit de son maître à la fatalité « Celui-là était…écrit là-haut «. Avec humour, Diderot introduit dans son récit la notion de hasard « à tout hasard « « par hasard « qui s’oppose à la fatalité. Enfin, après le dialogue amical qui s’instaure entre les deux protagonistes et l’inversion de la relation entre le maître et le valet, nous assistons à un brusque retour de la réalité des conventions sociales avec la brutalité du maître à l’égard de Jacques ; là aussi on peut voir comme une fatalité l’impossibilité de quitter son rang dans la société de façon définitive.
Par sa forme déstructurée et originale, l’incipit de Jacques le Fataliste constitue une critique du roman classique et de l’illusion romanesque qui paraît trop facile au narrateur « Qu’il est facile de faire des contes «. Il se moque des poncifs que l’on retrouve habituellement dans les romans classiques : mariage et adultère, départ pour les îles, retrouvailles arrangées… Il détruit les principes habituels du roman pour en construire un autre à sa façon, déroutant, novateur, qui interpelle le lecteur.
Pour cela, il revendique sa liberté d’auteur et nous rappelle qu’un auteur a tous les droits, celui de faire attendre son lecteur, de se moquer de lui, de l’ennuyer. Seul maître des personnages, il est omnipotent et peut décider d’orienter l’histoire comme bon lui semble.
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