Commentaire de texte Guillaume d'Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique
Publié le 16/04/2011
Extrait du document
Guillaume d’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, trad. J. F. Spitz, PUF, 1999, pp 106-107
Le texte qui est soumis à notre analyse est l'extrait du chapitre VII[1] du Premier Livre du Court traité du pouvoir tyrannique, trad. J. F. Spitz, PUF, 1999, écrit sous la plume de Guillaume d'Ockham. Franciscain anglais, théologien, logicien et philosophe, il fait ses études à Oxford, puis à Paris. Il enseigne quelques années à Oxford avant d'être accusé d'hérésie à cause de ses attaques contre la papauté dans ses \"Commentaire des sentences\". En 1324, il est convoqué pour s’expliquer à Avignon où siège le pape Jean XXII. Pendant son séjour de trois ou quatre ans à Avignon dans un monastère de son ordre il défend la pauvreté intégrale pour l'Eglise telle que souhaitée par Saint François d’Assise et la primauté du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Excommunié, il est contraint de se réfugier à Munich, où il consacre alors le reste de sa vie à son œuvre théologique, philosophique, ainsi qu'à des pamphlets politiques contre l'autorité pontificale. Ce détail de sa vie est une donnée importante pour comprendre la teneur de son texte où il s’insurge contre la volonté de souveraineté absolue du pape. Pour lui, le pouvoir du pape répond dans les sociétés à une fonction. On peut donc discuter de sa nature et de son étendue, mieux de son exercice effectif. Du coup, le problème qui le préoccupe dans le présent passage est le suivant : Quels sont les savants qui peuvent aider au discernement du pouvoir du pape ? A cette question, il répond que seuls les spécialistes de la théologie sacrée ont la capacité de discerner le pouvoir du pape parce qu’ils savent qu’il est limité à l’ordonnance du Christ telle qu’elle est exprimée dans les Saintes Ecritures. En clair, Guillaume d’Ockham, s’évertue à nous montrer que le pouvoir du pape ne se limite qu’à celui que lui donne le Christ dans les Saintes Ecritures et que seuls les théologiens sont habiletés à attester.
Pour le suivre dans son argumentation, nous pouvons subdiviser son texte en trois parties. Des lignes (1-8): « J’estime avoir……auxquels il s’applique », il énonce la possibilité de disputer de l’étendue du pouvoir du pape par une catégorie de savants. Des lignes (8-20) : « Il convient, en effet, ………. mais aussi par les hommes. », il met au clair la véritable nature du pouvoir du pape. Des lignes (20-40) : « C’est donc avant ……….. vertu du droit divin », il précise l’unique source du pouvoir du pape à laquelle il faut s’en tenir pour ne pas tomber dans l’hérésie.
Dans la première partie de son texte, Guillaume d’Ockham, affirme dès le début de son argumentation « qu’il est permis de disputer du pouvoir du pape ». En effet, durant la période où le pape était en Avignon, une idéologie autour de la toute-puissance du souverain s’est forgée et s’est développée autour de l'autorité du pape. Ainsi, \"le pape est le maître de tout, non seulement du spirituel, mais aussi du temporel\". En effet au Moyen Age, l'autorité du souverain pontife s'exerce sur le temporel et sur l'ensemble des États pontificaux. Aussi, l'autorité papale d'Avignon se fait-elle plus répressive contre les groupes qui se prononcent contre la toute-puissance de son pouvoir. Guillaume Ockham pris à mal par elle, s’y oppose au nom de la théologie même. En effet, en tant que théologien lui-même, il en appelle aux théologiens pour fustiger le pouvoir absolu du pape et son attachement au bien matériel. Pour lui, la théologie est un discours sur Dieu (theo-logos) mais il ne s’agit pas de n’importe quel discours. C’est un discours rationnel qui prend sa source dans l’acte de foi. En cela, la théologie se distingue du propos philosophique général sur l’étude du phénomène religieux, où la question de Dieu est abordée de l’extérieur. Si la foi est l’acte premier de la relation entre l’homme et Dieu, la théologie permet à l’homme de ne pas limiter sa foi au cadre strict de la piété et du rite comme cela était vécu à la période médiévale. Mais considérant que la théologie comme un savoir organisé dans une démarche de questionnement critique qui prend sa source au sein même de la foi et non en dehors d’elle, elle seule peut permettre d’aller à la source même du pouvoir pape et donner les fondements. De ce point de vue, nous sommes ici aux antipodes de tout obscurantisme pouvant entraîner à la tyrannie au nom de la foi. C’est pourquoi il revient exclusivement aux théologiens d’éclairer la conscience de l’Eglise sur l’essence même du pouvoir du pape « lorsqu’il survient un doute ou une controverse touchant l’étendue du pouvoir du pape et les matières auxquelles il s’applique ». Guillaume Ockham explicite mieux ce rôle des théologiens dont il fait partie, dans son prologue du Pouvoir tyrannique, quand il dit : « Quant-à-moi, je ne veux pas être ajouté au nombre de ceux qui craignent de parler librement parce qu’ils redoutent de perdre les bonnes grâces des hommes ; j’entreprends donc de combattre, dans ce présent opuscule, les erreurs de ceux qui, sans se contenter des droits qui leur appartient en propre, osent étendre les mains en s’appuyant sur le pouvoir temporel et sur la faveur dont ils disposent, sur des choses qui ne leur appartiennent pas tant divines qu’humaines. »[2] Quelle est alors la vraie nature du pouvoir du pape ? C’est à cette question qu’il répond dans la deuxième partie de son texte.
Guillaume Ockham, reconnaît la validité de la juridiction papale, mais il cherche à en donner la nature et à en limiter la portée en faisant des distinctions. Il respecte la papauté en tant qu’institution divine, mais il rejette la plénitude du pouvoir telle qu’elle avait fini par s’exercer à son époque. Son idée est que le pouvoir du pape est d’abord pastoral, « Le pape possède un pouvoir qu’il détient par droit divin et immédiatement en vertu d’une ordonnance du Christ c’est de cette manière qu’est détenu le pouvoir d’ordination, ainsi que le pouvoir d’enseigner et celui de recevoir un temporel en échange des choses spirituelles qu’il répand dans le peuple de Dieu. ». Mais la tendance de la pensée ockhamienne est de désacraliser le pouvoir séculier du pape en lui donnant comme fondement normal le consentement originel de la communauté et de renforcer sa mission spirituelle. C’est d’ailleurs pourquoi il affirme qu’en plus de son pouvoir « qu’il détient du droit divin », le pape « possède un pouvoir qu’il détient en vertu du droit humain, ce pouvoir lui a été conféré par des hommes ». Pour lui, c’est le droit positif est le plus essentiel. Car c’est le pouvoir absolu de Dieu qui est la source de tout ordre juridique et puisque l’individu est la réalité, l’ordre juridique ne peut avoir d’autre source que la volonté. Or le premier individu, la première personne à laquelle les hommes sont soumis est Dieu. En ce sens, tous les hommes sont donc soumis au droit divin. Ce droit divin, c’est le droit positif tel qu’il résulte des Ecritures Saintes. Ne sont-elles pas alors la source de justification de l’autorité du pape ? C’est à question que notre auteur répond dans la dernière partie de son texte.
Pour Guillaume Ockham, il convient d’appliquer strictement le droit positif du pape et non de l’interpréter. Pour cela, il faut s’en référer strictement aux Ecritures Saintes qui d’alleurs ne légitiment pas « le pouvoir que le pape revendique sur certains territoires déterminés habités par ses fidèles, et en particulier sur ceux qui sont hors du territoire de l’évêque de Rome. En effet, pendant plus d’un millénaire, le pape était maître d’un territoire s’étendant sur le centre de l’Italie. Nés du \"patrimoine de Saint-Pierre\" en 756, les États pontificaux ont évolué au rythme des siècles[3]. Certes, le pape détenait l’autorité spirituelle sur tout l’Occident catholique, mais qu’en était-il de sa puissance temporelle ? Cette question a très souvent opposé les papes aux souverains, comme en témoignent la querelle des Investitures ou la lutte entre le Sacerdoce et l’Empire. Une telle situation ne devait pas se produire si l’on s’en tenait aux prescriptions de Jésus dans les Saintes Ecritures : « Rendez à César ce qui est à César » qui recommande de laisser le pouvoir temporel à l’Empereur, et surtout : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise » qui confie à l’Eglise le pouvoir spirituel :». En s’autre termes, Dieu n’a pas confié au « pouvoir spirituel » le droit ordinaire d’en créer d’autre. La notion de plénitude, de toute puissance spirituelle est une erreur manifeste, une hérésie. En réalité, toute distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel n’a de valeur que dans la mesure où Dieu lui-même a voulu que les deux pouvoirs soient exercés par deux personnes distinctes, comme en témoignent l’Ecriture. Ni le Pontife romain, ni l’Eglise romaine ne sont infaillibles. L’Ecriture ne garantit que l’infaillibilité à l’Eglise Universelle, et la sauvegarde des vérités de foi peut aller jusqu’à être confiée à un petit nombre de ses membres, voire à un seul. C’est également Dieu qui, par les Ecritures, a donné aux hommes le pouvoir d’instituer les chefs par le contrat social et l’élection, car Dieu veut que toute autorité temporelle procède de la volonté des hommes qui seront assujettis (gouvernés). Cela résulte du texte biblique des Proverbes. De part le contrat social et l’élection, les hommes assujettis délèguent à ceux qui détiennent le pouvoir temporel la puissance législative et judiciaire. C’est donc indirectement que le droit positif humain découle du droit positif divin. Le droit positif procède donc du consentement des gouvernés, voulu par Dieu, consentement qui, par le contrat social et l’élection accorde le pouvoir législatif et judiciaire aux gouvernants. C’est donc clair pour Guillaume Ockham que le droit positif humain est au service des individus, de la volonté, de la liberté individuelle. Aussi le droit positif humain doit-il avoir pour objet de créer au bénéfice des individus des droits subjectifs garantis et sanctionnés par le pouvoir temporel. En vertu de ces droits subjectifs les individus disposeront de pouvoirs absolus mais il leur est possible d’y renoncer. C’est ainsi que les franciscains, qui ont fait vœu de pauvreté, renoncent à la propriété privée. Cette pauvreté évangélique selon Ockham un précepte de la foi ordonnée par le Christ lui-même. Empêcher les franciscains qui ont fait cette option préférentielle de la vivre, c’est aller contre la révélation, ce qui relève de l’hérésie selon Guillaume d’Ockham. Quels sont les fondements philosophiques de sa remise en cause de l’étendue de l’autorité du pape ? La réponse à une telle question que suscite l’explication de son texte nous permet d’entrevoir l’intérêt philosophique.
En critiquant la nature et de l’étendue du pouvoir du pape, Guillaume Ockham, va jusqu’au bout de ses idées nominalistes qui sont à la fois contre les déterministes et les jusnaturalistes. Hobbes à son tour, ne se contente pas de répéter les thèses ockhamistes ; il les radicalise dans un sens très déterminé. C’est ce radicalisme qui avait impressionné Leibniz, qui connaissait également l’œuvre d’Ockhman. Leibniz disait de lui Nihil potest esse nominalius[4] Ce nominalisme ne consiste pas seulement dans la thèse que l’universel n’existe pas, mais parce que personne ne l’a jamais rencontré, sinon dans le langage. Pour Guillaume Ockham, seules les substances premières sont des réalités. Les substances secondes (espèces, catégories) ne sont pas des réalités mais des constructions de l’esprit, des abstractions, de simples. Du coup, s’il n’y a plus de catégories qui soient des réalités, il n’y a plus d’ordre naturel qui s’impose objectivement à la raison, plus de structure ni dans le monde, dans le société ; ce qui détermine la liberté absolue de l’individu qui n’a plus à s’inscrire dans un ordre social qui l’encadre. La seule obligation d’un individu n’est plus que de se soumettre à la volonté divine. Dans cette perspective, il y a un bouleversement complet de la conception du droit. En effet dans les conséquences de la pensée nominaliste, on distingue trois sources hiérarchisées de formation du Droit. D’abord on a la volonté divine (les 10 commandements, l’Evangile). Ensuite, on a la volonté humaine qui peut intervenir dans les domaines non régis par la loi divine et fixer d’autres règles sur des bases contractuelles. Sur la même base, se développe des théories du contrat social : les individus sont entièrement libres d’agir selon leur volonté dans les domaines non régis par la loi divine. Ils peuvent se constituer en sociétés et y instaurer une autorité ayant le pouvoir de faire les lois positives en vertu de sa propre volonté. Enfin, on a la loi juridique qui est purement déductiviste. Elle ne fait que déduire les conséquences des règles précédentes et n’apporte rien aux règles volontaires posée par Dieu ou par les hommes. Du coup, le pape ne peut jamais détenir un pouvoir universel. Tout cela nous conduit à des théories des droits subjectifs. En ce sens, dans la perspective nominaliste, le droit est d’abord un pouvoir donné par la loi : droit de faire, d’avoir quelque chose. C’est aussi la liberté donnée à l’individu. L’homme de foi est un homme libre qui n’a pas besoin de règle extérieure pour diriger sa vie selon la conception subjective du droit. En conséquence, le nominalisme met l’accent sur l’individu contre l’universel, sur la volonté de l’individu contre la raison qui permettrait de connaître le droit naturel, mais aussi sur le pouvoir absolu de Dieu contre l’ordre naturel qui aurait été créé par lui.
A la lumière de nos analyses, nous pouvons souligner que Guillaume d’Ockham a eu le mérite de mettre en discussion les pouvoirs du pape et ceci dans l’intérêt du pape lui-même qui ne peut être juge et partie de sa propre cause. Il doit être départagé par un recours à l’Ecriture sainte, supérieure à la fois aux canons édictés par Rome et aux lois de l’empire[5]. En effet depuis ses origines et tout au long de son histoire, l’Eglise chrétienne est pénétrée de la conviction que, non seulement toute l’autorité propre et tout système politique des pouvoirs religieux viennent de Dieu. En mettant en discussion la nature et l’étendue du pouvoir de la papauté, de même que la conception de la théocratie pontificale, notre théologien nominaliste a surtout lancé un appel de retour aux sources de l’Esprit évangélique. En définitive, sa critique est véritablement un projet de construction politique et juridique : en délimitant la frontière ontologique entre le réel et l’apparent, le naturel et l’artificiel, il tente de rendre aux hommes leur pouvoir d’action tout en les maintenant en harmonie avec leur nature profonde. Sa politique nominaliste va par la suite établir dans sa postérité philosophique établir la séparation, couronnée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, entre l’individu, qui est la clé de voûte du contrat social et de l’association politique qui en découle, et la société, qui est un corps artificiel dont l’unité est soutenue par la seule force de sa constitution. Avec l’influence du nominaliste en politique, les totalités sociales, loin d’être antérieures ou supérieures aux individus, sont les émanations et les instruments des volontés qui ont présidé à leur formation : le peuple est un ensemble d’individus, l’Eglise une collection de croyants et l’Etat une façon de nommer les citoyens qui composent la nation. Mais le positivisme juridique moderne n’est-il pas opposé en partie à cette thèse nominaliste en défendant le droit défini par la loi positive au sein de la société ?
BIBLIOGRAPHIE
Guillaume d’OCCAM, Court traité du pouvoir tyrannique, Trad. J.F Spitz, PUF, 1999.
Gérard DUROZOI et André ROUSSEL, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 2009
Jacqueline RUSS, Les chemins de la pensée, Bordas, Paris, 1999
Philippe NEMO, Histoire des Idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen Age, PUF, Paris, 1998
Marcel PACAUT, La théocratie, L’Eglise et le pouvoir au Moyen Age, Montaigne, Paris, 1957
[1] Guillaume d’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, trad. J. F. Spitz, PUF, 1999, pp 106-107
[2] Prologue du Pouvoir tyrannique
[3] Marcel PACAUT, La théocratie, L’Eglise et le pouvoir au Moyen Age, Montaigne, Paris, 1957, p 67
[4] Russ Jacqueline, Les chemins de la pensée, Bordas, Paris, 1999, p.134
[5] Philippe NEMO, Histoire des Idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen Age, PUF, Paris, 1998, p.972
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