Commentaire composé de l'incipit du Diable au Corps.
Publié le 20/09/2010
Extrait du document
L’ouverture du Diable au Corps, court roman de Raymond Radiguet publié en 1923 et qui fit scandale à sa sortie, est exemplaire à plus d’un titre.
Dans quelle mesure peut-on dire du scandale du Diable au corps qu’il débute ici ? C’est la question que nous souhaiterions examiner.
À cette fin nous envisagerons tout d’abord cette première page comme un classique début de roman chargé de donner des indications spatio-temporelles et d’engager l’intrigue. Mais nous comprendrons rapidement que le narrateur de Radiguet pervertit les codes réalistes habituels en organisant sa propre défense. Enfin, en nous appuyant sur cet apparent plaidoyer, nous souhaiterions souligner sa dimension provocatrice.
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Radiguet donne à lire un véritable début de roman en indiquant rapidement les données essentielles pour situer l’action et les personnages. Il répond en cette première page aux questions habituelles de l’incipit romanesque. Le narrateur est désigné dès le premier mot- « je «- comme personnage principal et le mot « homme « nous révèle qu’il s’agit d’un homme. La deuxième phrase informe sur l’époque-la guerre-en même temps que sur l’âge du personnage « douze ans « et le début du deuxième paragraphe indique le lieu, F… au bord de la Marne.
Pourtant l’histoire se fait attendre. Si le passé simple et l’imparfait figurent bien ici –« j’eus «, « vinrent «, « devais «, « habitions «, « condamnaient «- ces temps sont mêlés à des futurs proches, futurs et présents de vérité générale, temps parfois qualifiés de temps du discours. L’énonciation se révèle alors problématique. Cette incertitude qui naît- récit ou discours ?- se double d’un mystère sur le contenu de l’histoire. Le narrateur évoque une « période extraordinaire «, des « troubles «, il a vécu une « aventure «, et enfin le terme de « sensualité « associé au titre ouvre un horizon d’attente qui est celui du roman d’amour. Parallèlement aux réponses naissent des interrogations concernant le contenu de l’intrigue, ce qui semble, somme toute classiquement, remplir le contrat de l’incipit, informer et inciter à poursuivre,
Cependant le lecteur qui aura recueilli ces informations les aura trouvées mêlées à un genre autre que le narratif : celui du plaidoyer.
Ainsi dès la première phrase et le mot « reproches « complément d’objet direct du verbe fort juridique « encourir « le texte s’offre comme une adresse au lecteur. Les points d’interrogation renforcent cet effet de dialogue et le subjonctif « que ceux qui(…) se représentent « a valeur d’impératif. Le lecteur est pris à témoin pour participer à la défense du narrateur.
Cette défense est bâtie sur trois arguments successifs que l’on pourrait résumer ainsi : ce n’est pas ma faute, j’étais un enfant, je ne suis pas le seul. L’ambiguïté de cette défense est double. D’abord le lecteur bien que pris à témoin par des questions reste extérieur au jugement qu’on lui demande puisque non seulement il ne connaît pas la nature de la faute mais également que les questions sont essentiellement oratoires. Ensuite le coupable désigné surprend : la guerre envisagée comme période de « grandes vacances « ou comme « briseuse de cloche à fromage « !
Le narrateur organise donc certes une défense, relayée par des présents de vérité générale -« il n’existe rien «, « naît «, « se manifeste «, « le chat en profite «- et des oppositions censées l’absoudre-« enfant «/ «homme «, « très jeunes garçons «/ «aînés «- mais semble paradoxalement peu soucieux de plaire à ses détracteurs. En effet la fin du premier paragraphe, produit un effet savamment retardé et mis en spectacle par les deux points. L’équivalence entre la guerre, « ce que fut la guerre «, et « quatre ans de grandes vacances « provoque une surprise qu’il est presque superflu de commenter tant le rapprochement semble incongru dans un pays qui compte un million trois cent mille victimes. Quant à la poursuite dans le second paragraphe avec un chat, une cloche et un fromage, elle risque peu d’attirer l’indulgence des « aînés «, sommer de se représenter la guerre soit comme de grandes vacances soit comme l’occasion pour un chat de manger un fromage.
Dès lors il semble bien qu’au-delà d’un début réaliste sous la forme d’un plaidoyer, le narrateur de Radiguet s’efforce bien plus de bâtir une provocation dont on peut comprendre qu’elle fit scandale. Mais quelle est exactement la teneur de cette provocation ?
Elle tient d’abord au contenu que le lecteur peut soupçonner en reliant « troubles « « aventure « « embarras « « homme « « mixte « et « sensualité «, et bien sûr le titre et le mot « corps « autant que le mot « diable «, le tout associé aux « reproches « : c’est bien un jeu de piste mais les indices désignent assez clairement la nature du trésor à découvrir. Une histoire d’amour se dessine entre une femme et un jeune, très jeune, garçon.
Davantage la désignation de la guerre comme décor de cette aventure voire comme responsable semble presque sacrilège.
Enfin la métaphore filée du deuxième paragraphe joue dans cette esthétique de la provocation un rôle exemplaire. Tout d’abord elle étonne par sa trivialité voire son incongruité. Rapprocher par la comparative « aussi réel que « le rêve et un fromage, le narrateur et un chat est surprenant. Puis deux termes sont sans comparés « la cloche « et « les maîtres «. Dès lors il s’agit de construire pour le lecteur un sens en accord avec ce qui précède. Il lui faut expliciter le contenu de ce qui débute comme une comparaison mais se poursuit comme une métaphore filée in absentia. Le fromage est « ce qui semble rêve aux autres «, le désir en quelque sorte. Et le chat est assez clairement le narrateur, mais il est moins simple d’attribuer une signification à la cloche de verre. On peut sans doute proposer d’y voir les conventions sociales, la morale, l’ensemble des règles sur lesquelles se fonde la société en temps de paix. La participiale à valeur passive, « la cloche se cassant « pourrait dès lors renvoyer à la rupture introduite par la guerre, les « coup(ures) « des « maîtres « étant alors une métaphore et une métonymie des ravages de la guerre. La provocation devient un exercice de style presque contourné, précieux. Certes il est dévalorisé par la trivialité des comparants mais on peut aussi y voir une ruse supplémentaire du narrateur, qui tel un chat, effectivement, joue ainsi à attraper son lecteur, comme il le ferait d’une souris grande absente de cette saynète qui semble sourire aux futur surréalistes qui pourtant n’appréciaient pas tous Radiguet. On aurait bien alors dans cette première page une superbe provocation, le second paragraphe doublant le premier métaphoriquement, réduisant la guerre à une cause de disparition de fromage, l’amour à un plaisir de chat, la société et ses règles à une cloche de verre. Et le lecteur ? À une souris éberluée et un peu perdue.
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La première page du Diable au Corps mélange les genres : roman, plaidoyer, provocation. On a dit du roman qu’il avait choqué et son éditeur a su jouer de ce scandale. Aujourd’hui son contenu peut nous sembler banal, la morale en a vu d’autres en quatre-vingt-dix ans. Ce qui l’est moins réside sans doute dans un style et des images qui savent dérouter.
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