Clément Rosset, Principes de sagesse et de folie, chap. Morale et crapule,
Publié le 22/02/2012
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Quiconque a l'occasion, par aventure ou mésa¬venture, de pénétrer un moment dans la société des truands, d'y discuter soi-même ou de sim¬plement écouter les discussions qui s'y livrent, ne peut manquer d'être frappé par un trait d'autant plus remarquable qu'il est a priori plus inattendu. Je veux parler de la teneur toujours hautement morale du débat, un peu étonnante de la part de gens qui passent leur temps à trom-per, voler ou assassiner. Force est pourtant de se rendre à l'évidence : il n'est ici question que de ce qui est bien et de ce qui n'est pas bien, de ce qui est convenable et de ce qui ne l'est pas, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. On pensait avoir affaire à des hommes sans doute cruels mais aussi à l'abri du scrupule, indifférents à tout « principe » comme à toute loi ; et voilà qu'on se retrouve, à ne pas en croire ses oreilles, au milieu d'une réunion d'hommes du monde, inquiets à l'avance du moindre manquement à l'étiquette, plus soucieux du qu'en-dira-t-on qu'aucun bourgeois. Il serait vain d'objecter cet argument usé qu'il ne s'agit pas d'hommes du monde mais d'une parodie d'hommes du monde, pas de morale mais d'une parodie de morale. Car la parodie est ici une radicalisation de la chose qu'elle parodie, une poussée aux extrêmes qui en manifeste à la fois l'absurdité intrinsèque et la violence virtuelle. Que l'honneur truand soit une parodie de l'honneur bourgeois n'innocente donc en rien ce dernier. Tout au contraire : si la morale des truands imite à sa manière la morale tout court, c'est probablement que la morale tout court a quelque chose à voir avec la morale des truands.
Il n'est donc pas indifférent que les truands professent à tout bout de champ une morale qui est en gros de type kantien ; mieux encore : qu'ils soient peut-être les seuls à mettre une telle morale effectivement en pratique. En quoi d'ail¬leurs cette morale kantienne doit être reconnue comme moins formelle et abstraite qu'on ne le prétend parfois, puisque valant du moins pour la pègre et tout ce qui constitue la lie de l'huma¬nité. Apparaît ici ce qu'on pourrait appeler le « paradoxe de la morale », non au sens où l'entend Jankélévitch, mais au sens où l'entend Nietzsche : que le sort de toute intention morale soit d'aboutir toujours bizarrement aux effets les plus scabreux, de ne pouvoir jamais se recom¬mander que des conséquences les plus manifes¬tement immorales et ignobles. Cette coïncidence du désir de bien agir à un effet de mal faire est si fréquente, pour ne pas dire si automatique, qu'elle paraît en droit d'inciter au doute l'esprit le mieux disposé à l'égard du bien et des bons sentiments. Car elle ne peut manquer de donner à penser, pour reprendre les termes mêmes de Kant : si tout bien-pensant se révèle à l'usage un mal-faisant, c'est peut-être que tout malfaisant est d'abord et nécessairement un bien-pensant. A preuve le fait que le truand soit le premier à puiser dans l'arsenal des arguments moraux pour répondre de ses actes les plus répréhensibles. Un homme de bien objectera naturellement que le truand abuse ici de l'argumentation morale ; mais le truand pourra toujours répondre, et non sans quelque raison, qu'il se contente tout simplement d'en user.
On sait que la littérature et le cinéma améri¬cains offrent une illustration permanente de cette connivence entre le « bien-penser » et le « mal-¬faire », - connivence que d'aucuns pourraient définir justement, en termes politiques, comme « alliance objective » : le voyou de gauche sert sans le savoir les intérêts politiques de la droite, et vice versa ; l'homme juste doit pour l'emporter avoir recours aux méthodes du malfrat, tout comme le malfrat doit pour l'emporter avoir recours aux arguments de l'homme juste, - on retrouve là l'enseignement de Montaigne et de Pascal : le droit n'a d'effet que par la contrainte supplémentaire d'une quelconque force, la force n'a d'effet que par la suggestion supplémentaire d'un quelconque droit. J'invoquerai ici, parmi mille autres exemples également probants, un roman très divertissant d'Ed McBain, Hail to the chief1. Six cadavres sont découverts un matin au fond d'un fossé récemment ouvert sous un trot¬toir de New York par les services municipaux de l'alimentation électrique : trois jeunes hom¬mes, deux adolescents et un bébé. L'organisateur de ce massacre est un certain Randy Nesbitt, chef d'une bande de jeunes rivale de quelques autres situées dans le même quartier, dont celle à laquelle il a été donné ainsi avertissement, par l'exécution sommaire de certains de ses mem-bres. Exécution accompagnée il est vrai de celle de quelques amis et amies étrangers au débat, dont le bébé : suite accidentelle mais obligée de l'application du plan conçu par le chef qui se déclare le premier peiné par ces imprévisibles et involontaires bavures. Car Randy Nesbitt a tôt fait de se justifier aux yeux des policiers qui l'interrogent, comme à ceux du lecteur : « J'essaie toujours de faire ce qui est bien, et c'est l'exemple que je donne à mes propres gars. »
Détail amusant et significatif, Nesbitt répète, du début à la fin du livre, qu'il a pour seul souci de mettre un terme définitif aux querelles et vio¬lences qui endeuillent malgré lui la zone urbaine qu'il estime sujette à sa responsabilité et à son contrôle. Sa cause est aussi simple que juste, bien qu'émaillée de quelques meurtres et autres expé¬ditions punitives : puisqu'il ne s'agit à ses yeux que d'établir une fois pour toutes la paix dans le quartier, à la faveur d'un pacte honorable entre les parties concernées. Voilà qui n'est pas sans évoquer à nouveau Kant et son célèbre Pro¬jet de paix perpétuelle.
On pourrait évidemment objecter, à cette assi¬milation un peu sommaire que je suggère de la morale kantienne à celle des truands, l'impératif catégorique tel que l'énonce Kant dans les Fon¬dements de la métaphysique des moeurs : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » Je remarque cependant le caractère terroriste de cette maxime kantienne de la moralité, puisque elle se propose de faire d'une disposition particulière une loi universelle, ce qui est le principe même du prosélytisme into-lérant et fanatique. Et je doute par ailleurs qu'un tel appel à l'universel ait de quoi déranger un malfaiteur dans la justification qu'il se donne de ses activités délictueuses ou criminelles. Car l'intérêt universel est chose trop vague et incon-sistante pour qu'on ne puisse l'invoquer plus ou moins raisonnablement à tout propos. Tout comme Randy Nesbitt justifiant ainsi, à la fin de ses déclarations à la police, la série de ses crimes : « Ça a été fait pour le bien général de la commu¬nauté. » Cette formule est un témoignage élo¬quent de la volonté de bien sur laquelle Kant prétend faire reposer tout l'édifice de sa morale. On se rappelle la première phrase des Fondements : « De tout ce qu'il est possible de conce¬voir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une bonne volonté. »
Ce que je retiendrais, quant à moi, de cette ressemblance fâcheuse de la morale kantienne avec celle des truands, est que le seul critère solide qui permette de faire le partage entre ce qui est répréhensible et ce qui ne l'est pas est d'ordre non moral mais juridique et institution¬nel ; que c'est en définitive à la loi, et à la loi seule, de décider de ce qui est juste et de ce qui est délictueux, selon qu'il est conforme ou non à sa lettre. Et que toute autre vue sur la question est illusoire : non seulement donc la morale de Kant mais aussi n'importe quelle morale dès lors que celle-ci, comme c'est toujours le cas, entend ajouter à l'observation des faits une appréciation des intentions.
Clément Rosset, Principes de sagesse et de folie, chap. Morale et crapule, Editions de Minuit
1. Traduit par J. Hérisson sous le titre de Branle-bas au 87, Gallimard, Super Noire, 1974.
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