Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté
Publié le 02/03/2011
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De tous les principes avancés par les précurseurs de la sociologie, aucun n'a, sans doute, été répudié avec tant d'assurance que celui qui a trait à la distinction entre état de nature et état de société. On ne peut, en effet, se référer sans contradiction à une phase de l'évolution de l'humanité au cours de laquelle celle-ci, en l'absence de toute organisation sociale, n'en aurait pas moins développé des formes d'activité qui sont partie intégrante de la culture. Mais la distinction proposée peut comporter des interprétations plus valables. Les ethnologues de l'école d'Elliot Smith et de Perry l'ont reprise pour édifier une théorie contestable, mais qui, par-delà le détail arbitraire du schéma historique, laisse clairement apparaître l'opposition profonde entre deux niveaux de la culture humaine, et le caractère révolutionnaire de la transformation néolithique. L'Homme de Néanderthal, avec sa connaissance probable du langage, ses industries lithiques et ses rites funéraires, ne peut être considéré comme vivant à l'état de nature: son niveau culturel l'oppose, cependant, à ses successeurs néolithiques avec une rigueur toute comparable - bien que dans un sens différent - à celle que les auteurs du XVIIe ou du XVIIIe siècle prêtaient à leur propre distinction. Mais surtout, on commence à comprendre que la distinction entre état de nature et état de société, à défaut d'une signification historique acceptable, présente une valeur logique qui justifie pleinement son utilisation, par la sociologie moderne, comme un instrument de méthode. L'homme est un être biologique en même temps qu'un individu social. Parmi les réponses qu'il fournit aux excitations extérieures ou intérieures, certaines relèvent intégralement de sa nature, d'autres de sa condition: ainsi n'aura-t-on aucune peine à trouver l'origine respective du réflexe pupillaire et de la position prise par la main du cavalier au simple contact des rênes. Mais la distinction n'est pas toujours aussi aisée: souvent, le stimulus physico-biologique et le stimulus psycho-social suscitent des réactions du même type, et on peut se demander, comme le faisait déjà Locke, si la peur de l'enfant dans l'obscurité s'explique comme une manifestation de sa nature animale, ou comme le résultat des contes de sa nourrice. Plus encore : dans la majorité des cas, les causes ne sont même pas distinctes réellement, et la réponse du sujet constitue une véritable intégration des sources biologiques et des sources sociales de son comportement. Ainsi l'attitude de la mère envers son enfant, ou les émotions complexes du spectateur d'un défilé militaire. C'est que la culture n'est, ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre elle l'utilise et la transforme, pour réaliser une synthèse d'un ordre nouveau. S'il est relativement aisé d'établir la distinction de principe, la difficulté commence quand on veut opérer l'analyse. Cette difficulté est, elle-même, double: d'une part, on peut essayer de définir, pour chaque attitude, une cause d'ordre biologique ou social; d'autre part, chercher par quel mécanisme des attitudes d'origine culturelle peuvent se greffer sur des comportements qui sont eux-mêmes de nature biologique, et réussir à se les intégrer. Nier ou sous-évaluer l'opposition, c'est s'interdire toute intelligence des phénomènes sociaux ; et, en lui donnant sa pleine portée méthodologique, on risque d'ériger en insoluble mystère le problème du passage entre les deux ordres. Où finit la nature ? Où commence la culture ? On peut concevoir plusieurs moyens de répondre à cette double question. Mais tous se sont montrés, jusqu'à présent, singulièrement décevants. La méthode la plus simple consisterait à isoler un enfant nouveau-né, et à observer ses réactions à différentes excitations pendant les premières heures, ou les premiers jours, qui suivent sa naissance. On pourrait alors supposer que les réponses fournies dans de telles conditions sont d'origine psycho-biologique, et ne relèvent pas des synthèses culturelles ultérieures. La psychologie contemporaine a obtenu, par cette méthode, des résultats dont l'intérêt ne peut faire oublier leur caractère fragmentaire et limité. Tout d'abord, les seules observations valables doivent être précoces: car des conditionnements sont susceptibles d'apparaître au terme de peu de semaines, peut-être même de jours; ainsi, seuls des types de réactions très élémentaires, tels que certaines expressions émotives, peuvent-ils être en pratique étudiés. D'autre part, les épreuves négatives présentent toujours un caractère équivoque. Car la question reste toujours ouverte de savoir si la réaction en cause est absente à cause de son origine culturelle, ou parce que les mécanismes physiologiques qui conditionnent son apparition ne sont pas encore montés, en raison de la précocité de l'observation. Du fait qu'un très jeune enfant ne marche pas, on ne saurait conclure à la nécessité de l'apprentissage, puisque l'on sait, au contraire, que l'enfant marche spontanément, dès qu'il en est organiquement capable. Une situation analogue peut se présenter dans d'autres domaines. Le seul moyen d'éliminer ces incertitudes serait de prolonger l'observation au-delà de quelques mois, ou même de quelques années; mais on se trouve alors aux prises avec des difficultés insolubles: car le milieu satisfaisant aux conditions rigoureuses d'isolation exigée par l'expérience n'est pas moins artificiel que le milieu culturel auquel on prétend le substituer. Par exemple, les soins de la mère pendant les premières années de la vie humaine constituent une condition naturelle du développement de l'individu. L'expérimentateur se trouve donc enfermé dans un cercle vicieux. Il est vrai que le hasard a parfois paru réussir ce dont l'artifice est incapable : l'imagination des hommes du XVIIIe siècle a été fortement frappée par le cas de ces «enfants sauvages», perdus dans la campagne depuis leurs jeunes années, et auxquels un concours de chances exceptionnel a permis de subsister et de se développer en dehors de toute influence du milieu social. Mais il apparaît assez clairement des anciennes relations que la plupart de ces enfants furent dés anormaux congénitaux, et qu'il faut chercher dans l'imbécillité dont ils semblent avoir à peu près unanimement fait la preuve, la cause initiale de leur abandon, et non, comme on le voudrait parfois, son résultat. Des observations récentes confirment cette manière de voir. Les prétendus «enfants-loups» trouvés aux Indes n'atteignirent jamais un niveau normal. L'un - Sanichar - ne put jamais parler, même adulte. Kellog rapporte que, de deux enfants découverts ensemble, il y a une vingtaine d'années, le cadet resta incapable de parler, et que l'aîné vécut jusqu'à six ans, mais avec le niveau mental d'un enfant de deux ans et demi, et un vocabulaire de cent mots à peine. Un rapport de 1939 considère comme idiot congénital un «enfant-babouin» d'Afrique du Sud, découvert en 1903 à l'âge probable de douze à quatorze ans. Le plus souvent d'ailleurs, les circonstances de la trouvaille sont sujettes à caution. En outre, ces exemples doivent être écartés pour une raison de principe qui nous place d'emblée au cœur des problèmes dont la discussion fait l'objet de cette Introduction. Dès 1811, Blumenbach, dans une étude consacrée à l'un de ces enfants, le Sauvage Peter, remarquait qu'on ne saurait rien attendre de phénomènes de cet ordre. Car, notait-il avec profondeur, si l'homme est un animal domestique, il est le seul qui se soit domestiqué lui-même. Ainsi, on peut s'attendre à voir un animal domestique, tel qu'un chat, un chien ou une bête de basse-cour, s'il se trouve perdu et isolé, retourner à un comportement naturel qui fut celui de l'espèce avant l'intervention extérieure de la domestication. Mais rien de tel ne peut se produire pour l'homme, car dans le cas de ce dernier, il n'existe pas de comportement naturel de l'espèce auquel l'individu isolé puisse revenir par régression. Comme le disait, ou à peu près, Voltaire: une abeille égarée loin de sa ruche et incapable de la retrouver est une abeille perdue; mais elle n'est pas devenue, pour cela, une abeille plus sauvage. Les «enfants sauvages», qu'ils soient le produit du hasard ou de l'expérimentation, peuvent être des monstruosités culturelles; mais, en aucun cas, les témoins fidèles d'un état antérieur. On ne peut donc espérer trouver chez l'homme l'illustration de types de comportement de caractère pré-culturel. Est-il possible, alors, de tenter une démarche inverse, et d'essayer d'atteindre, aux niveaux supérieurs de la vie animale, des attitudes et des manifestations où l'on puisse reconnaître l'ébauche, les signes avant-coureurs, de la culture ? C'est, en apparence, l'opposition entre le comportement humain et le comportement animal qui fournit la plus frappante illustration de l'antinomie de la culture et de la nature. Le passage - s'il existe - ne saurait donc être cherché à l'étage des prétendues sociétés animales telles qu'on les rencontre chez certains insectes; car nulle part mieux que dans de tels exemples ne trouve-t-on réunis les attributs, impossibles à méconnaître, de la nature : l'instinct, l'équipement anatomique qui seul peut en permettre l'exercice, et la transmission héréditaire des conduites essentielles à la survivance de l'individu et de l'espèce. Aucune place, dans ces structures collectives, même pour une esquisse de ce qu'on pourrait appeler le modèle culturel universel: langage, outils, institutions sociales, et système de valeurs esthétiques, morales ou religieuses. C'est à l'autre extrémité de l'échelle animale qu'il faut s'adresser si l'on espère découvrir une amorce de ces comportements humains: auprès des mammifères supérieurs, et plus spécialement des singes anthropoïdes. Or, les recherches poursuivies depuis une trentaine d'années sur les grands singes sont particulièrement décourageantes à cet égard: non que les composantes fondamentales du modèle culturel universel soient rigoureusement absentes: il est possible, au prix de soins infinis, d'amener certains sujets à articuler quelques monosyllabes ou dissyllabes, auxquelles ils n'attachent d'ailleurs jamais de sens; dans certaines limites, le chimpanzé peut utiliser des outils élémentaires et, éventuellement, en improviser ; des relations temporaires de solidarité ou de subordination peuvent apparaître et se défaire au sein d'un groupe donné; enfin, on peut se plaire à reconnaître, dans certaines attitudes singulières, l'esquisse de formes désintéressées d'activité ou de contemplation. Fait remarquable: ce sont surtout les sentiments que nous associons volontiers à la partie la plus noble de notre nature, dont l'expression semble pouvoir être identifiée le plus aisément chez les anthropoïdes: ainsi la terreur religieuse et l'ambiguïté du sacré. Mais si tous ces phénomènes plaident par leur présence, ils sont plus éloquents encore - et dans un tout autre sens - par leur pauvreté. On est moins frappé par leur ébauche élémentaire que par le fait - confirmé par tous les spécialistes -de l'impossibilité, semble-t-il, radicale, de pousser ces ébauches au delà de leur expression la plus primitive. Ainsi, le fossé que l'on pouvait espérer combler par mille observations ingénieuses n'est-il en réalité que déplacé, pour apparaître plus infranchissable encore: quand on a démontré qu'aucun obstacle anatomique n'interdit au singe d'articuler les sons du langage, et même des ensembles syllabiques, on ne peut qu'être frappé davantage par l'absence irrémédiable du langage, et une totale incapacité d'attribuer aux sons émis ou entendus le caractère de signes. La même constatation s'impose dans les autres domaines. Elle explique la conclusion pessimiste d'un observateur attentif qui se résigne, après des années d'étude et d'expérimentation, à voir dans le chimpanzé «un être endurci dans le cercle étroit de ses imperfections innées, un être « régressif » si on le compare à l'homme, un être qui ne veut ni ne peut s'engager dans la voie du progrès ». Mais, plus encore que par les échecs devant des épreuves précises, on est convaincu par une constatation d'un ordre plus général, et qui fait pénétrer plus profondément au sein du problème. C'est qu'il est impossible de tirer de l'expérience des conclusions générales. La vie sociale des singes ne se prête à la formulation d'aucune norme. En présence du mâle ou de la femelle, de l'animal vivant ou mort, du sujet jeune ou âgé, du parent ou de l'étranger, le singe se comporte avec une surprenante versatilité. Non seulement le comportement du même sujet n'est pas constant, mais aucune régularité ne peut être dégagée du comportement collectif. Aussi bien dans le domaine de la vie sexuelle qu'en ce qui concerne les autres formes d'activité, le stimulant externe ou interne, et des ajustements approximatifs sous l'influence des échecs et des succès, semblent fournir tous les éléments nécessaires à la solution des problèmes d'interprétation. Ces incertitudes apparaissent dans l'étude des relations hiérarchiques au sein d'un même groupe de vertébrés, qui permet pourtant d'établir un ordre de subordination des animaux les uns par rapport aux autres. Cet ordre est remarquablement stable, puisque le même animal conserve la position dominante pendant des périodes de l'ordre d'une année. Et pourtant, la systématisation est rendue impossible par des irrégularités fréquentes. Une poule, subordonnée à deux congénères occupant une place médiocre dans le tableau hiérarchique, attaque cependant l'animal qui possède le rang le plus élevé; on observe des relations triangulaires où A domine B, B domine C, et C domine A, tandis que tous les trois dominent le reste du groupe. Il en est de même en ce qui concerne les relations et les goûts individuels des singes anthropoïdes, chez qui ces irrégularités sont encore plus marquées : « Les primates offrent beaucoup plus de diversité dans leurs préférences alimentaires que les rats, les pigeons et les poules.» Dans le domaine de la vie sexuelle aussi, nous trouvons chez eux «un tableau qui recouvre presque entièrement la conduite sexuelle de l'homme... aussi bien dans ses modalités normales que dans les plus remarquables parmi les manifestations habituellement appelées «anormales», parce qu'elles heurtent les conventions sociales». Par cette individualisation des conduites, l'orang-outang, le gorille et le chimpanzé ressemblent singulièrement à l'homme. Malinowski se trompe donc quand il écrit que tous les facteurs définissant la conduite sexuelle des mâles anthropoïdes sont communs à tous les membres de l'espèce «fonctionnant avec une telle uniformité que, pour chaque espèce animale, il suffit d'un groupe de données et d'un seul... les variations étant si petites et si insignifiantes que le zoologue est pleinement autorisé à les ignorer ». Quelle est, au contraire, la réalité? La polyandrie semble régner chez les singes hurleurs de la région de Panama, bien que la proportion des mâles par rapport aux femelles soit de 28 à 72. En fait, on observe des relations de promiscuité entre une femelle en chaleur et plusieurs mâles, mais sans qu'on puisse définir des préférences, un ordre de priorité ou des liens durables. Les gibbons des forêts siamoises vivraient en familles monogames relativement stables; pourtant, les rapports sexuels ont lieu indifféremment entre membres du même groupe familial, ou avec un individu appartenant à un autre groupe, vérifiant ainsi - dirait-on - la croyance indigène que les gibbons sont la réincarnation des amants malheureux.17 Monogamie et polygamie existent côte à côte chez les rhésus ;18 et les bandes de chimpanzés sauvages observées en Afrique varient entre quatre et quatorze individus, laissant ouverte la question de leur régime matrimonial. Tout semble se passer comme si les grands singes, déjà capables de se dissocier d'un comportement spécifique, ne pouvaient parvenir à rétablir une norme sur un plan nouveau. La conduite instinctive perd la netteté et la précision qu'on lui trouve chez la plupart des mammifères; mais la différence est purement négative, et le domaine abandonné par la nature reste territoire inoccupé. Cette absence de règles semble apporter le critère le plus sûr qui permette de distinguer un processus naturel d'un processus culturel. Rien de plus suggestif, à cet égard, que l'opposition entre l'attitude de l'enfant, même très jeune, pour qui tous les problèmes sont réglés par de nettes distinctions, plus nettes et plus impératives, parfois, que chez l'adulte, et les relations entre les membres d'un groupe simien, tout entières abandonnées au hasard et à la rencontre, où le comportement d'un sujet n'apprend rien sur celui de son congénère, où la conduite du même individu aujourd'hui ne garantit en rien sa conduite du lendemain. C'est, en effet, qu'il y a un cercle vicieux à chercher dans la nature l'origine de règles institutionnelles qui supposent - bien plus, qui sont déjà - la culture, et dont l'instauration au sein d'un groupe peut difficilement se concevoir sans l'intervention du langage. La constance et la régularité existent, à vrai dire, aussi bien dans la nature que dans la culture. Mais, au sein de la première, elles apparaissent précisément dans le domaine où, dans la seconde, elles se manifestent le plus faiblement, et inversement. Dans un cas, c'est le domaine de l'hérédité biologique, dans l'autre celui de la tradition externe. On ne saurait demander à une illusoire continuité entre les deux ordres de rendre compte des points par lesquels ils s'opposent. Aucune analyse réelle ne permet donc de saisir le point du passage entre les faits de nature et les faits de culture, et le mécanisme de leur articulation. Mais la discussion précédente ne nous a pas seulement apporté ce résultat négatif; elle nous a fourni, avec la présence ou l'absence de la règle dans les comportements soustraits aux déterminations instinctives, le critère le plus valable des attitudes sociales. Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l'étage de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l'universel le critère de la nature. Car ce qui est constant chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquelles leurs groupes se différencient et s'opposent. À défaut d'analyse réelle, le double critère de la norme et de l'universalité apporte le principe d'une analyse idéale, qui peut permettre - au moins dans certains cas et dans certaines limites - d'isoler les éléments naturels des éléments culturels qui interviennent dans les synthèses de l'ordre plus complexe. Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n'est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d'apparaître comme un scandale: nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d'institutions que l'on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l'inceste. Car la prohibition de l'inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d'universalité. Que la prohibition de l'inceste constitue une règle n'a guère besoin d'être démontré; il suffira de rappeler que l'interdiction du mariage entre proches parents peut avoir un champ d'application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu'il entend par proche parent; mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l'exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans n'importe quel groupe social. On ne saurait, en effet, invoquer ici les fameuses exceptions dont la sociologie traditionnelle se contente souvent de souligner le petit nombre. Car toute société fait exception à la prohibition de l'inceste, quand on l'envisage du point de vue d'une autre société dont la règle est plus stricte que la sienne. On frémit en pensant au nombre d'exceptions qu'un Indien Paviotso devrait, à ce compte, enregistrer. Quand on se réfère aux trois exceptions classiques: Égypte, Pérou, Hawaï, auxquelles il faut d'ailleurs ajouter quelques autres (Azandé, Madagascar, Birmanie, etc.), on ne doit pas perdre de vue que ces systèmes sont des exceptions par rapport au nôtre propre, dans la mesure où la prohibition y recouvre un domaine plus restreint que ce n'est le cas parmi nous. Mais la notion d'exception est toute relative, et son extension serait fort différente pour un Australien, un Thonga, ou un Eskimo. La question n'est donc pas de savoir s'il existe des groupes permettant des mariages que d'autres excluent, mais plutôt s'il y a des groupes chez lesquels aucun type de mariage n'est prohibé. La réponse doit être, alors, absolument négative, et à un double titre : d'abord, parce que le mariage n'est jamais autorisé entre tous les proches parents, mais seulement entre certaines catégories (demi-sœur à l'exclusion de sœur, sœur à l'exclusion de mère, etc.); ensuite, parce que ces unions consanguines ont, soit un caractère temporaire et rituel, soit un caractère officiel et permanent, mais restent, dans ce dernier cas, le privilège d'une catégorie sociale très restreinte. C'est ainsi qu'à Madagascar, la mère, la sœur, parfois aussi la cousine, sont des conjoints prohibés pour les gens du commun, tandis que, pour les grands chefs et les rois, seule la mère - mais la mère tout de même - est fady, « défendue ». Mais il y a si peu «exception» à la prohibition de l'inceste que celle-ci fait l'objet d'une extrême susceptibilité de la part de la conscience indigène: quand un ménage est stérile, on postule une relation incestueuse, bien qu'ignorée; et les cérémonies expiatoires prescrites sont automatiquement célébrées. Le cas de l'Égypte ancienne est plus troublant, parce que des découvertes récentes suggèrent que les mariages consanguins - particulièrement entre frère et sœur - ont peut-être représenté une coutume répandue chez les petits fonctionnaires et artisans, et non limitée, comme on l'a jadis cru, à la caste régnante et aux plus tardives dynasties. Mais en matière d'inceste, il ne saurait y avoir d'exception absolue. Notre éminent collègue M. Ralph Linton nous faisait remarquer un jour que dans la généalogie d'une famille noble de Samoa, étudiée par lui, sur huit mariages consécutifs entre frère et sœur, un seul mettait en cause une sœur cadette, et que l'opinion indigène l'avait con damné comme immoral. Le mariage entre un frère et sa sœur aînée apparaît donc comme une concession au droit d'aînesse ; et il n'exclut pas la prohibition de l'inceste puisque, en plus de la mère et de la fille, la sœur cadette reste un conjoint interdit, ou tout au moins désapprouvé. Or, un des rares textes que nous possédions sur l'organisation sociale de l'ancienne Égypte suggère une interprétation analogue; il s'agit du Papyrus de Boulaq n° 5, qui relate l'histoire d'une fille de roi qui veut épouser son frère aîné. Et sa mère remarque : « Si je n'ai pas d'enfants après ces deux enfants-là, n'est-ce pas la loi de les marier l'un à l'autre ? ». Ici aussi, il semble s'agir d'une formule de prohibition autorisant le mariage avec la sœur aînée, mais le réprouvant avec la cadette. On verra plus loin que les anciens textes japonais décrivent l'inceste comme une union avec la sœur cadette, à l'exclusion de l'aînée, élargissant ainsi le champ de notre interprétation. Même dans ces cas, qu'on pourrait être tenté de considérer comme des limites, la règle d'universalité n'est pas moins apparente que le caractère normatif de l'institution. Voici donc un phénomène qui présente simultanément le caractère distinctif des faits de nature et le caractère distinctif - théoriquement contradictoire du précédent - des faits de culture. La prohibition de l'inceste possède, à la fois, l'universalité des tendances et des instincts, et le caractère coercitif des lois et des institutions. D'où vient-elle donc ? Et quelle est sa place et sa signification ? Débordant inévitablement les limites toujours historiques et géographiques de la culture, coextensive dans le temps et dans l'espace à l'espèce biologique, mais redoublant, par l'interdiction sociale, l'action spontanée des forces naturelles auxquelles elle s'oppose par ses caractères propres, tout en s'identifiant à elles quant au champ d'application, la prohibition de l'inceste apparaît à la réflexion sociologique comme un redoutable mystère. Peu de prescriptions sociales ont préservé, dans une semblable mesure, au sein même de notre société, l'auréole de terreur respectueuse qui s'attache aux choses sacrées. D'une façon significative, et qu'il nous faudra commenter et expliquer par la suite, l'inceste, sous sa forme propre et sous la forme métaphorique de l'abus de mineure («dont», dit le sentiment populaire, «on pourrait être le père»), rejoint même, dans certains pays, son antithèse, les relations sexuelles interraciales, cependant forme extrême de l'exogamie, comme les deux plus puissants stimulants de l'horreur et de la vengeance collectives. Mais cette ambiance de crainte magique ne définit pas seulement le climat au sein duquel, même encore dans la société moderne, évolue l'institution; elle enveloppe aussi, sur le plan théorique, les débats auxquels, depuis ses origines, la sociologie s'est appliquée avec une ténacité ambiguë : « La fameuse question de la prohibition de l'inceste, » écrit Lévy-Bruhl, « cette vexata quœstio dont les ethnographes et les sociologues ont tant cherché la solution, n'en comporte aucune. Il n'y a pas lieu de la poser. Dans les sociétés dont nous venons de parler, il est vain de se demander pour quelle raison l'inceste est prohibé: cette prohibition n'existe pas...; on ne songe pas à l'interdire. C'est quelque chose qui n'arrive pas. Ou, si par impossible cela arrive, c'est quelque chose d'inouï, un monstrum, une transgression qui répand l'horreur et l'effroi. Les sociétés primitives connaissent-elles une prohibition de l'autophagie ou du fratricide? Elles n'ont ni plus ni moins de raison de prohiber l'inceste». Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté. Paris, La Haye: Mouton et Maison des sciences de l'Homme, 1967, pp. 3-13
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