Claude-Edmonde MAGNY (1913-1966) La crise du roman
Publié le 15/01/2018
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Le jour où Valéry a prétendu qu'il lui était impossible d'écrire une phrase comme : << La marquise demanda sa voiture et sortit à cinq heures )>, le roman s'est éveillé à la conscience du scandale qu'il représentait dans la littérature. Mais il a acquis en même temps une ambition nouvelle. Jusque-là, il croissait paisiblement loin des critiques et des esthéticiens, dans l'incon¬science heureuse des genres littéraires qui, oubliés par Boileau, ne jouissent pas encore d'une existence officielle. Cela ne pouvait guère durer. Le voici tout d'un coup rejeté d'une phrase dédaigneuse dans le néant d'où il n'aurait jamais dû sortir, et tous les romanciers, brusquement tirés de leur sommeil de créateurs, vaguement inquiets ou complètement désespérés suivant qu'ils prennent plus ou moins au sérieux les Idées, dégrisés dans tous les cas, se frappent la poitrine et méditent sur la vanité de leur art. De toutes les réflexions d'enfant terrible dont Valéry a inquiété la conscience du xxe siècle (et je n'en excepte même pas ses mauvaises pensées sur l'histoire) pas une peut-être n'est plus troublante, pas une assurément n'exerce à l'heure actuelle autant de ravages dans la mauvaise conscience des romanciers. (Je n'en veux pour preuve que ce récent numéro spécial consacré par Confluences au roman, où, lors même que la phrase-dynamite n'est pas citée, on la sent présente au cœur de chaque article). Le dormeur s'est éveillé. Il ne se rendormira point. Mais ce sursaut de conscience qui lui est venu à la réflexion, scrupule tardif de l'ouvrier de la onzième heure, va l'engager dans une étrange aventure.
«
A
Quel étrange propos en effet, si l'o n y réfléc hit, que d'écrire un roman.
>.
A ce point, la réflexion
sem ble engagée dans une impasse : le roman n'a pa s d'avenir, puisqu'i l
n'a même pas de présent .
Mais voici que surgit un espoir : po ur que le propos
du roma ncier cesse en effet d'être impensable, il fau t - mais il suffit -que
cette trame d'événem ents semblables à ceux de la vie réelle qu'il nous restitue
soit évoquée non pas pour elle-même, gratuitement, mais afin de nou s tra ns
mettre une certaine signification, poétique , métaph ysique ou mysti que,
peu importe.
Le dessein romanesque cesse là d'être absurde : il n'est pas
uni que ment paradoxa l, se justi fiant toutefois par quel ques réussites incontes
ta bles, puisque cette orientation > qu'i ls vou laient donner
à leur œuvre, certains écrivains ont réussi à nou s la faire appréhender en
relatant des occupations aussi banales que boire, manger, dorm ir ou faire
l' amou r, à travers des gestes quotidiens, des expériences d'apparence ordinaire
comme prendre une tasse de thé ou marcher dans les rues de Paris.
Seulement
le roman se trouve à jama is dévoyé de ce qui semblait être son ambition
originelle, la repro duction du réel, ou si l'on préfère la construc tion d'un
monde en trompe- l'œil, homolog ue au nôtre et susceptible de se raccorder
à lui.
De plus en plus , il tend ra à être un >, à nous faire entrevoir,
au-delà de soi, une texture fortement liée, non plus d'événe ments continge nts,
ma is de signi fications successive ment attribuées à chacun de ces événements,
et unies entre elles par une nécessité à peine moins véhémente que celle
qui cimente les mots du poème.
Le > à la ma nière de Bou rget,
est sans doute né d'une intuiti on grossière de cette destinée.
Histoire du roman français depuis 1918, Seuil, 1950 , pp.
226-228..
»
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