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« Cessons de jouer » dit l'un des personnages dans Fin de Partie. Pourquoi la pièce de Beckett peut-elle être considérée comme un jeu ?

Publié le 17/01/2011

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beckett

Après une carrière d’enseignant dans le très réputé Trinity Collège, Beckett, auteur du XXème siècle, réalise des romans et pièces de théâtre absurdes et de plus en plus sombres et cyniques sur la déchéance de l’homme et la difficulté de la communication d’après guerre, notamment dans Fin de Partie. Son intérêt pour les jeux de clown, le music-hall et les échecs, auquel il s’adonne pendant la Résistance, ressort habilement dans cette pièce de 1957. Ainsi, tout au long de cet acte unique, Beckett nous dévoile les ficelles du jeu d’acteur et donnent à ses personnages agonisants la conscience qu’ils jouent un rôle, le leur et bien d’autre. Pourquoi la pièce Fin de Partie, peut-elle être considérée comme un jeu ? Il se manifeste ici sur trois plans, tout d’abord par un jeu d’acteur original, puis par des jeux d’enfants caractéristiques des décors, objets et personnages et enfin un jeu d’écriture murement réfléchi par l’auteur. 

Beckett, dans toute son œuvre, déstructure les règles classiques du théâtre traditionnel, au profit d’un théâtre absurde, et de la dérision. Au début du XXème siècle, comme d’autres dramaturges, il cherche à se libérer du théâtre hérité des siècles précédents. Le metteur en scène passe alors, du simple régisseur, à un acteur essentiel dans l’élaboration du spectacle : il impose sa vision des choses et intervient artistiquement. Dans Fin de Partie, le personnage de Clov’ semble être, dans la didascalie initiale, le maître du jeu, à la fois acteur et metteur en scène. En effet, alors que le rideau se lève, afin de dévoiler une pièce vide, sombre et à l’atmosphère pesante, Clov’ prépare encore la mise en scène, vérifiant un à un chacun des rares meubles disposés dans la salle, comme pour s’assurer que tout est en place pour la représentation. 

Dés la première réplique de Hamm « A moi, de jouer « p.14, les personnages annoncent qu’ils jouent un rôle. Ils semblent être conscient de leur métier d’acteur et que leur vie n’est qu’un jeu de scène, dédié à divertir les spectateurs. L’auteur nous divulgue alors les artifices du jeu d’acteur, c’est une mise en scène de la représentation théâtrale. Puis, dans l’intégralité de la pièce, les personnages, notamment Hamm et Nagg, se mettent en scène dans les histoires de leurs propres vies, ressassées inlassablement. Hamm s’invente créateur, écrivain lorsqu’il croit imaginer « son roman «, il se pose en personnage principal, jouant plusieurs rôles à la fois. Clov’ lui répond, également en jouant un rôle, celui du bon valet qui se doit de donner la réplique à son maître, d’ailleurs Hamm le souligne parfaitement à travers l’échange de la page 77 : « A quoi est-ce que je sers ? A me donner la réplique «. Nagg à son tour, lors de l’histoire du tailleur, s’amuse à jouer d’autres rôles que le sien. Les didascalies annoncent les personnages qu’il interprète ainsi que les changements de tons qui s’imposent. 

Dans sa pièce Fin de Partie, Beckett effectue une mise en abyme du spectacle théâtral et de la représentation. En effet, la salle des spectateurs fait partie intégrante du jeu scénique des acteurs. De plus comme évoqué plus haut, Clov’, dans la didascalie initiale semble procéder à la préparation de la mise en scène. L’auteur ne réalise pas une pièce de l’anti-théâtre, mais surtout du théâtre sur le théâtre. Cependant, il ne s’arrête pas là et propose également une mise en abyme du langage théâtral. Il souligne l’inanité de la parole par un langage troué, dépourvu de sens et d’informations pour le spectateur. Les conversations n’aboutissent jamais et le silence menace sans arrêt cette parole primordiale dans le théâtre conventionnel, on assiste alors à la défaite du langage, un paradoxe important dans le théâtre de Beckett. Le langage du silence devient aussi important que le langage lui-même, le langage du néant, puisqu’il est sans intérêt, dans le seul but de faire passer le temps. 

La présence du jeu se retrouve également dans les activités et caractéristiques des personnages qui sont plutôt enfantins. Physiquement, les personnages s’apparentent à des pantins, dans leur façon de se mettre en mouvement au début de l’œuvre, mais aussi dans chacun de leur acte. D’ailleurs Clov’ titube et est raide comme un enfant qui apprendrait à marcher et Nell porte un bonnet de bébé. Leur teints, soit très rouges pour Hamm et Clov’, soit très blanc pour Nagg et Nell, font penser à des clowns. La tenue vestimentaire de Hamm lui donne également une allure clownesque. Leurs préoccupations ne sont guères plus avancées. En effet, afin de ne pas s’ennuyer, comme des enfants qu’il faudrait  occuper, les personnages préfèrent s’adonner à des actes dérisoires tel que la promenade que Hamm réclame sans arrêt à Clov’, les biscuits et dragées qui obnubilent Nagg puis à la fin de la pièce la chanson de Clov’. Enfin, on peut remarquer que les fenêtres sont trop hautes pour les personnages, il semblerait que la pièce ne soit pas adaptée aux habitants qu’elle contient, comme si ils étaient de petits enfants.

Afin de ne pas aborder des questions trop profondes et existentielles, les personnages entretiennent des conversations triviales voire inutiles. Non seulement ils ne parviennent pas à s’écouter, chacun préférant s’enfermer dans sa propre solitude, mais encore les échanges sont uniquement des propos du quotidien, sans réel intérêt, remplis d’ironie, de moquerie et de comédie. En effet, le registre comique est souvent utilisé à des fins cyniques. Les sujets des conversations sont gamins, primaires : ils se racontent toujours les mêmes histoires, ont toujours faim. La présence du chien en peluche renforce encore le thème enfantin de cette pièce. Ils ne savent pas retenir leurs émotions, comme des enfants qui ne se rendent pas encore compte des conséquences de leurs paroles. Ceci les poussent alors à employer un vocabulaire vulgaire voir grossier. D’ailleurs celui-ci est en général plutôt familier, simple et réduit, dans lequel les mots choisis sont souvent approximatifs.

Fervent adepte des échecs, Beckett instaure dans sa pièce de nombreuses allusions à ce jeu stratégique. En effet, les déplacements de Clov’ tout au long de l’acte sont symétriques, en ligne droite passant d’un côté à l’autre de la scène. Ce sont des pas calculés précisément « un pas, trois pas… «. Les personnages bougent comme des automates, c’est une chorégraphie raide et mécanique qui révèle leur absence de liberté. De plus, les « un temps « qui rythment la pièce accentuent cet effet de lenteur que l’on retrouve dans les échecs, où chaque déplacement est murement réfléchi et analysé. Fin de Partie est une composition rigoureuse, mathématique, rythmique par les répétitions incessantes et géométrique par les déplacements des personnages mais également la disposition des meubles et objets. Les personnages sont assimilés à des pièces du jeu ; Hamm est le roi, positionné au centre de la salle, sur son fauteuil, il envoi des ordres à Clov’, la dame le seul à pouvoir se déplacer n’importe où dans l’échiquier et malmène ses parents qui sont les pions. Beckett aurait d’ailleurs déclaré lui-même : « Hamm est le roi dans cette pièce d’échec perdue dés le début. «

Fin de Partie regorge de jeu de mots et de jeu de rythme interne. De nombreuses micro actions parsèment la pièce et la structure puisqu’il n’y a ni actes, ni véritable intrigue en dehors du possible  départ de Clov’. Les histoires de Hamm et Nagg, les incidents de la puce, du réveil ou du chien en peluche à trois pattes font croire que les choses avancent, que les personnages évoluent, hors rien de bouge, ils sont agonisants, pris dans un temps immobile, un enfer répétitif. Alors que les mots perdent de leur valeur, le système de signes lui contribuent de plus en plus à la mise en scène et prend davantage de poids dans les œuvres d’avant-garde et notamment chez Beckett. Les sons, l’image, la lumière et les mouvements détrônent la parole. La ponctuation, à l’écrit notamment détient elle aussi autant d’expression qu’elle. En effet, les hésitations traduites par les points de suspension et les émotions rendues par les points d’exclamations et d’interrogations obtiennent alors la même importance que les mots.    

Beckett aime jouer avec les mots. En effet, dans sa pièce on assiste à de nombreux calembours tels que les homophonies : « pouls et poux «, des syllogismes : «il pleure donc il vit «, des jeux de sonorités : «  mer et mère «, de répétitions et de variations qui créent un dialogue de sourd et rythme l’histoire comme des refrains, des négations, des énoncés contradictoires : « si je ne tue pas ce rat il va mourir «. Les personnages vont même inventer des mots et des expressions comme « progéniteur «. Ils possèdent également des noms courts qui ont tous une signification particulière : Hamm est un marteau ainsi qu’un mauvais acteur, Clov’ peut être détourné en clou ou clown et Nagg et Nell signifient tous deux clou en anglais. Hamm est alors à nouveau vu comme le maître, le roi entouré de ses trois sujets qu’il malmène.

Le titre Fin de Partie nous en dit beaucoup sur la pièce elle-même. Initialement intitulée Endgame en anglais, fin du jeu, il interpelle déjà le lecteur qui se pose des questions « Qui joue avec et contre qui ? En quoi le jeu consiste-t-il ? « En français Fin de Partie prend différents sens et peut être sujet à de nombreuses analyses, c’est un titre polysémique. La « fin « renvoi à la limite, le changement, l’attente mais également et surtout àbla mort, « partie « fait penser au jeu. L’attente, la mort et le jeu sont donc omniprésents dans cette pièce. En effet, les personnages sont infirmes, en fin de vie, ils attendent la mort dans un monde détruit et désert. Dans la première partie du XXème siècle, d’après guerre, l’homme n’est plus au centre du système, mais est victime du non-sens. Cependant, le terme « partie « vient redonner un espoir à cette pièce. Un recommencement est à prévoir, lors d’une prochaine représentation. Puisqu’il n’y a ni perdants, ni gagnants, la partie est amenée à un se rejouer indéfiniment, la vie est un jeu et les personnages jouent la vie. 

Découvert dés le début par le titre, le thème du jeu se révèle être, au fil des lignes, récurrent dans Fin de Partie. Dans la forme, Beckett réalise une véritable réflexion sur le théâtre et le jeu d’acteur et de metteur en scène. Chacun des personnages se voient attribuer plusieurs rôles alors qu’ils tentent d’échapper à leur véritable identité. Les nombreux jeux de mots et étude sur le langage traduisent une pièce de l’attente, de la non-communication et de la déchéance de l’homme. Dans le fond, les objets, personnages et activités rendent compte encore de cette idée de jeu, et notamment des jeux d’enfants et d’échec, que Beckett affectionne particulièrement. Dans ce recommencement incessant où ne gagne, ni ne perd aucun des personnages, l’incompréhension et l’attente de la mort traduisent l’état d’âme meurtri de l’auteur dans cette période d’après-guerre.

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