Camus, la Peste (extrait).
Publié le 07/05/2013
Extrait du document


«
Le Noël de cette année-là fut plutôt la fête de l’Enfer que celle de l’Évangile.
Les boutiques vides et privées de lumière, les chocolats factices ou les boîtes vides dans les vitrines, les tramways chargés de figures sombres, rien ne rappelait
les Noëls passés.
Dans cette fête où tout le monde, riche ou pauvre, se rejoignait jadis, il n’y avait plus de place que pour les quelques réjouissances solitaires et honteuses que des privilégiés se procuraient à prix d’or, au fond d’une
arrière-boutique crasseuse.
Les églises étaient emplies de plaintes plutôt que d’actions de grâces.
Dans la ville morne et gelée, quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçait.
Mais personne n’osait leur annoncer le
dieu d’autrefois, chargé d’offrandes, vieux comme la peine humaine, mais nouveau comme le jeune espoir.
Il n’y avait plus de place dans le cœur de tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là même qui empêche les hommes
de se laisser aller à la mort et qui n’est qu’une simple obstination à vivre.
La veille, Grand avait manqué son rendez-vous.
Rieux, inquiet, était passé chez lui de grand matin sans le trouver.
Tout le monde avait été alerté.
Vers onze heures, Rambert vint à l’hôpital avertir le docteur qu’il avait aperçu Grand de
loin, errant dans les rues, la figure décomposée.
Puis il l’avait perdu de vue.
Le docteur et Tarrou partirent en voiture à sa recherche.
À midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrement sculptés dans le bois.
Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption.
Et
ces larmes bouleversèrent Rieux parce qu’il les comprenait et qu’il les sentait aussi au creux de sa gorge.
Il se souvenait lui aussi des fiançailles du malheureux, devant une boutique de Noël, et de Jeanne renversée vers lui pour dire
qu’elle était contente.
Du fond d’années lointaines, au cœur même de cette folie, la voix fraîche de Jeanne revenait vers Grand, cela était sûr.
Rieux savait ce que pensait à cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme
lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d’un être et le cœur émerveillé de la tendresse.
Mais l’autre l’aperçut dans la glace.
Sans cesser de pleurer, il se retourna et s’adossa à la vitrine pour le regarder venir.
« Ah ! docteur, ah ! docteur », faisait-il.
Rieux hochait la tête pour l’approuver, incapable de parler.
Cette détresse était la sienne et ce qui lui tordait le cœur à ce moment était l’immense colère qui vient à l’homme devant la douleur que tous les hommes partagent.
« Oui, Grand, dit-il.
— Je voudrais avoir le temps de lui écrire une lettre.
Pour qu’elle sache… et pour qu’elle puisse être heureuse sans remords… »
Avec une sorte de violence, Rieux fit avancer Grand.
L’autre continuait, se laissant presque traîner, balbutiant des bouts de phrase.
« Il y a trop longtemps que ça dure.
On a envie de se laisser aller, c’est forcé.
Ah ! docteur ! J’ai l’air tranquille comme ça.
Mais il m’a toujours fallu un énorme effort pour être seulement normal.
Alors maintenant, c’est encore trop.
»
Il s’arrêta, tremblant de tous ses membres et les yeux fous.
Rieux lui prit la main.
Elle brûlait.
« Il faut rentrer.
»
Mais Grand lui échappa et courut quelques pas, puis il s’arrêta, écarta les bras et se mit à osciller d’avant en arrière.
Il tourna sur lui-même et tomba sur le trottoir glacé, le visage sali par des larmes qui continuaient de couler.
Les passants
regardaient de loin, arrêtés brusquement, n’osant plus avancer.
Il fallut que Rieux prît le vieil homme dans ses bras.
Dans son lit maintenant, Grand étouffait : les poumons étaient pris.
Rieux réfléchissait.
L’employé n’avait pas de famille.
À quoi bon le transporter ? Il serait seul, avec Tarrou, à le soigner…
Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l’œil éteint.
Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminée avec les débris d’une caisse.
« Ça va mal », disait-il.
Source : Camus (Albert), la Peste , Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 1972.
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