Dissertation : « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites.
Publié le 11/11/2017
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Dissertation : « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. » écrivait Albert Camus dans Le Monde de Sisyphe. A travers cette citation ressort deux grandes idées : d’une part, pour l’auteur, la raison n’a pas vocation à être universelle, et d’autre part, l’absurde est directement associé à un point positif. En effet, l’absurde, ce qui est irrationnelle, désigne la modestie de la raison, la connaissance d’elle-même. Par cette seule reconnaissance de l’irrationnel comme quelque chose de positif, Camus prend part, en faveur de l’irrationnel, à la lutte idéologique qui oppose de nombreux philosophes. Si l’on se réfère à l’antiquité grecque, la raison trouve son origine dans le terme ratio, qui est le calcul. Pour les grecs, la raison c'est le logos qui désigne en première approximation, depuis Platon et Aristote, la parole, le discours et par extension, la rationalité puis, la logique. La négation de la rationalité, c’est logiquement l’irrationalité. Par conséquent, l’irrationnel semble être ce qui irréductible, étranger ou même contraire à la raison. On est mené directement à penser que l’irrationnel concerne ce qui n’est pas guidé par la raison. Il a rapport avec ce qui, dans notre être, semble naître d’autre chose que de la rationalité, ou des facultés intellectuelles les plus élaborées ou réfléchies. C’est donc le domaine des productions spirituelles échappant au contrôle logique. Il nous renvoie alors aux manifestations de notre être que sont la folie, l’inconscient ou encore l’affectivité. L’irrationnel englobe ainsi les notions d’imprévisibilité, de non-logicité. Trouvant son origine dans le mot latin societas (association, réunion, communauté, compagnie, union politique, alliance), une société correspond à un groupe organisé d'êtres humains ou d'animaux, ayant établi des relations durables, qui acceptent de vivre sous des lois communes, qui ont une forme de vie commune et qui sont soumis à un règlement commun. Plus globalement, la société désigne l'état de vie collective. Considérons également la définition ethnologique de la société. En ethnologie, la société désigne un groupe humain organisé et partageant une même culture, les mêmes normes, mœurs, coutumes, valeurs. En considérant la société comme telle, on montre la difficulté de concilier irrationalité et société, et l’on suppose que les deux rentreront inévitablement en conflit. En effet, comment imaginer qu’un groupe d’individus vivant sous des lois communes accepte un comportement non-logique, imprévisible, et échappant justement à la soumission de quelconque règle, mœurs ou coutumes. En ce sens, l’irrationnel semble conduire au désordre sociétal, ce que justement toute société s’efforce d’empêcher. Mais peut-on seulement considérer l’irrationalité comme une source de désordre, voir même de chaos ? L’irrationalité n’aurait-elle pas une fonction complétive de la rationalité, notamment en termes d’inspiration créative ? Ne faut-il pas comme le fait implicitement Blaise Pascal distinguer deux formes d’irrationalité, à savoir l’infra-rationalité qui se manifesterait comme un discours sans ordre, confus et délirant de la supra-rationalité qui se situerait au-dessus de la raison sans pour autant la contredire ? C’est justement cette deuxième forme d’irrationalité qui sera développée dans un deuxième temps. Ainsi, dans quelle mesure l’irrationalité semble, à première vue, contraire aux caractéristiques mêmes de la société, tout en pouvant être considérée comme inévitable et même bénéfique à celle-ci ? Pour répondre à cette problématique, nous procéderons en un plan constitué de deux parties. D’abord, nous montrerons que la société, en tant que groupe organisé ayant établi des relations durables, semble s’opposer au désordre, à l’imprévisibilité et à la non-logicité qu’implique l’irrationnel. Ensuite, en prenant un certain recul, nous nous demanderons si l’irrationalité ne peut être considéré comme un concept indissociable et même bénéfique de la société. Il s’agit dans cette partie de montrer qu’il existe un lien de cause à effet entre la violence et l’irrationalité, cette dernière étant la cause. Pour cela, intéressons-nous aux analyses effectuées par Ignacio Ramonet. Celui-ci souhaite montrer que les crises économiques, sociologiques, culturelles ou sociologiques ont tendance à favoriser la montée de l’irrationalité qui se traduit notamment par un excès inhabituel de violence. Ainsi, à travers plusieurs exemples que nous allons développer, l’auteur établie un lien de causalité entre les difficultés endurées par les populations (crises importantes), l’irrationalité et la violence qui en découle. Il prend d’abord l’exemple d’une crise à l’échelle de l’individu et ses conséquences dramatiques. Ruiné par le cataclysme boursier d’octobre 1987, un homme se pendit quelques jours plus tard à Madrid. Afin d’expliciter son geste, il laissa une lettre. Dans celle-ci, on y a constaté (et voilà l’intérêt de cet exemple), que le défunt avait décidé de se soumettre au jugement de Dieu : « J’eus comme l’illumination que Dieu existait et que, peut-être, ma destinée n’était pas le suicide. » Il consacra alors ce qui lui restait d’économies jouer à des jeux d’argents afin de voir « si Dieu y mettait du sien ». Mais il ne gagne jamais à ces jeux, et finalement, se pendit. Le recours à Dieu pour faire remonter les actions ou pour sauver la Bourse est un phénomène commun : c’est ce qu’ont décidé, en novembre 1987, des notables catholiques d’une ville italienne. Ils ont notamment célébré une messe solennelle afin de conjurer la chute des cours. Recourir à quelque chose de tout à fait irrationnel comme Dieu pour rétablir la logicité d’une science pour le moins rationnel surprend. Lorsqu’une crise advient, les sociétés en principe dominées par la rationalité voient leurs citoyens tentés de recourir à des formes de pensée pré-rationaliste, renouer avec la superstition et l’ésotérisme. Or, si dans cet exemple, la violence qui découle de l’irrationalité est très personnelle et ne concerne directement qu’un seul individu (celui qui s’est suicidé), d’autres faits historiques montrent que lorsque les crises et l’irrationalité sont portées à très grande échelle, une violence considérable a tendance à se créer. Ainsi, l’Europe a connu, lors de la grande dépression du début des années 30, un moment où les mythes archaïques ont resurgi avec un dynamisme essentiellement instinctif et émotionnel. La faillite du modernisme, la crise économique, le désarroi social et l’aspiration identitaire provoquèrent alors une sorte de désenchantement du monde et favorisèrent, en particulier en Allemagne, une fascination pour l’irrationnel que capitalisa l’extrême droite. En effet, « Beaucoup de citoyens allemands, selon l’historien Peter Reichel, voulaient s’abstraire d’un temps présent qu’ils ne comprenaient pas et préféraient s’engouffrer dans un univers en trompe-l’œil. ». L’écrivain Thomas Mann aura alors cette phrase pleine de sens : « Le terrain était prêt pour la foi en Hitler. ». A travers ces deux exemples, on a montré que les crises (et plus généralement les difficultés éprouvées à long terme) poussent les populations à se tourner vers l’irrationalité : l’Histoire semble alors montrer que, lorsque de tels phénomènes se produisent, la violence s’accroit. Il y aurait alors un lien substantiel entre l’idée d’irrationalité et celle de violence. Or, Le sociologue allemand Max Weber a analysé les diverses formes de domination. Il affirme que dans toute société (étatique a minima), c’est l’état qui doit disposer du monopole de la violence légitime. En effet, à travers la police qu’il contrôle, l’état est la seule entité à pouvoir user de violence de façon totalement légitime. Les sociétés modernes (étatiques) ne semblent donc pas pouvoir accepter l’irrationalité. Les sociétés prémodernes (non-étatique), en tant qu’individus souhaitant vivre ensemble sous des règles communes, ne peuvent accepter la violence, à moins, bien sûr, que celle-ci soit légitimer par le pouvoir en place. Dans cette seconde partie, nous allons montrer que la rationalité peut-être perçu à bien des égards comme un phénomène inconscient car naturel, qui ne peut même pas considérer l’existence de l’irrationnel. En effet, Hegel, qui fait de la philosophie une science spéculative affirme que « tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel. ». En ce sens, il pose que ce qui n’appartient pas au domaine de la raison (le déraisonnable ou l’irrationnel) est de l’ordre de l’inexistant, de l’illusoire. Hegel se revendique donc comme faisant partie d’un certain rationalisme dogmatique : il choisit de n’accorder de pleine et entière réalité, qu’à ce que la raison peut expliquer. Analysons plus en détail la pensée d’Hegel. Il affirme que c’est la raison qui gouverne ce Monde. La raison serait douée de ruses qui lui permettrai de montrer aux hommes une histoire apparente, superficielle : la raison nous présenterait alors un monde incohérent et chaotique. Se cache derrière cette ruse la réalisation d’un absolu, d’une fin déterminée. Ce dualisme permet de penser la tyrannie, les guerres et même les passions (« rien de grand ne s’est accompli dans le Monde sans passion. ») comme tout à fait rationnels, puisque guidées elles-mêmes par la raison. En ce sens, pour Hegel, ce que nous percevons comme irrationnel n’est en réalité qu’une ruse de la raison elle-même : cela implique implicitement que l’irrationnel n’existe pas. Afin d’illustrer son propos, le philosophe prend l’exemple de l’empereur Jules César. L’empereur pensait certainement ne suivre que son intérêt pour sa position, son honneur et sa sécurité personnelles, lorsqu'il allait vaincre la Gaule et le monde méditerranéen. Or, en gagnant le pouvoir unique à Rome, but apparemment passionnel et donc irrationnel, il faisait avancer l'idée de maître individuel de l'État, qui allait dans le sens de l'État moderne et suivait, selon Hegel lui-même, « la volonté de l'esprit du monde », la volonté de la raison. Freud va dans le sens d’Hegel et poursuit cette analyse en s’intéressant particulièrement à l’instinct corporel : il s’agit ici de montrer que l’instinct, en apparence irrationnel, peut appartenir à la sphère du rationnel. Pour Freud, le seul instinct humain serait celui de l’acquisition de la culture, du savoir, de l’apprentissage et de la rationalité. Nous sommes là au cœur même du principe philosophique : celui de la suppression de toute notion instinctive, puisqu’on parvient à l’expliquer. En prenant l’exemple de la peur, réaction a priori instinctive et irrationnelle, Freud montre que celle-ci peut être battu par la raison : pour lui, c’est le corps qui pense et l’on sait faire preuve de rationalité, même lorsque c’est le corps qui réagit (la peur, l’instinct, le rêve…) car c’est le cerveau, et donc la raison, qui nous gouverne. Hegel montre donc la raison comme rusée, fourbe, puisqu’elle sait prendre la forme de l’irrationnel pour parvenir à ses fins. Freud, inventeur de la psychanalyse, pense que l’irrationnel ne peut exister, puisque tout notre être est guidé par le cerveau, lui-même rationnel. Il s’agit, rappelons-le, de montrer que la raison est un phénomène naturel, un phénomène en soi qui semble rejeter toute passions. Ainsi, le rationnel peut être incarné par le savoir scientifique, par une méthode spécifique développée d’ailleurs par Descartes. Pour découvrir la vérité, Descartes préconise de laisser de côté le hasard pour ne procéder que de façon méthodique. Il s’agit de partir d’axiomes considérés comme évidents, afin, au moyen d’un raisonnement hypothético-déductif de parvenir à une conclusion universelle : grâce à cette méthode, Descartes souhaite laisser de côté la subjectivité de l’irrationnel au profit de l’objectivité et de l’universalité de la raison. En ce sens, Descartes reconnaît la subjectivité, les croyances, donc l’irrationnel, mais choisit de lutter contre celle-ci. Toutefois, le modèle de Descartes ne peut se résumer à une méthode exclusivement rationnel. En effet, s’il déduit toujours rationnellement, les axiomes sur lesquels il s’appuie ne le sont pas toujours. Ainsi, dans Discours de la méthode, Descartes affirme reconnaître l’existence de Dieu. Son raisonnement, toujours hypothético-déductif est le suivant : parmi les idées qui sont en moi se trouve l’idée de Dieu, idée d’un être souverain, tout-puissant, parfait. Or, comment cette idée du parfait pourrait-elle provenir d’un être imparfait comme lui. Ainsi, Dieu existe. Si la méthode est ici résumée, il n’en reste pas moins que Descartes est prêt à reconnaître l’existence de Dieu, donc de l’irrationnel. Cela amène donc une complexité nouvelle (absente chez Hegel), qui consiste à faire l’apologie de la rationalité, tout en croyant à des phénomènes irrationnels. Finalement, l’Histoire semble montrer que, lorsqu’il se sent en difficulté, l’Homme a tendance à détourner son attention de la raison vers l’irrationnel, ce qui a tendance à produire des comportements violents, incompatibles à terme avec le bon fonctionnement d’une société. De plus, la raison est reconnue comme un phénomène universel et même bénéfique pour toute société. Mais ne peut-on imaginer qu’il existe une infra-rationalité, caractérisée par un comportement primaire, primitif et violent, qui puisse se distinguer d’une supra-rationalité, à savoir des comportements que la raison ne peut reconnaître, sans que cela remette en cause son existence propre ? D’ailleurs, peut-on considérer l’irrationnel comme indissociablement lié à la société ? Et, si la société ne peut se passer de l’irrationnel, pourrait-on penser qu’elle puisse, au même titre que la raison, bénéficié à la société ? La seconde partie de cette analyse s’attachera à montrer l’irrationalité comme un concept indissociable et même peut-être bénéfique à la société. Plusieurs éléments de la société semblent montrer que celle-ci ne peut se dissocier de l’irrationalité. En prenant l’exemple de l’expiation que l’on peut juger d’irrationnelle, nous nous demanderons tout d’abord si elle peut être considérée comme un moyen sociétal en vue de glorifier et de protéger la raison. Ainsi, il s’agira de nous questionner sur les rapports de dépendance qu’il pourrait exister entre l’irrationnel et la société et entre l’irrationnel et le rationnel. Ensuite, nous analyserons, notamment au travers de l’art, les bénéfices de l’irrationnel sur la société. Dans Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault écrit « On montre les fous comme s’ils étaient des bêtes curieuses. La folie devient un spectacle offert comme distraction à une raison sûre d’elle-même. L’internement cache la déraison, et trahit la honte qu’elle suscite ; mais il désigne explicitement la folie ; il la montre du doigt. Si, pour la première, on se propose avant tout d’éviter le scandale, pour la seconde on l’organise. La folie, scandale exalté devient chose à regarder : non plus monstre au fond de soi-même, mais animal aux mécanismes étranges, bestialité où l’homme, depuis longtemps est aboli. ». Cet extrait de Michel Foucault (ne pouvant être coupé tant il est inspirant), montre que les être rationnels, pour se protéger de l’irrationnel, use paradoxalement d’un raisonnement tout à fait irrationnel : si l’on regarde la folie, si on parvient à la cerner, à lui donner un nom et un visage, alors on s’en protègerait. Ceci est une analyse qui relève de la superstition, de la non-logicité, de l’irrationnel en fait. Si l’on analyse plus en détail, plus en profondeur l’analyse à travers les âges de la folie, on se rend compte que, bien qu’en apparence, ils subissent une marginalisation de la société, les fous ne sont pas directement visés. En réalité, on marginalise des êtres dont le comportement semble dangereux car irrationnel, imprévisible. Tout se passe comme si l’éloignement des fous permettait d’éloigner la folie : cela n’est pas rationnel. L’expiation que subissent les fous à travers leur marginalisation, permet à la société emprise de rationalité d’avoir le sentiment (pourtant irrationnel) de s’en protéger. Il existe de nombreux exemples de cette expiation irrationnelle. On peut ici citer la tonte de certaines femmes au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale : Image forte de l’épuration, marquant toute une mémoire honteuse de ces années 1940-1945 entretenue par des romans, des chansons ou des films, ces femmes tondues subissent la punition de la société toute entière. A travers ces femmes, c’est la société qui se punit. Ces cérémonies expiatoires mettent en scène la punition d’une faute morale et politique (la trahison), le châtiment (corps dégradé, enlaidi, atteint dans sa féminité symbolisée par les cheveux) mais offrent aussi l’image positive et irrationnelle de la reconstruction : la tonte symbolise une mesure d’hygiène mais aussi de pardon. Cette mise en scène, occasion d’un défoulement collectif, rappelle les chasses aux sorcières du moyen-âge. L’Histoire semble donc montrer que, lorsque des comportements irrationnels ont lieu, des cérémonies expiatoires semblent vouloir cerner l’irrationalité au travers de personnes irrationnels afin de s’en protéger. Les personnes qui subissent ces expiations ne sont pas forcément celles que l’on souhaite punir : c’est plutôt la société qui, inconsciemment, use de moyens irrationnels, pour justement lutter contre des comportements irrationnels. Dès lors, le rapport entre l’irrationnel et la société n’est plus évident. En effet dans ses Pensées, Pascal, l’un des esprits scientifiques les plus brillants de son temps, affirme que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent : elle n’est que faible si elle ne va pas jusqu’à connaître cela. ». La raison, si elle veut être forte, doit reconnaître ses propres limites. Il semble donc qu’il faille considérer l’irrationalité comme faisant partie intégrante de toute société. Et dans ce cas, quels sont les effets de l’irrationalité sur la société ? Dans cette dernière partie, nous allons traiter des effets potentiellement bénéfiques de l’irrationalité sur la société. Commençons par analyser la création d’une œuvre d’art. Il y a dans l’inspiration artistique un mystère que l’on ne peut et ne doit pas ramener à une production rationnelle. Là où un artiste est le meilleur, c’est aussi là où il semble toucher un plan presque surhumain d’harmonie, un ordre qui dépasse les constructions rigides de la raison. Ainsi Kant, pourtant critique face à la raison pure explique ce don irrationnel offert à l’artiste et son incapacité à le transmettre à travers la citation suivante : « Il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées ni de les communiquer aux autres dans des préceptes qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. ». Il est intéressant de savoir que Séraphine de Senlis, une peintre reconnue dans son milieu était tout à fait analphabète : les idées procédant à des réalisations artistiques relèvent de l’ordre de l’irrationnel, du supra-rationnelle (qui se situe au-dessus de la raison) et permettent à l’œuvre d’art d’être, non pas une simple création technique, mais une œuvre d’art ouverte pouvant échapper à son créateur. L’artiste tire alors de l’irrationnel des formes, un génie, que la raison ne peut pas produire. Outre sa capacité à produire de l’art, symbole même des sociétés humaines, l’irrationnel pourrait également expliquer une partie des progrès réalisés par l’Homme. Ainsi, Ludwig Feuerbach rappelle que le devoir de la raison de s’occuper toujours de lutter contre une irrationalité (sans doute naturelle) fait entrer l’Homme dans une idéologie nocive car non-créatrice, sans but. C’est également l’idée que développe Henri Bergson, ce penseur de l’individu. Pour lui, l’Homme s’est toujours nourri d’irrationnel car, grâce à ce dernier, on rend possible des choses qui étaient impossibles au départ. Il affirme notamment qu’« entre le Tout et le Rien, c’est le Rien qui l’emporte car il contient intrinsèquement le Tout. ». A travers cette phrase, Bergson montre qu’il n’est en réalité même pas irrationnel de désirer l’impossible car ce que l’Homme réalise a toujours été au départ impossible. En 1969, un groupe d’américains a marché sur la lune alors que cela paraissait tout à fait irrationnelle 100 ans auparavant. Cela nous amène également à penser que le curseur entre la rationnel et l’irrationnel est mouvant, variant selon les âges, le contexte économique, sociologique et historique. Par conséquent, il semble difficile de séparer le rationnel de l’irrationnel (puisque ce qui est irrationnel peut être rationnel demain) mais également difficile de ne pas considérer l’irrationnel comme faisant partie intégrante de la société. Reprenons désormais l’exemple de la science, a priori substantiellement lié au raisonnement rationnel. Pourtant, dans Matière à décision, le neurobiologiste Thomas Boraud se demande si notre faculté à prendre des décisions ne relèverait pas d’avantage du hasard que d’un processus rationnel. Il affirme ainsi que le mécanisme décisionnel est produit par la matière cérébrale. Ce serait donc un phénomène aléatoire qui résulterait de processus de compétitions au sein d’un réseau dont l’architecture a peu évolué depuis les premiers vertébrés. L’extraordinaire développement du cortex, qui a rendu possible le développement de grandes capacités d’abstraction, n’a pas modifié la structure initiale du réseau de la décision : le processus conserve sa nature aléatoire, ce qui limite la capacité de l’homo sapiens à raisonner de façon rationnelle. Il en résulte que lorsqu’un individu pèse le pour et le contre, il ne fait ni plus ni moins que de s’en remettre au hasard de dés virtuels. Apprendre consiste dès lors à piper ces dés en sa faveur. Si même la science commence à s’opposer à Hegel ou à Descartes et à douter de la raison, en tentant de montrer que l’irrationalité est maître de l’être humain, il est légitime de penser que l’irrationnel fait partie intégrante de nos sociétés. Finalement, l’irrationnel semble intrinsèquement lié à l’Homme et à la société : il y aurait une sorte de division du travail, pour parler en langage économique, entre le rationnel et l’irrationnel, les deux pouvant se compléter, et être mutuellement bénéfique. Pour conclure, nous avons d’abord souhaité montrer que si l’on considère l’irrationnel sous ses formes les plus extrêmes et négatives, à savoir la violence, l’absence de soumission aux règles, alors celui-ci semble devoir être chassé de la société. Toutefois, à travers les cérémonies expiatoires qui lient volonté de lutter contre l’irrationnel et punitions irrationnels, nous avons remis en question ces affirmations afin de montrer que l’irrationnel semble pouvoir coexister avec le rationnel et donc pouvoir être une partie intégrante de la société. Nous avons ensuite montré, à travers l’art, que l’irrationnel pouvait apporter des bénéfices considérables aux sociétés. En fait, l’irrationnel permet l’extraction du commandement du corps à quelque chose de plus grand, qui peut alors tout autant détruire, faire preuve de violence sans raison, mais aussi produire, créer sans objectif. J’aimerais, à titre personnel, ouvrir cette analyse sur le livre d’Antoine Leiris qui s’intitule Vous n’aurez pas ma haine. Cet homme, qui a perdu sa femme au Bataclan, dans les attentats du 13 novembre, a choisi de continuer à vivre « avec raison », en élevant son jeune fils et en contrôlant son chagrin. Lors d’une récente interview, une journaliste lui demande : « ce qu’il s’est passé le 13 novembre, c’est inimaginable, c’est irrationnel. Comment vous gardez, quelques heures après, cette raison ? Comment est-ce que vous faîtes pour ne pas sombre dans l’irrationnel et la folie ? » Il répond, avec une force d’esprit incroyable : « j’ai un enfant qui m’attend. Quelle enfance je vais lui donner si tout ce que je sais lui donner, c’est de la rancœur et des regrets. Moi j’avais besoin de jouer avec lui, de continuer à rire avec lui et d’être léger. ». A travers cette exemple, Antoine Leiris montre qu’il souhaite lutter contre l’irrationnel, car pour lui, cela représente le chagrin, la destruction de soi. Mais, dans la même interview, celui-ci vantera les mérites de la culture, et plus spécifiquement de l’art. On voit bien encore que les concepts de raison et d’irrationnel sont toujours d’actualités, à travers les crimes commis par les terroristes. En réalité, chaque Homme choisit de répondre à l’irrationnel par le rationnel ou l’irrationnel : il s’agit d’un choix individuel. La somme de ces choix individuels correspond à la rationalité ou à l’irrationalité de la société.
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