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Boccace, le Décaméron (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Boccace, le Décaméron (extrait). La peste règne sur Florence et dépeuple la ville. Ses habitants, impuissants devant ce mal, y ajoutent la désorganisation sociale (les étrangers agissent comme chez eux dans toutes les maisons, les paysans ne moissonnent plus, les lois ne sont plus respectées) et la déchéance morale (les pauvres meurent seuls, les parents abandonnent leurs propres enfants touchés par l'épidémie). La description de la ville en proie à la mort et à une terreur qui ravale l'homme au rang de bête sert de toile de fond aux histoires que vont se raconter dix jeunes gens raffinés partis à la campagne fuir ce drame. Le Décaméron de Boccace (« Première journée, introduction «) Je dis donc que les années de la fructueuse incarnation du Fils de Dieu avaient déjà atteint le nombre de mille trois cent quarante-huit lorsque, dans l'excellente cité de Florence, belle par-dessus toute autre d'Italie, parvint la mortelle pestilence. Qu'elle fût l'oeuvre des corps célestes, ou que la juste colère de Dieu l'eût envoyée aux mortels en punition de nos iniquités, elle était apparue quelques années plus tôt dans les régions orientales, qu'elle avait dépouillées d'une quantité innombrable de vivants, puis, gagnant sans cesse de proche en proche, avait malheureusement progressé vers l'Occident. Or, comme nulle mesure de sagesse ou de précaution humaine n'était efficace pour la combattre (et ce ne fut pas faute de faire purger la ville d'une multitude d'immondices par des officiers désignés à cet effet, d'y interdire l'entrée à tout malade, d'y prodiguer force conseils pour la conservation de la santé, d'y faire d'humbles supplications -- non pas une fois, mais plusieurs -- lors de processions, ainsi que des prières adressées à Dieu par les dévotes personnes), presque au début du printemps de ladite année, le mal développa horriblement ses effets douloureux et les manifesta d'une prodigieuse manière. Il ne procédait pas comme en Orient, où le saignement de nez était le signe évident d'une mort inévitable : mais, aux hommes comme aux femmes, venaient d'abord à l'aine ou sous les aisselles certaines enflures, dont les unes devenaient grosses comme une pomme ordinaire, d'autres comme un oeuf, d'autres un peu plus ou un peu moins, et que le vulgaire nommait bubons. Et, des deux parties du corps susdites, en peu de temps les bubons mortels s'étendirent indistinctement à tout le reste du corps ; après quoi, le symptôme du mal se changea en des taches noires ou bleuâtres qui, chez beaucoup de malades, apparaissaient aux bras, aux cuisses et en toute autre partie du corps, larges et rares chez les uns, petites et serrées chez d'autres. Et comme le bubon avait d'abord été et continuait d'être l'indice certain d'une mort prochaine, ainsi l'étaient ces taches pour tous ceux à qui elles venaient. Pour soigner ces maladies, il n'y avait ni diagnostic de médecin, ni vertu de médicament qui parût efficace ou portât profit. Au contraire, soit que la nature de la maladie ne le permît pas, soit que l'ignorance des praticiens (parmi eux désormais, outre les vrais savants, très nombreux étaient les femmes et les hommes n'ayant jamais eu la moindre notion de médecine) les empêchât de déceler l'origine du mal et, partant, d'appliquer le remède approprié, non seulement peu de gens guérissaient, mais presque tous mouraient dans les trois jours de l'apparition des symptômes susdits, les uns plus tôt, les autres plus tard, généralement sans fièvre ni autre complication. Cette pestilence fut d'autant plus forte qu'elle se propageait soudainement des malades aux personnes saines, comme le feu prend quand les objets secs ou gras en sont approchés tout près. Et le fléau s'étendit plus encore : car non seulement la fréquentation et la conversation des malades contaminait les bien portants, leur causant une mort identique, mais encore le contact des vêtements et des objets touchés ou utilisés par les pestiférés semblaient transmettre le mal à ceux qui les touchaient. Écoutez le prodige qu'il me faut dire : si je ne l'avais, comme beaucoup, vu de mes propres yeux, j'oserais à peine le croire, encore moins l'écrire, l'eussé-je entendu de personnes dignes de foi. Je dis que la puissance de cette peste fut telle à se communiquer d'un individu à l'autre, que non seulement elle se transmettait de l'homme à l'homme, mais qu'il se produisit une chose plus étonnante et maintes fois constatée, à savoir que si un être vivant étranger à l'espèce humaine touchait un objet ayant appartenu à une personne malade ou morte de la maladie, non seulement il était contaminé, mais il mourait à très bref délai. À ce propos, voici entre autres faits ce que mes yeux, comme je viens de le dire, ont un jour observé. Les haillons d'un pauvre homme mort de la peste ayant été jetés sur la voie publique, deux porcs les avaient trouvés et, selon leur habitude, les avaient pris d'abord avec leur groin, puis avec leurs dents et s'y étaient frotté les joues. Moins d'une heure après, ayant un peu titubé comme s'ils avaient pris du poison, tous deux tombèrent morts sur les haillons qu'ils avaient malencontreusement saisis. De ces choses, et de beaucoup d'autres semblables ou pires, naquirent diverses peurs et imaginations chez ceux qui restaient en vie, et presque tous tendaient cruellement à éviter et à fuir les malades ainsi que leurs affaires : chacun, de cette manière, croyait assurer son propre salut. Certains pensaient que vivre avec modération et se garder de tout excès constituait un bon moyen de résister au fléau : s'étant formés en compagnies, ils vivaient à l'écart de tous, rassemblés et reclus dans les maisons dépourvues de malades, et où l'on pouvait mieux vivre, usant avec une extrême tempérance de mets très délicats et d'excellents vins, fuyant tout excès, ne laissant personne leur parler et ne voulant entendre aucune nouvelle du dehors, de l'épidémie ou des malades, se contentant de musique et des plaisirs à leur portée. D'autres, à l'opposé, estimaient que, face à un si grand mal, nul remède n'était plus sûr que de boire beaucoup, se donner du bon temps, aller chantant et s'amusant alentour, tenter de satisfaire toutes ses envies, rire et se moquer de ce qui se passait : et ils s'efforçaient d'agir comme ils disaient, courant jour et nuit de taverne en taverne, buvant sans règle ni mesure, surtout dans les maisons d'autrui, s'ils apprenaient qu'il y avait matière à quelque agrément ou à quelque plaisir. La chose leur était d'ailleurs aisée puisque chacun, comme s'il ne devait plus vivre, avait laissé à l'abandon ses biens tout comme sa propre personne ; aussi la plupart des maisons étaient-elles mises en commun et les étrangers de passage s'en servaient-ils comme l'auraient fait les maîtres eux-mêmes ; et malgré cette conduite bestiale, on ne cessait pas, autant que possible, de fuir les malades. En une telle affliction, en une si grande misère de notre cité, la vénérable autorité des lois humaines et divines paraissait presque déchue et anéantie, leurs gardiens et leurs exécuteurs étant tous -- comme les autres hommes -- ou morts, ou malades, ou si démunis d'auxiliaires qu'ils ne pouvaient remplir aucun office ; il était donc licite à chacun de se comporter à sa guise. Beaucoup d'autres, entre les deux groupes susdits, observaient une voie moyenne, ne se restreignant pas sur la nourriture autant que les premiers, ne s'abandonnant pas à la boisson ou à d'autres excès autant que les seconds : mais ils usaient des choses à suffisance et suivant leur appétit, et, au lieu de s'enfermer chez eux, circulaient alentour, tenant à la main qui des fleurs, qui des herbes odorantes, qui diverses sortes d'aromates, les portant souvent aux narines et jugeant excellent de se conforter le cerveau avec de tels parfums, car l'air était tout infecté et empuanti par l'odeur des cadavres, des maladies et des médicaments. Quelques-uns, d'un avis plus cruel mais peut-être plus sûr, disaient qu'aucun remède n'était meilleur ni aussi bon contre les pestilences que de fuir devant elles. Poussés par cet argument, n'ayant souci que d'eux-mêmes, beaucoup d'hommes et de femmes abandonnèrent leur ville, leurs maisons, leurs quartiers, leurs parents et leurs biens, partant pour des campagnes étrangères ou au moins pour la leur, comme si la colère de Dieu ne devait pas punir par cette peste l'iniquité des hommes où qu'ils fussent, mais opprimer ceux-là seuls qui se trouvaient dans les murs de la cité, ou comme s'ils pensaient que plus personne ne devait rester dans cette ville et que sa dernière heure était venue. Bien que ces gens d'opinions diverses ne mourussent pas tous, tous pourtant ne réchappaient pas : beaucoup d'entre eux au contraire tombaient malades çà et là et languissaient partout abandonnés, suivant l'exemple qu'eux-mêmes avaient donné, encore bien portants, à ceux qui restaient sains et saufs. Ajouterai-je que les citoyens s'évitaient mutuellement, que presque aucun n'avait souci de son voisin, que les parents se rendaient visite de loin en loin et rarement, sinon jamais ? Cette tribulation avait pénétré d'une telle épouvante les coeurs des hommes et des femmes, que le frère abandonnait le frère, l'oncle le neveu, la soeur le frère et souvent l'épouse son mari. Chose plus forte et presque incroyable, les pères et les mères évitaient de rendre visite et service à leurs enfants, comme s'ils n'eussent pas été à eux. Pour tous ceux, hommes et femmes, qui contractaient le mal -- et la foule en était innombrable -, il ne resta donc d'autre ressource que la charité des amis (et il y en eut peu) ou l'avidité des serviteurs, attirés par des salaires élevés et disproportionnés (mais le nombre de ces serviteurs n'augmenta pas pour autant). Tous, hommes et femmes, étant d'un entendement grossier et peu accoutumés à de tels services, leur rôle se bornait à présenter aux malades ce qu'ils réclamaient, ou à les observer lors de leur mort ; et souvent, en les servant ainsi, ils se perdaient eux-mêmes avec leurs gains. Comme les voisins, parents et amis abandonnaient les malades, comme les serviteurs se faisaient rares, un usage se répandit, presque inconnu jusqu'alors. Quelle que fût son élégance, sa beauté ou son rang, une dame était-elle atteinte, elle ne s'inquiétait point d'avoir à son service un homme, qu'il fût jeune ou non : pour peu que l'exigeât la nécessité de son mal, elle lui dévoilait n'importe quelle partie de son corps, tout comme elle aurait fait à une femme ; ce qui par la suite, chez celles qui guérirent, fut peut-être la cause d'une moindre honnêteté. Il s'ensuivit aussi la mort de nombreuses personnes qui, d'aventure, si on les avait secourues, auraient réchappé. Faute, pour ces malades, de recevoir les soins appropriés, et l'épidémie demeurant très forte, les décès se multipliaient jour et nuit dans la ville, au point que c'était une stupeur de l'entendre dire tout comme de le voir. La nécessité, en quelque sorte, fit donc naître chez les survivants des moeurs contraires aux anciennes coutumes de la cité. C'était alors l'usage -- et l'on voit qu'il est encore observé aujourd'hui -- que les dames, parentes ou voisines, s'assemblassent dans la maison du mort pour y pleurer avec celles qui appartenaient plus directement à sa famille ; d'autre part, devant la maison mortuaire, des voisins et d'autres citoyens en grand nombre se joignaient aux proches parents ; puis venait le clergé, à proportion de la qualité du mort ; et ses pairs, avec toute une pompe de cierges et de chants funèbres, le portaient sur leurs épaules jusqu'à l'église choisie par lui avant de mourir. Ces usages, après que la fureur de la peste eut commencé de croître, cessèrent en totalité ou en grande partie et des usages nouveaux les remplacèrent. Car, non seulement les gens mouraient sans une nombreuse assistance féminine, mais beaucoup d'entre eux quittaient cette vie sans témoins, et à un très petit nombre étaient accordées les pitoyables plaintes ou les larmes amères de leurs proches. En échange, on s'habituait généralement à rire, à plaisanter, à festoyer ensemble : les femmes, oublieuses de leur bonté naturelle, avaient fort bien appris ce comportement utile à leur santé. Rares étaient les corps accompagnés à l'église par plus de dix ou douze voisins : encore ne s'agissait-il point de citoyens honorables et éminents, mais d'une manière de fossoyeurs issus du menu peuple, qui se faisaient appeler croque-morts et qu'on payait pour de tels services. Ils glissaient leur dos sous le cercueil et, à pas pressés, le portaient non pas à l'église choisie par le défunt avant sa mort, mais presque toujours à la plus proche, derrière quatre ou six prêtres, avec un maigre luminaire et parfois sans aucun. Ceux-ci, avec l'aide des croque-morts, et sans prendre la peine d'un office trop long ou solennel, mettaient le corps dans la première tombe inoccupée qu'ils trouvaient. Le menu peuple et, peut-être, nombre de gens de la classe moyenne, offraient un spectacle beaucoup plus misérable : car, l'espérance ou la pauvreté les maintenant pour la plupart dans leurs maisons, dans leurs quartiers, c'est par milliers qu'ils tombaient malades chaque jour et, n'étant servis ni assistés en rien, tous mouraient presque sans rémission. Beaucoup d'entre eux, de jour comme de nuit, succombaient sur la voie publique ; beaucoup, quoique morts chez eux, faisaient d'abord connaître aux voisins leur décès par la puanteur de leurs corps corrompus : et de ceux-ci, et des autres qui partout mouraient, quelle multitude ! Une même conduite était généralement observée par les voisins, mus non moins par la crainte que la corruption des corps pût leur nuire, que par leur charité envers les défunts. D'eux-mêmes et, si possible, avec l'aide de quelques porteurs, ils enlevaient des maisons les cadavres des trépassés et les déposaient devant leurs portes : quiconque serait allé alentour, le matin surtout, aurait pu en voir un grand nombre. On faisait alors venir des cercueils ; et, à défaut, il arriva qu'on plaçât les corps sur quelque planche. Plus d'une bière en contint deux ou trois ensemble et, non pas une fois seulement mais très souvent. On réunit ainsi la femme et le mari, deux ou trois frères, ou le père et le fils, ou d'autres morts pareillement. Il advint aussi un nombre infini de fois que, deux prêtres s'en allant à un enterrement avec leur croix, cette croix fut bientôt suivie par trois ou quatre cercueils aux bras des porteurs : et là où les prêtres croyaient avoir un seul mort à ensevelir, ils en trouvaient six ou huit, parfois plus. Ceux-là n'étaient pas, pour autant, honorés de larmes, de luminaire ou de compagnie ; les choses en étaient même venues à un tel point qu'on ne se souciait pas plus d'une mort d'homme qu'on ne prendrait garde aujourd'hui à celle d'une chèvre. Et ce que le cours naturel des choses, au prix de petits et rares dommages, n'avait pu enseigner aux sages à subir avec patience, la grandeur des maux -- comme on le vit alors très clairement -- en rendit avertis et insouciants jusqu'aux esprits simples. La terre sainte ne suffisant plus à cette grande multitude de cadavres étalée aux yeux de tous, que les porteurs faisaient converger vers chaque église, chaque jour et presque à chaque heure (surtout s'il eût fallu donner à chacun, selon l'ancien usage, un lieu de sépulture qui lui fût propre), on creusait dans les cimetières des églises -- toutes les tombes étant pleines -- de très grandes fosses dans lesquelles on mettait les nouveaux arrivants par centaines ; et, entassés là comme les marchandises qu'on empile dans les navires, ils étaient recouverts d'un peu de terre ; jusqu'à ce qu'on parvînt en haut de la fosse. Désireux de ne pas scruter davantage dans leurs moindres détails les maux qui survinrent alors dans notre cité, je dis qu'un malheur si implacable n'épargna pas davantage la campagne environnante. Ne parlons pas des bourgades qui, en plus petit, ressemblaient à la ville : dans les hameaux épars et dans les champs, les misérables paysans et leurs familles, sans aucun secours de médecin, sans l'assistance d'aucun serviteur, mouraient sur les chemins, sur leurs champs, dans leurs maisons indifféremment, de jour et de nuit, non comme des hommes, mais comme des bêtes. C'est pourquoi, devenus aussi relâchés dans leurs moeurs que les citadins, ils ne se souciaient plus de leurs biens ni d'aucune affaire : tous, au contraire, comme attendant la mort le jour même où ils se voyaient arrivés, ne s'appliquaient pas à mettre en valeur les produits futurs de leurs troupeaux, de leurs terres, et le fruit de leurs travaux passés, mais à consommer de mille manières leurs acquis. Il s'ensuivit que les boeufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poulets et les chiens mêmes, si fidèles à l'homme, chassés de leurs propres demeures, s'en allaient à leur gré à travers les champs où l'on laissait les blés à l'abandon, sans les récolter ni même les couper ; et beaucoup d'entre eux, comme des êtres raisonnables, après avoir bien pâturé durant le jour, s'en retournaient repus à leurs étables la nuit, sans être guidés par aucun berger. Que peut-on dire de plus -- laissant la campagne pour retourner à la ville -, sinon que la cruauté du ciel, et peut-être en partie celle des hommes, fut telle et si grande qu'en mars et le mois de juillet suivant, tant par la force de la peste que par le nombre des malades mal servis ou abandonnés dans leurs besoins par suite de la crainte qu'ils inspiraient aux gens en bonne santé, plus de cent mille créatures humaines perdirent certainement la vie dans les murs de la ville de Florence, alors qu'avant cet événement mortel on ne les eût point estimés si nombreux ? [...] Source : Boccace, le Décaméron, trad. par Marthe Dozon, Catherine Guimbard et Marc Scialom, Paris, LGF, coll. « Livre de Poche « (« Bibliothèque classique «), 1994. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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« suite, chez celles qui guérirent, fut peut-être la cause d’une moindre honnêteté.

Il s’ensuivit aussi la mort de nombreuses personnes qui, d’aventure, si on les avait secourues, auraient réchappé.

Faute, pour ces malades, de recevoir les soins appropriés, et l’épidémie demeurant très forte, les décès se multipliaient jour et nuit dans la ville, au point que c’était une stupeur de l’entendre dire tout comme de le voir.

La nécessité, en quelque sorte, fit donc naître chez les survivants des mœurs contraires aux anciennes coutumes de la cité. C’était alors l’usage — et l’on voit qu’il est encore observé aujourd’hui — que les dames, parentes ou voisines, s’assemblassent dans la maison du mort pour y pleurer avec celles qui appartenaient plus directement à sa famille ; d’autre part, devant la maison mortuaire, des voisins et d’autres citoyens en grand nombre se joignaient aux proches parents ; puis venait le clergé, à proportion de la qualité du mort ; et ses pairs, avec toute une pompe de cierges et de chants funèbres, le portaient sur leurs épaules jusqu’à l’église choisie par lui avant de mourir.

Ces usages, après que la fureur de la peste eut commencé de croître, cessèrent en totalité ou en grande partie et des usages nouveaux les remplacèrent. Car, non seulement les gens mouraient sans une nombreuse assistance féminine, mais beaucoup d’entre eux quittaient cette vie sans témoins, et à un très petit nombre étaient accordées les pitoyables plaintes ou les larmes amères de leurs proches.

En échange, on s’habituait généralement à rire, à plaisanter, à festoyer ensemble : les femmes, oublieuses de leur bonté naturelle, avaient fort bien appris ce comportement utile à leur santé.

Rares étaient les corps accompagnés à l’église par plus de dix ou douze voisins : encore ne s’agissait-il point de citoyens honorables et éminents, mais d’une manière de fossoyeurs issus du menu peuple, qui se faisaient appeler croque-morts et qu’on payait pour de tels services. Ils glissaient leur dos sous le cercueil et, à pas pressés, le portaient non pas à l’église choisie par le défunt avant sa mort, mais presque toujours à la plus proche, derrière quatre ou six prêtres, avec un maigre luminaire et parfois sans aucun.

Ceux-ci, avec l’aide des croque-morts, et sans prendre la peine d’un office trop long ou solennel, mettaient le corps dans la première tombe inoccupée qu’ils trouvaient. Le menu peuple et, peut-être, nombre de gens de la classe moyenne, offraient un spectacle beaucoup plus misérable : car, l’espérance ou la pauvreté les maintenant pour la plupart dans leurs maisons, dans leurs quartiers, c’est par milliers qu’ils tombaient malades chaque jour et, n’étant servis ni assistés en rien, tous mouraient presque sans rémission.

Beaucoup d’entre eux, de jour comme de nuit, succombaient sur la voie publique ; beaucoup, quoique morts chez eux, faisaient d’abord connaître aux voisins leur décès par la puanteur de leurs corps corrompus : et de ceux-ci, et des autres qui partout mouraient, quelle multitude ! Une même conduite était généralement observée par les voisins, mus non moins par la crainte que la corruption des corps pût leur nuire, que par leur charité envers les défunts.

D’eux-mêmes et, si possible, avec l’aide de quelques porteurs, ils enlevaient des maisons les cadavres des trépassés et les déposaient devant leurs portes : quiconque serait allé alentour, le matin surtout, aurait pu en voir un grand nombre.

On faisait alors venir des cercueils ; et, à défaut, il arriva qu’on plaçât les corps sur quelque planche.

Plus d’une bière en contint deux ou trois ensemble et, non pas une fois seulement mais très souvent.

On réunit ainsi la femme et le mari, deux ou trois frères, ou le père et le fils, ou d’autres morts pareillement.

Il advint aussi un nombre infini de fois que, deux prêtres s’en allant à un enterrement avec leur croix, cette croix fut bientôt suivie par trois ou quatre cercueils aux bras des porteurs : et là où les prêtres croyaient avoir un seul mort à ensevelir, ils en trouvaient six ou huit, parfois plus.

Ceux-là n’étaient pas, pour autant, honorés de larmes, de luminaire ou de compagnie ; les choses en étaient même venues à un tel point qu’on ne se souciait pas plus d’une mort d’homme qu’on ne prendrait garde aujourd’hui à celle d’une chèvre. Et ce que le cours naturel des choses, au prix de petits et rares dommages, n’avait pu enseigner aux sages à subir avec patience, la grandeur des maux — comme on le vit alors très clairement — en rendit avertis et insouciants jusqu’aux esprits simples.

La terre sainte ne suffisant plus à cette grande multitude de cadavres étalée aux yeux de tous, que les porteurs faisaient converger vers chaque église, chaque jour et presque à chaque heure (surtout s’il eût fallu donner à chacun, selon l’ancien usage, un lieu de sépulture qui lui fût propre), on creusait dans les cimetières des églises — toutes les tombes étant pleines — de très grandes fosses dans lesquelles on mettait les nouveaux arrivants par centaines ; et, entassés là comme les marchandises qu’on empile dans les navires, ils étaient recouverts d’un peu de terre ; jusqu’à ce qu’on parvînt en haut de la fosse. Désireux de ne pas scruter davantage dans leurs moindres détails les maux qui survinrent alors dans notre cité, je dis qu’un malheur si implacable n’épargna pas davantage la campagne environnante.

Ne parlons pas des bourgades qui, en plus petit, ressemblaient à la ville : dans les hameaux épars et dans les champs, les misérables paysans et leurs familles, sans aucun secours de médecin, sans l’assistance d’aucun serviteur, mouraient sur les chemins, sur leurs champs, dans leurs maisons indifféremment, de jour et de nuit, non comme des hommes, mais comme des bêtes.

C’est pourquoi, devenus aussi relâchés dans leurs mœurs que les citadins, ils ne se souciaient plus de leurs biens ni d’aucune affaire : tous, au contraire, comme attendant la mort le jour même où ils se voyaient arrivés, ne s’appliquaient pas à mettre en valeur les produits futurs de leurs troupeaux, de leurs terres, et le fruit de leurs travaux passés, mais à consommer de mille manières leurs acquis.

Il s’ensuivit que les bœufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poulets et les chiens mêmes, si fidèles à l’homme, chassés de leurs propres demeures, s’en allaient à leur gré à travers les champs où l’on laissait les blés à l’abandon, sans les récolter ni même les couper ; et beaucoup d’entre eux, comme des êtres raisonnables, après avoir bien pâturé durant le jour, s’en retournaient repus à leurs étables la nuit, sans être guidés par aucun berger. Que peut-on dire de plus — laissant la campagne pour retourner à la ville -, sinon que la cruauté du ciel, et peut-être en partie celle des hommes, fut telle et si grande qu’en mars et le mois de juillet suivant, tant par la force de la peste que par le nombre des malades mal servis ou abandonnés dans leurs besoins par suite de la crainte qu’ils inspiraient aux gens en bonne santé, plus de cent mille créatures humaines perdirent certainement la vie dans les murs de la ville de Florence, alors qu’avant cet événement mortel on ne les eût point estimés si nombreux ? […] Source : Boccace, le Décaméron, trad.

par Marthe Dozon, Catherine Guimbard et Marc Scialom, Paris, LGF, coll.

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