Boccace, le Décaméron (extrait).
Publié le 07/05/2013
Extrait du document
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suite, chez celles qui guérirent, fut peut-être la cause d’une moindre honnêteté.
Il s’ensuivit aussi la mort de nombreuses personnes qui, d’aventure, si on les avait secourues, auraient réchappé.
Faute, pour ces malades, de recevoir les soins
appropriés, et l’épidémie demeurant très forte, les décès se multipliaient jour et nuit dans la ville, au point que c’était une stupeur de l’entendre dire tout comme de le voir.
La nécessité, en quelque sorte, fit donc naître chez les survivants
des mœurs contraires aux anciennes coutumes de la cité.
C’était alors l’usage — et l’on voit qu’il est encore observé aujourd’hui — que les dames, parentes ou voisines, s’assemblassent dans la maison du mort pour y pleurer avec celles qui appartenaient plus directement à sa famille ; d’autre
part, devant la maison mortuaire, des voisins et d’autres citoyens en grand nombre se joignaient aux proches parents ; puis venait le clergé, à proportion de la qualité du mort ; et ses pairs, avec toute une pompe de cierges et de chants
funèbres, le portaient sur leurs épaules jusqu’à l’église choisie par lui avant de mourir.
Ces usages, après que la fureur de la peste eut commencé de croître, cessèrent en totalité ou en grande partie et des usages nouveaux les remplacèrent.
Car, non seulement les gens mouraient sans une nombreuse assistance féminine, mais beaucoup d’entre eux quittaient cette vie sans témoins, et à un très petit nombre étaient accordées les pitoyables plaintes ou les larmes amères de leurs
proches.
En échange, on s’habituait généralement à rire, à plaisanter, à festoyer ensemble : les femmes, oublieuses de leur bonté naturelle, avaient fort bien appris ce comportement utile à leur santé.
Rares étaient les corps accompagnés à
l’église par plus de dix ou douze voisins : encore ne s’agissait-il point de citoyens honorables et éminents, mais d’une manière de fossoyeurs issus du menu peuple, qui se faisaient appeler croque-morts et qu’on payait pour de tels services.
Ils glissaient leur dos sous le cercueil et, à pas pressés, le portaient non pas à l’église choisie par le défunt avant sa mort, mais presque toujours à la plus proche, derrière quatre ou six prêtres, avec un maigre luminaire et parfois sans
aucun.
Ceux-ci, avec l’aide des croque-morts, et sans prendre la peine d’un office trop long ou solennel, mettaient le corps dans la première tombe inoccupée qu’ils trouvaient.
Le menu peuple et, peut-être, nombre de gens de la classe moyenne, offraient un spectacle beaucoup plus misérable : car, l’espérance ou la pauvreté les maintenant pour la plupart dans leurs maisons, dans leurs quartiers, c’est par milliers
qu’ils tombaient malades chaque jour et, n’étant servis ni assistés en rien, tous mouraient presque sans rémission.
Beaucoup d’entre eux, de jour comme de nuit, succombaient sur la voie publique ; beaucoup, quoique morts chez eux,
faisaient d’abord connaître aux voisins leur décès par la puanteur de leurs corps corrompus : et de ceux-ci, et des autres qui partout mouraient, quelle multitude ! Une même conduite était généralement observée par les voisins, mus non
moins par la crainte que la corruption des corps pût leur nuire, que par leur charité envers les défunts.
D’eux-mêmes et, si possible, avec l’aide de quelques porteurs, ils enlevaient des maisons les cadavres des trépassés et les déposaient
devant leurs portes : quiconque serait allé alentour, le matin surtout, aurait pu en voir un grand nombre.
On faisait alors venir des cercueils ; et, à défaut, il arriva qu’on plaçât les corps sur quelque planche.
Plus d’une bière en contint deux
ou trois ensemble et, non pas une fois seulement mais très souvent.
On réunit ainsi la femme et le mari, deux ou trois frères, ou le père et le fils, ou d’autres morts pareillement.
Il advint aussi un nombre infini de fois que, deux prêtres s’en
allant à un enterrement avec leur croix, cette croix fut bientôt suivie par trois ou quatre cercueils aux bras des porteurs : et là où les prêtres croyaient avoir un seul mort à ensevelir, ils en trouvaient six ou huit, parfois plus.
Ceux-là
n’étaient pas, pour autant, honorés de larmes, de luminaire ou de compagnie ; les choses en étaient même venues à un tel point qu’on ne se souciait pas plus d’une mort d’homme qu’on ne prendrait garde aujourd’hui à celle d’une chèvre.
Et ce que le cours naturel des choses, au prix de petits et rares dommages, n’avait pu enseigner aux sages à subir avec patience, la grandeur des maux — comme on le vit alors très clairement — en rendit avertis et insouciants jusqu’aux
esprits simples.
La terre sainte ne suffisant plus à cette grande multitude de cadavres étalée aux yeux de tous, que les porteurs faisaient converger vers chaque église, chaque jour et presque à chaque heure (surtout s’il eût fallu donner à
chacun, selon l’ancien usage, un lieu de sépulture qui lui fût propre), on creusait dans les cimetières des églises — toutes les tombes étant pleines — de très grandes fosses dans lesquelles on mettait les nouveaux arrivants par centaines ;
et, entassés là comme les marchandises qu’on empile dans les navires, ils étaient recouverts d’un peu de terre ; jusqu’à ce qu’on parvînt en haut de la fosse.
Désireux de ne pas scruter davantage dans leurs moindres détails les maux qui survinrent alors dans notre cité, je dis qu’un malheur si implacable n’épargna pas davantage la campagne environnante.
Ne parlons pas des bourgades qui, en
plus petit, ressemblaient à la ville : dans les hameaux épars et dans les champs, les misérables paysans et leurs familles, sans aucun secours de médecin, sans l’assistance d’aucun serviteur, mouraient sur les chemins, sur leurs champs,
dans leurs maisons indifféremment, de jour et de nuit, non comme des hommes, mais comme des bêtes.
C’est pourquoi, devenus aussi relâchés dans leurs mœurs que les citadins, ils ne se souciaient plus de leurs biens ni d’aucune affaire :
tous, au contraire, comme attendant la mort le jour même où ils se voyaient arrivés, ne s’appliquaient pas à mettre en valeur les produits futurs de leurs troupeaux, de leurs terres, et le fruit de leurs travaux passés, mais à consommer de
mille manières leurs acquis.
Il s’ensuivit que les bœufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poulets et les chiens mêmes, si fidèles à l’homme, chassés de leurs propres demeures, s’en allaient à leur gré à travers les champs où
l’on laissait les blés à l’abandon, sans les récolter ni même les couper ; et beaucoup d’entre eux, comme des êtres raisonnables, après avoir bien pâturé durant le jour, s’en retournaient repus à leurs étables la nuit, sans être guidés par
aucun berger.
Que peut-on dire de plus — laissant la campagne pour retourner à la ville -, sinon que la cruauté du ciel, et peut-être en partie celle des hommes, fut telle et si grande qu’en mars et le mois de juillet suivant, tant par la force de la peste que
par le nombre des malades mal servis ou abandonnés dans leurs besoins par suite de la crainte qu’ils inspiraient aux gens en bonne santé, plus de cent mille créatures humaines perdirent certainement la vie dans les murs de la ville de
Florence, alors qu’avant cet événement mortel on ne les eût point estimés si nombreux ? […]
Source : Boccace, le Décaméron, trad.
par Marthe Dozon, Catherine Guimbard et Marc Scialom, Paris, LGF, coll.
« Livre de Poche » (« Bibliothèque classique »), 1994.
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