Berberova, l'Accompagnatrice (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Berberova, l'Accompagnatrice (extrait). La reconnaissance de Nina Berberova est tardive et l'Accompagnatrice (1935) n'est publié qu'en 1985. Aujourd'hui, la critique américaine, à l'heure où on découvre son oeuvre aux États-Unis, n'hésite pas à la situer dans la lignée de Tourgueniev et de Tchekhov. Le récit, aux accents tragiques adroitement disséminés, met en scène une jeune fille de 18 ans, sans beauté ni talent, engagée comme accompagnatrice chez une soprano, issue de la haute société de Saint-Pétersbourg. L'indifférence qu'elle inspire, comme celle que l'écrivain elle-même a inspiré pendant de longues années, alimente progressivement une réflexion grave sur l'injustice de la vie et l'absurdité du sort. L'Accompagnatrice de Nina Berberova (extrait) J'avais 18 ans. J'avais terminé mes études au Conservatoire. Je n'étais ni intelligente ni belle : je n'avais pas de robes coûteuses, pas de talent sortant de l'ordinaire. Bref, je ne représentais rien. La famine commençait. Les rêves que maman avait faits de me voir donner des leçons ne se réalisaient pas ; maintenant, il y avait à peine assez de leçons pour elle. Moi, il m'arrivait de tomber sur un travail occasionnel dans quelque soirée musicale, dans des usines et des Clubs. Je me rappelle que, plusieurs fois, pour du savon et du saindoux, j'étais allée jouer de la musique de danse, des nuits entières, quelque part dans le port. Vint ensuite un travail régulier -- tous les samedis -- pour du pain et du sucre, dans un club de cheminots, près des ateliers Nikolaëv. Je jouais d'abord l'Internationale, puis du Bach, puis du Rimski-Korsakov, puis du Beethoven, puis les « chorals « de Mitenka (qui devenaient alors à la mode). Mais je ne pouvais vivre du seul travail du samedi. Et je trouvai un chanteur qui avait besoin d'une accompagnatrice -- cela me prit trois heures par jour -- le chemin était long, il n'y avait pas de tramways. Le temps qu'il me fasse inscrire sur les registres administratifs pour toucher les rations, deux mois s'étaient écoulés. Enfin, cela aussi s'arrangea. Le chanteur était un baryton assez connu autrefois. À présent, il approchait des soixante-dix ans, il sentait le tabac gris et la cave, ses mains étaient noires d'avoir fendu le bois et travaillé à la cuisine. Il maigrissait tellement que, de mois en mois, ses vêtements pendaient plus bas, aux genoux et aux coudes ils devenaient plus clairs, leurs boutons se détachaient. Il ne se lavait jamais, se rasait de temps en temps le menton et la lèvre, et alors il se mettait tellement de talc qu'il saupoudrait tout autour de lui. Et j'avais l'impression que c'était le crépi qui tombait de lui comme d'un mur vétuste et croulant, et qu'il sentait non pas la cave, mais tout simplement la terre humide. -- Sonetchka, me disait-il, pourquoi donc êtes-vous si mince ? On n'arrive à rien avec sa jeunesse seulement. Il faut avoir des formes, des formes ! Et vous, vous avez une patte de poulet, une gambette de chèvre, une poitrine de chat. Qu'allez-vous devenir, ma petite enfant, avec une tournure pareille ! Il se désolait sincèrement pour mon avenir. Quant à moi, j'étais contente d'avoir, avec lui, appris le répertoire, et d'apporter à la maison des sacs de provisions... Un jour, en hiver, il prit froid et s'alita. Immédiatement, tout, dans son appartement, tomba en décrépitude : les conduites d'eau gelèrent, il fit deux degrés dans la chambre, des cordes du piano sautèrent, il n'y eut plus de pétrole. Le syndicat envoya un médecin. Je continuai à venir tous les jours. Des amis, des dames se manifestèrent. De la semoule de blé apparut. On m'envoyait chez les voisins chercher du sel, je courais au centre distributeur pour avoir de la marmelade. Puis tout fut terminé : il mourut sur ses draps sales, sur sa taie d'oreiller déchirée, et il y eut beaucoup de tracas avec son enterrement ; durs étaient ces soins à donner au mort. Source : Berberova (Nina), l'Accompagnatrice, Paris, 1935. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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