Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Le Serpent qui danse »
Publié le 11/09/2006
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« Le Serpent qui danse « est le vingt-huitième poème du recueil. Il suit immédiatement un poème sans titre et cette succession semble aller de soi si l’on observe la première strophe, dans laquelle le verbe « marcher «, les mots « serpents « et « bâtons « se trouvent déjà. De composition symboliquement importante, le poème (qui parle d’amour) est composé de 9 quatrains alternant octosyllabes à la rime féminine et pentasyllabes à la rime masculine. Cette alternance vers longs et vers courts peut déjà signifier, à elle seule, le motif de la danse. C’est donc déjà comme si l’union des amants s’affichait dans le texte. Mais le chiffre 9 renvoie aussi aux 9 cercles des Enfers de la tradition chrétienne, que l’on ne manque pas d’associer à l’image maléfique du serpent qui réapparaît constamment dans le poème. Quelle image Baudelaire donne-t-il de Jeanne Duval, qu’il aime lorsqu’il écrit ce poème ? C’est ce que nous verrons en envisageant d’abord l’éloge de la femme, avant de nous intéresser à l’érotisme du texte. I –L’éloge de la femme qui est une incitation au rêve 1/ Une déclaration d’amour Le poète est le « je « qui s’adresse à la femme aimée (« tu «), Jeanne Duval ici. Ce tutoiement indique d’ailleurs une intimité entre eux. Il s’agit d’une proximité dans le vécu, mais aussi dans l’espace. Le poème est marqué par l’emploi d’un lexique affectif important : « chère indolente « intensité amoureuse), « si beau « (intensif - émerveillement du poète). Mais les sentiments sont aussi exprimés par une ponctuation expressive (points d’exclamation à la fin des strophes 1 à 9). Le lyrisme est donc très clair, il s’agit bien d’une déclaration d’amour. 2/ L’éloge du corps de la femme aimée On note une place importante réservée au champ lexical du corps. Le poème se déroule comme le déplacement d’un regard sur le corps de Jeanne Duval, avec un glissement du général au particulier, puis au général de nouveau. Le poème peut donc être rapproché de la technique du « blason « (cf. Christine de Pisan à la Renaissance), mais ici, Baudelaire fait l’éloge de plusieurs parties du corps. Strophe 1 : vision globale du corps 2 : chevelure (symbole de féminité) 3 : retour sur le poète 4 : yeux 5 : démarche, gestuelle (// titre) 6 : tête 7 : vision globale 8 : bouche 9 : retour sur le poète Le poète semble fasciné par les poses et la démarche de Jeanne (v.1 et strophe 5). Cette démarche apparaît dans l’hétérométrie du poème, qui alterne octosyllabes et pentasyllabes. Donc l’image de l’ondulation est forte : le corps de Jeanne ondule // ondulation du poème // image du serpent (métaphore). 3/ La rêverie du poète Il s’agit d’un rêve exotique, car Jeanne invite aux rêves (elle incarne l’Ailleurs). Elle est métisse et pour parler d’elle Baudelaire emploie des références exotiques (« âcres parfums «, mais aussi les images du serpent et de l’éléphant). Elle invite donc le poète au voyage des sens et ils sont tous sollicités : « que j’aime voir « (vue), « acres parfums « (odorat), « vin de Bohême « (goût), « chevelure profonde « (toucher) et « glacier grondant « (ouïe). Le poème est traversé par une métaphore filée de la mer et des liquides qui connote l’évasion et le voyage. Grâce à la femme idéale qu’est Jeanne, le poète s’évade « comme un navire qui s’éveille au vent du matin « et sa destination est indéfinie. Dans ce poème lyrique où le poète fait l’éloge de la femme aimée, on retrouve un érotisme diffus. II – Un poème érotique sur le pouvoir de la femme 1/ La progression érotique du poème Celle-ci est marquée par le rapprochement progressif de Jeanne et du poète : dans la strophe 1, il y a une distance physique. Dans ce passage, l’érotisme apparaît à travers la nudité suggérée de Jeanne (dont la « peau miroite «). A la strophe 5, Jeanne se déplace vers le poète (démarche très sensuelle). Dans la strophe 7, Jeanne s’allonge et la pose devient lascive ; elle semble s’offrir au désir du poète. Aux strophes 8 et 9, le rapprochement entre les amants se fait grâce à un baiser (ou plus !). C’est l’union du « je « et du « tu «. Mais on peut remarquer aussi de nombreux sous-entendus sexuels que le lecteur doit décrypter. Ainsi, la « chevelure profonde « peut être vue aussi comme l’intimité de la femme et le bâton, dans sa verticalité, exprime sans aucun doute le désir du poète. Dans la strophe 6, « la tête qui balance « peut renvoyer aux ébats amoureux et « ses vergues dans l’eau «, par un principe de paronomase renvoie au mot « verge «. Dans la dernière strophe, c’est l’union des amants qui est montrée, avec un orgasme suggéré par l’exclamation ; « ciel liquide « et « étoiles « (image du bonheur) renvoient eux aussi au septième ciel ! 2/ Une femme ambivalente Jeanne est une femme double : à la fois passive, lorsqu’elle s’allonge et s’offre aux caresses et active, lorsqu’elle « march[e] en cadence «. Elle est aussi l’alliance de la femme, à l’aise dans sa sensualité et provocante ; et une enfant, comme le suggère le vers 24. C’est sans doute cette union des contraires qui séduit le poète. Mais Jeanne est aussi un mystère ; elle ne se dévoile pas : « tes yeux où rien ne se révèle «. Et on ne sait pas exactement ce qu’elle est, comme dans la strophe quatre où les antithèses « doux «/ « amer « et « or «/ « fer « soulignent encore les ambivalences de Jeanne Duval. Elle est aussi le double du serpent, comme le rappelle l’image de la peau scintillante ; mais aussi l’ondulation hypnotique des deux corps associés par la métaphore. Si les yeux sont bien le miroir de l’âme, le poète ne peut posséder que le corps de la femme, car son âme reste inaccessible. 3/ La situation du poète Le poète est enivré par l’amour. Sous le charme de Jeanne, il est devient dépendant d’elle. Sa salive est assimilée à un « vin de bohême « et son baiser devient donc une sorte de drogue. Il est aussi hypnotisé par les ondulations de celle qu’il aime, associée métaphoriquement à un serpent qui danse. Cette animalisation est symbolique, puisque dans la religion, l’animal est tentateur et maléfique. Il symbolise le mal, tout comme Jeanne qui incite au péché. Il y a donc une image du plaisir associé au danger. Alliant ici lyrisme et érotisme, Baudelaire brosse un portrait ambigu de Jeanne Duval : elle est femme et enfant, celle qui s’offre et se refuse ; mais aussi celle qui apporte le plaisir et le danger en même temps. Toute cette dualité fait évidemment de cette femme l’une des Fleurs du Mal.
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