Baudelaire écrivit ce sonnet peu de temps avant sa publication en 1855. On peut y voir un témoignage important sur ses sentiments à cette date. Mais, pour l’interpréter, il importe d'en distinguer avec soin le double mouvement. Il entrait alors dans une phase nouvelle de sa vie : l'époque des orages était passée ; il allait s’efforcer de réparer les ruines ; il rêvait de «fleurs nouvelles». Mais s’opposait à cet espoir de résurrection le sentiment de la présence d’un ennemi devenant, d'année en année, plus fort. Reste à savoir qui est cet ennemi. Il n'est pas besoin de dire que ce ne peut être, ici, le remords. Il est ridicule d’imaginer qu'il puisse s'agir du démon ou de la mort. On peut proposer l'ennui ou le sentiment du spleen, exégèse qui a du moins le mérite de s'accorder avec l'une des préoccupations essentielles de Baudelaire, puisque, pour lui, ils étaient inséparables du sentiment d'exister, et, par conséquent, de l'engagement dans le temps. Voilà en fait l’ennemi qui fait que, plus nous avançons dans la vie, plus nous sommes faibles, parce qu’il nous dévore. D’ailleurs, dans ‘’Le voyage’’, Baudelaire exprima la même idée ; il appela alors le temps «l'ennemi vigilant et funeste». Dans ‘’La chambre double’’, il écrivit : «Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse…» Dans ‘’Fusées’’, il nota : «À chaque minute nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du temps.» Dans ‘’L'horloge’’ ou ‘’Le goût du néant’’, il fit du sentiment de la fuite du temps l'une des plus obsédantes composantes de son spleen. Omniprésent, étouffant, il s’imposa douloureusement à chaque étape de sa vie, le dominant et le maintenant dans un état d'aliénation qui brisait toute espérance et toute forme d'inspiration, étant donc redoutable et sur le plan humain et sur le plan poétique. Ce sonnet en alexandrins, dont la versification (la disposition des rimes est abab-abab-ccd-ede) ne suit pas les règles strictes du sonnet marotique, est construit sur une métaphore filée, par laquelle le poète rapporte, dans un déroulement chronologique, les épisodes de sa vie qui sont représentés symboliquement par des saisons. La métaphore se développe dans les trois première strophes : dans le premier quatrain, la jeunesse est comparée à un été bouleversé par les vicissitudes du climat ; dans le second quatrain, est établi un bilan négatif de la maturité, qui est comparée à l'automne, tandis qu’on note l'annonce de la mort ; dans le premier tercet, apparaît l’espoir d'un renouveau qui s'apparente au printemps. Mais, dans le second tercet, est opposé à cet espoir un démenti catégorique : la présence destructrice du temps tout-puissant s’impose non seulement au poète mais à tout être humain. Premier quatrain Le poète (qui est le narrateur, qui se met en cause personnellement) évoque un passé révolu («fut»), celui de sa «jeunesse», puis il en fait un bilan décourageant, la strophe se composant ainsi de deux parties complémentaires (vers 1-2 et vers 3-4), nettement délimitées par une forte ponctuation. La jeunesse est présentée comme un été tumultueux, tourmenté, où il subit des atteintes illustrées par des intempéries («ténébreux orage», mots qui synthétisent en une seule formule tous les aléas, en même temps qu'ils recouvrent d'un voile pudique cette agitation supposée), ce qui n'exclut pas une alternance («çà et là») de périodes de bonheur fugaces mais lumineuses («brillants soleils»), le vers 2 dissipant un peu l'impression de trouble permanent induite par le début du poème. Cette alternance d’éléments météorologiques contradictoires est métaphoriquement celle de l'espoir et du désespoir, des élans vers l'idéal et de la retombée dans le spleen. Elle se traduit par le choix d’une structure de rimes croisées (abab et non abba). On remarque d’ailleurs qu’«orage» rime significativement avec «ravage», et «soleils» avec «vermeils». Baudelaire mettant en évidence le temps qui passe par une progression du passé au présent, le bilan navrant, décourageant, de cette jeunesse orageuse est souligné par le passé composé «on fait» (vers 3) et par la proposition de conséquence au présent. La métaphore se poursuit dans la mention d’une nature qui a subi les éléments météorologiques dans leur caractère destructif, le passé ayant laissé des traces : une existence ravagée par «le tonnerre et la pluie», par les coups du sort et la grisaille quotidienne. L’expression «un tel ravage» marque l’importance des dégâts du temps. Au vers 4, le narrateur indique que sa jeunesse tourmentée a eu un effet sur le présent, sur son «jardin», en lequel on peut voir son talent, qui est presque entièrement dépouillé de ses «fruits vermeils» (qui sont d’un rouge vifs, les autres fruits étant ternes), en lesquels on peut voir ses poèmes, qui sont, selon lui, trop épars, son inspiration étant donc défaillante. Second quatrain Le présentatif «Voilà» marquant l'aboutissement de la progression évoquée auparavant, le poète fait une constatation résignée, établit un bilan négatif de son âge mûr, en employant le temps présent. Ce bilan négatif est la conséquence de la première strophe, et, après l’été évoqué dans celle-ci, Baudelaire, suivant un ordre chronologique, se voit en son automne, l'automne étant une métaphore poétique employée afin d'éviter d'utiliser le mot «vieillesse». En effet, il eut, dès 1854, le sentiment d'être déjà parvenu à l’automne de sa vie, et, vers 1859, I'idée devint une obsession. Cet automne est celui de ses «idées», ce qui réaffirme le sentiment qu’il avait du déclin de sa vitalité créatrice. Mais, au vers 6, il apparaît que, se comparant à un jardinier, il se déclare prêt à faire des efforts pour retrouver l’illumination. En effet, on peut voir, dans ces termes concrets que sont «la pelle et les râteaux», outils qu’utilise le jardinier pour «rassembler à neuf» (de manière à redonner l’état de neuf ; il s’agit de restaurer, de remettre le sol épuisé en bon état pour le rendre de nouveau fertile), les techniques qu’utilise le poète pour approfondir et organiser son talent. Cela permet de souligner qu’en fait Baudelaire se méfiait de l’inspiration, qui, pour lui, relevait trop de la nature, venant quand elle veut, et spontanément, ressemblant aux besoins ; il considérait qu’il est dangereux de s’abandonner aux «jaillissements» du cœur, de la rêverie, de l’imagination, de la pensée, ces données premières n’étant légitimées que si elles étaient authentifiées par un travail «intelligent» de formalisation. C’est que, Baudelaire accumulant les images qui font de cette strophe une illustration visuelle des désastres du temps, le jardin est en piètre état : il a subi une dévastation, les «terres» (symbole de l’esprit du poète) étant «inondées», «des trous» ayant ainsi été creusés par l’eau. Comme ces trous sont «grands comme des tombeaux», on peut considérer que ces désastres augurent la mort, et que l’eau, élément terrestre qui habituellement donne vie aux choses, tient ici le rôle morbide d'un fossoyeur. Dans cette strophe, la vie et la création du poète sont saccagées par le temps. Premier tercet : Envisageant l’avenir, le poète lance une hypothèse («Et qui sait»), ce qu'accentue I'interrogation qu’est la phrase constituant cette strophe. Cette hypothèse ne sera peut-être jamais validée. C’est comme un élan d'espoir dans la perspective, puisqu’il y a un cycle des saisons, d'un retour du printemps, un printemps des idées, qui serait le retour d'une énergie créatrice émoussée auparavant par les épreuves du temps, les «fleurs nouvelles» du vers 9 représentant une autre création nourrie par les malheurs, et les dépassant. On peut y voir les «fleurs du mal» que sont les poèmes du recueil, Baudelaire ayant consacré toute sa vie d'écrivain à les parfaire. Il faudrait pour accueillir cette nouvelle floraison un nouveau terrain, un «sol lavé comme une grève», c’est-à-dire un terrain plat au bord d’un cours d’eau ou de la mer, où déferlent des vagues, un sol ayant connu comme une purification, l’eau de destructrice qu’elle était se faisant revivifiante. Et cette purification étant apparentée à un rite religieux, les fleurs recevraient (conditionnel prudent) un «mystique aliment», fourni par la muse ou une puissance divine. Second tercet : Il donne à la question posée une réponse négative. Il apporte à l’espoir émis précédemment un démenti catégorique, qui s'exprime en deux temps : - Le premier hémistiche du vers 12 répète une lamentation («Ô douleur ! ô douleur !»), ou une invocation suppliante, soulignant la désolation et le désespoir du poète. - Puis le reste de la strophe, avec un présent qui est désormais le présent de généralité (et non plus d'expérience immédiate), qui souligne un constat qui ne touche pas seulement celui qui parle mais tous les humains, dénonce, en des termes très bruts, l'action dévorante et irrémédiable du temps, qui, s'il était implicitement omniprésent dans la métaphore des saisons, est enfin nommé, doté de la majuscule qui en fait une allégorie. Ainsi personnifié, il est, Baudelaire usant d'images réalistes, assimilé à un monstre dévorateur, carnassier et très vorace : il «mange la vie», il «ronge le coeur» («ronger» soulignant le caractère insidieux du temps qui mine progressivement ; «coeur» ayant ici le sens classique de «courage», et rimant significativement avec «vigueur»). Le temps est ensuite désigné par une périphrase («l'obscur Ennemi», vers 13), qui justifie le titre, qui insiste sur son hostilité et sur le fait que son action sur l’être humain s’exerce insensiblement. Et elle s’exerce sur toute I'humanité (d’où l’emploi de «nous») qui subit la fatalité de l'accablement du temps qui passe et qui détruit les vies. Le temps est alors véritablement présenté comme un vampire qui, pour assurer son immortalité, se nourrit, horreur qui n’est révélée qu’après un enjambement dramatique, du «sang que nous perdons», le sang étant symbole des forces vives de l'être humain. De ce fait, au fur et à mesure que nous nous usons aux épreuves de la vie, que «nous perdons» cette énergie vitale qui s'entame, qui perd de sa «vigueur», le temps «croît et se fortifie», vers 14). Si le poète ne peut renaître comme la nature le fait, c'est que le temps l'a conduit à sa perte. Ainsi, le sonnet, s’il ne respecte pas la disposition classique des rimes, aboutit bien à une chute saisissante. Conclusion : De ce poème au lyrisme élégiaque, pathétique et désespéré, dont le thème appartient à une longue tradition, se dégage un constat pessimiste, celui de l’impossibilité pour l’auteur vieillissant de retrouver toute sa vigueur créatrice, victime qu’il est, comme tous les êtres humains, de la toute-puissance du temps qui les dégrade peu à peu et finalement les détruit, le temps qui est donc la grande limitation de l’être humain, sa fuite inéluctable étant une des grandes causes de son spleen, de l'angoisse qui l’étreignait. Paradoxalement, il prétendit à son insuffisance de créateur dans un sonnet, difficile contrainte formelle qu’il affectionnait mais qui prouvait ici qu’il n’était pas tout à fait dépourvu de vitalité poétique. Ce fut avec talent qu’il utilisa une métaphore filée sur les saisons représentant les âges de la vie, image courante mais traitée ici avec originalité, son développement subtil permettant de nombreuses analogies. Ainsi, il apparaît qu’on peut lutter contre le temps par l'art, qui est une façon de l'exorciser, d'opposer la résistance de l'intelligence à la force corrosive de la nature.