Article de presse: Une logique totalitaire
Publié le 22/02/2012
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17 juin 1984 - Ce n'est pas la première fois, en France, que la vie politique connaît une flambée d'extrême droite, mais c'est la première fois qu'une telle flambée s'incarne dans un homme qui synthétise si parfaitement les multiples facettes historiques de l'extrémisme de droite.
Si étrange que puisse paraître la comparaison, chez Jean-Marie Le Pen, il y a du Mac-Mahon. Comme l'ancien maréchal orléaniste, qui avait été choisi par la droite monarchiste, après avoir écrasé la Commune, pour essayer de renverser la République et détruire l'oeuvre de la Révolution, l'ancien parachutiste est partisan d'un gouvernement de l' " ordre moral " qui soit en harmonie avec l' " ordre naturel " conforme aux lois divines. Bien que son inclination au présidentialisme n'autorise pas à douter de son républicanisme, il bénéficie du soutien des royalistes et des catholiques intégristes.
Dans le phénomène Le Pen, il y a aussi du boulangisme. En matière de " muscle ", le verbe du président du Front national n'a rien à envier à celui qui assura au général Boulanger, ministre de la guerre, une popularité telle, de 1886 à 1889, auprès de tous les mécontents de la IIIe République, qu'il fallut l'union de tous les républicains pour empêcher un coup d'Etat. Jean-Marie Le Pen bénéficie, lui aussi, d'un vote de mécontentement, encouragé par les adversaires du régime en place.
Dans ces deux références historiques, le mythe du chef, si caractéristique à l'extrême droite, présente également une analogie avec le culte de la personnalité qui entoure le président du Front national à l'intérieur de son parti.
Jean-Marie Le Pen est, en outre, qu'il le veuille ou non, l'héritier des ligueurs de 1934 dont l'action violente et raciste fut attisée par Charles Maurras et les autres écrivains réactionnaires en lutte contre la gauche d'avant le Front populaire. C'est, en effet, parmi les militants des ligues des années 60-les groupes Occident puis Ordre nouveau-que le Front national trouva, à sa création, en 1972, ses cadres les plus dynamiques, avant d'opter, il est vrai, sous la pression personnelle de Jean-Marie Le Pen, pour une stratégie électoraliste rompant avec l'activisme des ligues.
Un courant néopoujadiste
Néopoujadiste, le courant dont bénéficie Jean-Marie Le Pen l'est à plusieurs degrés. Il l'est par ses caractéristiques sociologiques. Il s'agit d'un courant issu des milieux populaires, et qui privilégie les petits commerçants et les artisans. Ce n'est pas par hasard que Jean-Marie Le Pen s'associe volontiers aux revendications du SNPMI, dont le président, Gérard Deuil, ne cache pas ses anciennes convictions pétainistes.
Il s'agit aussi, comme pour le mouvement poujadiste, d'un courant aux tendances à la fois nationalistes, voire chauvines, antiparlementaires, antibureaucratiques, antifiscales. Jean-Marie Le Pen exploite les mêmes thèmes que l'Union de défense des commerçants et artisans (UDCA) en 1956. Il s'adresse à la même clientèle dans un contexte analogue : l'irruption du mouvement poujadiste avait été facilitée par les exaspérations qu'avaient suscitées les politiques économiques et sociales conduites sous la IVe République; la poussée du Front national se nourrit des déceptions engendrées depuis 1981 par la politique de la gauche. L'exploitation du sentiment d'insécurité et des difficultés nées de l'immigration ne représente en quelque sorte qu'une " mise à jour " de l'idéologie sécuritaire qui contribue, aujourd'hui comme hier, à ces réactions de rejet. Le score réalisé le 17 juin par Jean-Marie Le Pen est d'ailleurs remarquablement proche de celui réalisé par le mouvement de l'UDCA il y a vingt-huit ans. La liste de Jean-Marie Le Pen a recueilli 2 204 961 voix, soit 11,06 % des suffrages exprimés, c'est-à-dire autant que les candidats poujadistes qui avaient obtenu 2 451 555 voix en 1956, soit 11,50 % des suffrages exprimés.
Enfin, Jean-Marie Le Pen a capté l'héritage des révoltés de l'Algérie française et de l'OAS, dont il partagea les combats, de 1958 à 1962, en s'étant trouvé placé au coeur de toutes les opérations politiques de l'époque, mais sans jamais sortir de la légalité. L'appui massif qu'il a reçu dimanche, dans le Midi, de la part des électeurs pieds-noirs en témoigne. Toutefois, l'ensemble de ces héritages historiques ayant élargi sa dimension personnelle, le président du Front national a connu un succès nettement supérieur aux 5,31 % rassemblés par la candidature de Jean-Louis Tixier-Vignancour au premier tour de l'élection présidentielle de décembre 1965.
La mobilisation des haines
Mais, si pour Jean-Marie Le Pen la traversée du désert a duré vingt-deux ans-de 1962 à 1984,-c'est parce que les circonstances politiques intérieures ne lui permirent pas de tenir plus tôt le rôle catalyseur qui est le sien en ce printemps de l'extrême droite. Trois ans de pouvoir de gauche, dans un contexte de crise économique, ont favorisé cette émergence et permis à Jean-Marie Le Pen d'épanouir ainsi toutes ces " potentialités ". Il s'agit bien là d'un autre phénomène consubstantiel à l'extrême droite : la mobilisation des haines contre un ennemi désigné et jugé, soudain, totalement intolérable. Sous Mac-Mahon et Boulanger, la haine du républicain, du franc-maçon, puis celle du juif, exacerbée par l'affaire Dreyfus, sous l'occupation, celle du communiste, sous François Mitterrand, celle du " socialo-communiste "... Si le discours de Jean-Marie Le Pen rencontre pareil écho, ce n'est pas seulement parce qu'il désigne un ennemi mais plusieurs : l'immigré, le délinquant, le fonctionnaire, mais surtout le communiste, partout rencontré, partout dénoncé. Or le moindre paradoxe de la situation présente n'est pas que le chef de file de l'extrême droite connaisse son triomphe électoral au moment même où son " abominable " adversaire communiste atteint, lui, le creux de la vague... C'est la raison pour laquelle Jean-Marie Le Pen vise si soigneusement d'autres cibles au sein de l'opposition, qu'il s'agisse de Simone Veil ou, de plus en plus, de Jacques Chirac, tous deux coupables à ses yeux d'être les porteurs de cet autre courant que l'extrême droite exècre : le libéralisme.
ALAIN ROLLAT
Le Monde du 22 juin 1984
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