Article de presse: Le crépuscule des dogmes
Publié le 22/02/2012
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17 octobre 1983 - De 1974 à 1985, le paysage intellectuel s'est profondément modifié.
Les centres d'intérêt, les styles de réflexion, les oeuvres de référence, ne sont plus les mêmes. L'air du temps a subi des mutations de fond-chacun en convient aisément. Mais nul ne peut dire, avec quelque certitude souveraine, en quoi exactement a consisté ce bouleversement.
Des difficultés habituelles rendent trompeurs les résumés rétrospectifs : la multiplicité des courants, des écoles et des débats se plie mal au schématisme contraignant des bilans : les choix inévitables sont pour une part arbitraires; la myopie affectant l'observateur de l'actualité déforme sa vision d'ensemble, etc. A ces obstacles de toujours s'ajoute, pour cette décennie, l'impression tenace qu'il s'est passé " quelque chose " d'essentiel mais de très difficile à saisir si tôt et à formuler nettement. Comme si une période charnière s'était déroulée en profondeur au fil de ces années, sans que l'aboutissement en soit déjà clairement visible.
Heureusement, en surface, quelques aspects majeurs sont repérables. On s'en contentera donc, provisoirement.
Marx déserté
Le phénomène le plus massif et le plus perceptible (ce qui ne signifie pas le plus aisé à comprendre...) est le déclin du marxisme. La pensée qui était jugée par Sartre la " philosophie indépassable de notre temps " fut considérée soudain comme la source principale de l'oppression totalitaire, avant de n'être plus qu'un édifice apparemment désuet et une référence désertée. L'effet Soljenitsyne, l'opération " nouveaux philosophes " orchestrée par Bernard-Henri Lévy, les livres d'André Glucksmann, entre autres, furent des signes visibles et des causes partielles de cette mue considérable. En quelques années, les intellectuels semblent être passés envers Marx de l'attention scrupuleuse à l'indifférence muette-voire de l'allégeance à l'allégement. Après des décennies qui crurent avoir le matérialisme historique pour centre de gravité, ce n'est pas un fait mineur. Les conséquences n'en sont pas toutes calculables.
Un premier effet de cette " démarxisation " fut un regain temporaire d'amour pour Freud. Quittant Althusser ou Mao, on se pressa chez Lacan. Au nouveau dogme de la loi et du signifiant s'opposèrent alors les philosophies du désir et l'effervescence deleuzienne. Moins éclatante qu'avec Marx, la rupture avec l'omniprésence de la grille de lecture psychanalytique semble s'être consommée peu à peu, se diluant, comme une grande part de l'héritage lacanien, dans les embrouilles et les scissions confuses.
Cette double éclipse des systèmes conceptuels consacrés, cette fin des " grands récits " (Lyotard), qui expliquaient presque exhaustivement le social et le psychique, peuvent s'interpréter comme une libération, non pas simplement des totalitarismes, mais des totalisations. De façon continue et régulière, la décennie a vu décroître l'emprise des formalismes, le goût précieux pour les jargons barbares, la primauté des sciences humaines et la fascination fétichiste pour l'objectivité scientifique.
Renaissance de la philosophie
Cet assouplissement n'a pas engendré une vague d'irrationalisme débridé. A la perte de vitesse des pensées " dures " correspond une éclosion de voies nouvelles en quête de lumières plus vivantes. Autour des connaissances scientifiques se sont élaborées des analyses pluridisciplinaires centrées sur la complexité, sur l'interaction des systèmes et sur l'interdépendance de l'observateur et de la " chose " observée (Edgar Morin, Henri Atlan, Ilya Prigogine), qui tranchent sur les modèles traditionnels de l'épistémologie. Du côté de la philosophie, Luce Irrigaray a exploré la question de la différence sexuelle dans ses implications éthiques, linguistiques et passionnelles, à travers des livres rigoureux et novateurs.
C'est d'ailleurs une véritable renaissance de la recherche philosophique qui a succédé au règne des sciences humaines. La richesse des travaux dus à une génération parvenue à maturité - où l'on compte notamment Jean Baudrillard, Jacques Derrida, Michel Foucault, René Girard, Michel Henry, Emmanuel Lévinas, Jean-François Lyotard, Paul Ricoeur, Michel Serres - en porte témoignage, à cause même de l'extrême diversité de leurs apports respectifs. En outre, des philosophes d'une nouvelle génération-tels Jacques Bouveresse, Vincent Descombes, Didier Franck, Christian Jambet, Jean-Luc Ferry, François Laruelle, Jean-Luc Marion, Jacques Rancière, Clément Rosset,-aussi dissemblables soient-ils, attestent de cette reviviscence, dont la naissance du Collège international de philosophie est un autre signe.
Autre trait du temps : le travail de la pensée est désormais autant perturbé que soutenu par les médias. Mais, en dépit des quelques nuages, illusions d'optique ou effets de brume ainsi provoqués, tout laisse à croire que ce crépuscule des dogmes pourrait bien avoir la couleur d'une aube.
ROGER-POL DROIT
Juillet 1986
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