Article de presse: Frederik De Klerk, l'homme qui a aboli l'apartheid
Publié le 22/02/2012
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11 février 1990 - Minuit moins cinq. C'était l'heure politique, en Afrique du Sud, depuis les émeutes de Soweto en 1976 : à cinq minutes de l'explosion générale. Quinze ans ont passé, avec une seconde révolte, quatre ans d'état d'urgence et un nouveau président. Personne ne dit plus l'heure mais tout le monde sait qu'elle a changé. Une ère s'achève, une autre s'annonce.
Son artisan s'appelle Frederik Willem De Klerk, le très probable dernier président blanc du pays et du continent. " FW ", comme on le surnomme familièrement : sauveur pour les uns, traître pour les autres. Le prêtre-sacrificateur ou le bradeur de sa race, qui offre quarante ans d'hégémonisme afrikaner pour la survie de sa tribu venue d'ailleurs. Ce quinquagénaire à l'allure bonhomme a fait tourner la pendule de l'histoire dans le bon sens. Il restera donc dans les manuels comme " l'homme qui a aboli l'apartheid ". Un mérite non usurpé que le Prix Nobel de la paix, l'archevêque anglican du Cap, Mgr Desmond Tutu, est le premier à lui reconnaître en saluant " son courage " et en lui donnant " crédit pour ses initiatives ". Le tombeur de Pieter Botha, qui extirpe lentement son pays de l'anachronisme, donnait pourtant l'impression de n'être qu'un sosie à peine plus attrayant que son prédécesseur. Un style différent au service d'un discours identique. Tel était, en 1989, le sentiment général envers cet homme politique qui ne s'était jamais, jusqu'alors, singularisé par des prises de positions audacieuses ou des idées novatrices. En homme d'appareil discipliné et loyal, il avait toujours suivi scrupuleusement la ligne de son parti, le Parti national, promoteur du développement séparé depuis sa victoire aux élections de 1948. " Le politicien Téflon par excellence, rien ne lui colle à la peau ", avait dit de lui un journaliste local ne sachant pas encore de quelle étiquette l'affubler tant il semblait " tout en rondeurs ".
Son premier discours de chef du Parti national quelques jours après son élection à la tête des " Nats ", le 2 février 1989, témoigne, certes, d'un esprit d'ouverture. Mais ce n'est pas la première fois que les expressions " ère nouvelle ", " nouveau modèle " sont utilisées dans la dialectique sud-africaine. Ces louables intentions se sont ensuite toujours perdues dans les arguties. La circonspection s'impose d'autant plus envers celui qui chante maintenant l' " Afrique du Sud sans domination ni oppression " que son passé politique ne plaide pas en sa faveur.
Si, à cinquante-cinq ans, " FW " peut se vanter de n'avoir jamais prononcé le mot " apartheid " au long des dix-sept années de sa carrière parlementaire, il s'est souvent posé en défenseur de la ségrégation. En tant que député, mais aussi comme ministre, il a prôné la séparation des races dans le travail, l'habitat, l'enseignement et les lieux publics. Il s'est opposé à la création des syndicats pour les Noirs et leur a dénié le droit de faire grève. Il a rejeté le principe démocratique " un homme, une voix " et refusé le dialogue avec le Congrès national africain (ANC), car " donner trop et trop vite aux Noirs est aussi dangereux que donner trop peu et trop tard ".
En juin 1989 à Pretoria, pendant le congrès de son parti, le nouveau chef des " Nats " s'accroche encore à la notion de " groupes " et à celle d' " affaires propres à chaque communauté ", pour promouvoir, un peu paradoxalement, la " nouvelle Afrique du Sud, juste et équitable ".
A ce moment-là, personne ne prend vraiment au mot celui qui vient d'hériter de la charge de l'Etat quand il prône " un ordre constitutionnel, économique et social juste ". Chacun reste sceptique quant au virage annoncé, à la " nouvelle donne " promise. " Que le véritable De Klerk se lève et nous dise ce que tout cela signifie ", s'exclame Zach De Beer, l'un des fondateurs du Parti démocrate. Helen Suzman, l'incarnation de la bonne conscience libérale, estime qu'il est franchement inutile de lui " donner une chance " puisqu' " il n'a jamais montré la moindre volonté d'abolir l'apartheid ".
Après avoir conduit son parti à la victoire lors des législatives du 6 septembre 1989, Frederik De Klerk devient président de la République.
Deux semaines plus tard, le 20 septembre, il annonce la couleur : " Nous sommes déterminés à passer de la parole aux actes. Le temps est venu pour l'Afrique du Sud de restaurer sa fierté et de sortir du marasme de l'isolement international et du déclin économique... " Le Broederbond, cellule de réflexion des " Nats " pendant des décennies, a livré un verdict que Frederik De Klerk va reprendre à son compte : sans retournement de situation, sans adaptation aux réalités, sans négociations avec les autres communautés, point de salut, à terme, pour les Blancs d'Afrique du Sud.
C'est donc pour éviter d'être confronté à cette extrémité que Frederik De Klerk va changer son fusil d'épaule. Il doit lâcher rapidement du lest et suffisamment afin d'être crédible. Lors de l'ouverture de la session parlementaire, le 2 février 1990, il annonce la libération de Nelson Mandela, la légalisation des organisations interdites, l'élargissement des prisonniers politiques et la suspension de la peine capitale.
Les circonstances sont favorables. L'indépendance de la Namibie, le 21 mars 1990, et son corollaire, la fin de la présence cubaine en Angola, l'effondrement du communisme en Europe de l'Est et la distance prise par Moscou à l'égard de l'ANC ont fait reculer l'épouvantail marxiste.
Frederik De Klerk l'a bien compris.
Frederik De Klerk fait dans la simplicité, le consensus, l'efficace.
Il est l'anti-Botha, homme cassant et autoritaire qui houspillait ses ministres. Il sait écouter, ce qui lui a permis d'établir un vrai contact, notamment avec celui qui deviendra d'une certaine façon son complice : Nelson Mandela. " C'est un homme d'intégrité, répète ce dernier. Nous nous respectons énormément l'un l'autre. Je peux l'appeler n'importe quand. Je peux le tirer du lit ou d'un cabinet ministériel. " Grâce à ce tandem inespéré, l'Afrique du Sud est en train de sortir de l'ornière. En démantelant une partie de l'appareil sécuritaire, Frederik De Klerk a redonné les commandes aux civils. En moins d'un an, il a rendu caduc le Parti démocrate et fait apparaître les conservateurs comme de vieux croûtons passéistes. Est-il le sauveur, l'homme providentiel qui a surgi quand la situation l'imposait ? Ne s'agit-il que d'un changement de stratégie, et non de coeur ? Le " réhabilitateur " de l'Afrique du Sud est en tout cas la parfaite incarnation de l'incroyable esprit de survie du peuple afrikaner, qui est capable de se sauver chaque fois qu'un grand danger le menace.
MICHEL BOLE-RICHARD, FREDERIC FRITSCHER
Le Monde du 29 juin 1991
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