aristote commentaire sur la vertu éthique à nicomaque
Publié le 15/05/2011
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Aristote. éthique à nicomaque. les vertus commentaire.
Tout lecteur familier du philosophe sait qu'il y a un style aristotélicien, pour ce que l'on connaît de ses écrits. Un style qui s'exprime dans sa manière à lui de poser les questions, de nous préparer à l'étude d'un sujet, dans la construction de son argumentation, la structure de son texte, et dans l'usage d'un vocabulaire spécifique à la fois riche, simple et précis.
Ce texte de l'éthique à Nicomaque qui est, pratiquement, l'ouverture de son exposé de la théorie de la vertu, ne déroge pas à cette règle. Sa structure simple et précise nous montre la voie de sa perception des forces qui lient les dispositions morales aux actes, dans l'élaboration de la vertu. Nous nous demanderons quelle est la nature de ces liens, en bâtissant notre étude selon le schéma qu'Aristote lui même nous propose, par une constatation de ces liens, suivie d'une déduction en ce qui les concerne, puis d'une injonction tirée de cette déduction.
Nous verrons donc en quoi les dispositions morales de la vertu et les actes sont liés avant d'en déduire les les intérêts de ces liens puis de nous intéresser au but et à la nécessité qui en découlent.
Clairement donc, ce texte est basé sur la constatation des rapports d'interdépendance entre les vertus morales et les actes qui les accompagnent. Aristote n'en fait pas un mystère, il nous l'annonce d'emblée.
Certaines actions sont à l'origine de la production des vertus, et amènent à sa destruction. A partir de l'action, Aristote définit une généalogie de la vertu. Il nous énonce quelle en est l'origine : c'est l'action même. L'action est dans l'ascendance et la filiation de la vertu. Au commencement était l'action pourrait-on dire. L'action définit la manière dont la vertu « se produit » et s'altère. Il semble donc inévitable, pour comprendre quelle est la nature d'une vertu, de savoir quelle est celle d'une action. Qu'est ce qu'une action pour Aristote ? Quiconque est un peu familier des textes du rhéteur du Lycée rapprochera inévitablement, presque comme un réflexe, la notion d'action de celle de l'acte. Un acte, pour Aristote, se définit par sa qualité de mouvement agissant sur la réalité. C'est une actualisation de quelque chose dans la réalité. Par actualisation, il faut entendre le passage d'un état potentiel à un état actuel, en somme une réalisation. Si l'on définit l'acte comme aréalisation accomplie, on peut voir l'action comme fait de réaliser, l'exercice de la puissance. Ce que nous dit simplement Aristote en énonçant que les actions sont à l'origine de la production et de la destruction d'une vertu, c'est que pour se manifester, la vertu nécessite un générateur, et que c'est l'action qui génère la vertu, qui en est le moteur. L'existence de la vertu est donc entièrement conditionnée par l'état de ce moteur. Si l'action s'arrête, la vertu s'altère. Ce qui explique que les actions qui mènent à la production ou à la destruction d'une vertu soient les mêmes.
Il n'est pas négligeable de constater qu'Aristote parle de cause pour définir la nature du rapport de l'action à de la vertu. C'est une grande part de la perspective aristotélicienne que de chercher la cause des choses, car c'est le premier pas pour en obtenir la connaissance. C'est même l'une des caractéristiques fondamentales de la science selon Aristote. Rechercher la cause d'un objet ou d'une propriété, c'est l'analyser d'une manière qui donne une connaissance scientifique de cet objet. Ce qui nous montre le niveau d'exigence et de rigueur qu'Aristote attribue à la notion de vertu, et l'importance qu'il y a pour lui à en prendre connaissance. On peut d'ailleurs rappeler qu'Aristote a développé ce qu'on appelle théorie des quatre causes, et qui est tout à fait applicable à la structure de ce texte, ce qui semble être un moyen cohérent d'expliquer Aristote par lui-même. On peut noter que la technique d'explication employée dans cette définition de l'action en tant que générateur ou corrupteur de la vertu peut être apparentée à ce qu'Aristote lui-même définit comme la cause motrice d'une chose, ce à partir de quoi il y a principe de changement ou d'altération. C'est exactement la manière dont il décrit la nature de l'action vis à vis de la vertu.
Après avoir mis en évidence la similarité des actions qui produisent et qui détruisent, Aristote s'intéresse à la qualité de ces actions. C'est ici que rentre en jeu le sujet anthropologique si l'on peut dire, c'est à dire celui qui produit ces actions, et qui sera défini en fonction de la manière dont il les produit. Car bien qu'un même acte « forme indifféremment les bons et les mauvais », « le fait de bien » pratiquer l'action donnera de bons sujets (constructeurs, musiciens...) « et le fait de mal » la pratiquer donnera de mauvais sujets. Cet intérêt pour le sujet anthropologique nous fait remonter plus loin encore dans la filiation de la vertu. La vertu est produite par l'action, mais l'action est produite par le sujet, que l'on pourrait apparenter à la cause matérielle de la vertu. Ce qui est intéressant, c'est de constater que le sujet est à l'origine de l'action, mais que c'est l'action qui forme le sujet. L'action de jouer de la cithare existe parce qu'il y a un cithariste pour en jouer, mais le fait que le cithariste soit effectivement cithariste ne s'explique que par le fait qu'il joue de la cithare. Le rapport de causalité entre le sujet et l'action est réciproque. Ils sont à la fois dépendants l'un de l'autre et tous deux générateurs de la vertu. N'oublions pas qu'Aristote lui-même admettait que les causes fusionnent. Ainsi, le fait qu'il y ait un cithariste et le fait de jouer de la cithare participent tous deux à la notion de bien ou mal jouer de la cithare.
C'est à ce point du récit qu'Aristote nous fait basculer de la constatation à la déduction en introduisant une notion de nécessité vis-à-vis du sujet agissant, celle d'un maître. On remonte encore plus loin dans la généalogie de la vertu. Que laisse supposer l'irruption de ce nouveau personnage dans le fil du discours Aristotélicien ? Que bien agir s'apprend. La bonne action si l'on peut dire, n'est pas produite ex nihilo par celui qui la réalise, mais elle s'inscrit dans la temporalité.
Cela laisse supposer l'établissement d'un processus qui mène de la simple actualisation de l'action à la production d'une action bien réalisée. C'est une condition sine qua non de l'actualisation de la vertu. On rentre alors dans le domaine de la cause matérielle, que l'on peut aussi appeler cause substantielle. De la même manière qu'on ne naît pas virtuose même si l'on peut en avoir les dispositions dès la naissance, on ne naît pas vertueux, on le devient. Cela s'apprend, par l'éducation d'un droit jugement ordonné par un maître, qui m'apprendra quel est le souverain bien, mais que je ne pourrai atteindre qu'à force de pratique C'est en ceci que l'action est un moyen qui mène à la vertu. La potentialité de « ma » (c'est le sujet qui s'exprime) vertu, l'idée que je peux en avoir, ma disposition à l'être, ne font pas de moi un être vertueux. C'est à moi de transformer mes dispositions et mes capacités en vertu par l'exercice. En ceci, l'acte vertueux est la seule actualisation concrète de la vertu. Mais pour réaliser cet acte de la manière la plus vertueuse qui soit, l'intention ne suffit pas. Pour être vertueux, il faut apprendre à le devenir. Ce n'est pas parce que je veux qu'un acte soit vertueux qu'il le sera. Et je n'ai pas forcément la science infuse de ce qui est vertueux et de ce qui ne l'est pas. C'est en ceci que je dois être encouragé et orienté dans l'exercice de la vertu par un maître, un tuteur qui me fera grandir droite dans cet exercice. C'est là tout le travail de l'éducation que d'orienter le sujet dans la manière de faire, dans tel ou tel domaine et selon telle ou telle valeur.
La notion de temporalité induit donc les notions de progression et de perfectibilité dans l'acquisition de la vertu. là encore, le rapport de causalité est bivalent, parce qu'en réalisant, on se réalise. Les choses qu'il faut avoir apprises pour les faire, c'est en les faisant que nous les apprenons. « C'est en accomplissant (…) que nous devenons ... ». Voilà qui nous rappelle à point nommé que chez Aristote, l'actualisation est le principe causal de tout ce qui se meut, car le monde agit sur nous et nous agissons sur le monde. C'est donc en agissant que l'on accomplit pleinement son existence, et la nature de nos actions définit la nature de notre existence. Le terme de « nature » est, lui aussi, à entendre au sens aristotélicien de processus. Comme si l'étendue de nos actions tout au long de notre vie s'inscrivait dans un processus d'accomplissement ontologique. Nous sommes et nous existons selon la manière dont nous agissons sur le long terme. Nos actions déterminent notre comportement et nos habitudes déterminent nos attitudes. On devient ce que l'on est selon la manière dont on conduit ce que l'on fait.
Cette dernière notion pose la question de la détermination dans la conception aristotélicienne de la vertu. Si les dispositions proviennent indifféremment des actes, qu'agir forme, et que les habitudes que nous prenons conditionnent nos réactions, alors la simple volonté d'accomplir la vertu ne suffira jamais à combler une mauvaise éducation. Et même une tentative tardive d'autodiscipline a de fortes chances d'être vouée à l'échec si la cristallisation de bonnes habitudes n'a pas eu son effet dans la jeunesse du sujet. Car la vertu n'est qu'un état qui s'acquiert par son actualisation, lui-même ne s'acquièrant que par des habitudes ordonnées par de bonnes lois et de bons principes enseignés « dès la plus tendre enfance ». Celui qui n'a pas été initié à la vertu dès son enfance aura plus de mal à évaluer l'intérêt qu'il y a à la pratiquer, il y sera moins sensible et aura plus de mal à la pratiquer, de la même manière que celui qui n'a pas été initié dans son jeune âge à la musique n'en appréciera pas forcément l'attrait et la maîtrise qu'en aura quelqu'un qui en a été bercé durant toute son enfance et y joue depuis cet âge. L'entreprise éthique d'acquisition de la vertu n'a pas pour but ultime la connaissance de la vertu, mais son application. Comme nous l'avons dit, il s'agit bien pour Aristote d'une science, certes, mais d'une science pratique. L'expérience y a un rôle déterminant, et l'intérêt primordial est celui de l'application de cette science, pas de sa simple connaissance qu'Aristote compare à la possession d'un remède. On a beau le posséder, si on ne l'utilise pas, on ne guérira jamais. Le seul intérêt du côté théorique de la science morale pour Aristote, c'est de définir ce qu'il faudra appliquer. Et si cela est bien défini, ce sont les mêmes personnes qui accompliront des actes tels qu'on dira d'eux qu'ils sont « bons », « justes », « courageux », « modérés » ou « doux », car il leur a été donnée par leurs maîtres et les habitudes qu'ils ont prises dans leur éducation d'être bien formés et suivis dans l'exercice de leurs actes. L'action vertueuse se trouve donc être la cause finale de la vertu, tandis que la vertu se trouve être la cause finale de l'application de l'action.
Quant à la cause finale du texte en lui-même, elle semble aller de pair avec les principes qui y sont établis et avec son injonction finale. Nous sommes tous des puissances capables de recevoir des déterminations différentes et même parfois contraires. Ces déterminations qui s'opposent vont à l'encontre d'une affirmation de soi totale, claire, précise et une, qui nous permettrait de nous accomplir pleinement en tant qu'être moral. C'est là tout l'intérêt de l'acquisition d'une doctrine, d'une discipline, d'un caractère habituel, autant d'éléments intérieurs au sujet, mais qui ont des conséquences directes sur son « commerce avec les autres hommes », et qui ont donc directement trait à la chose politique en tant que vecteur de responsabilisation de l'individu citoyen au sein d'une communauté, la cité. En effet, par qui sont inculquées les bonnes habitudes aux individus si ce n'est par les législateurs de la cité ? C'est la nature de l'injonction qui donne au texte cette perspective éminemment politique. « Nous devons orienter nos activités », et il faut « contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude ». Qui est ce « nous » dont parle Aristote. Évidemment, il ne s'adresse pas aux enfants eux mêmes, les cours d'éthique qu'il donne au lycée ne leur sont pas destinés. Au final, c'est un texte qui veut toucher les responsables, les législateurs et surtout les précepteurs. Ceux qui ont de l'influence dans l'érection des règles, des lois, et qui ont de la responsabilité dans la transmission du savoir et de l'éducation. On peut sentir comme une urgence prioritaire chez le sage à traiter de cette question, pour faire agir dans ce sens, ce qui lui semble être une chose essentielle et ontologique, dans la mesure où elle définit les caractères constitutifs qui font que nous sommes ce que nous sommes et que nous devenons ce que nous devenons selon la manière dont nous nous plions ou non à cette injonction. Après tout, n'avait il pas l'autorité nécessaire pour enseigner aux précepteurs, lui qui forma un monarque dont l'empire s'étendit au-delà de celui du soleil.
La vertu demande une autodétermination qui n'est accessible que par l'effort permanent de domination de ses habitudes, effective elle-même dans la seule mesure où nous encrons l'ensemble de nos actes dans un projet général homogène, celui d'atteindre le souverain bien. Toutes nos activités doivent tendre vers ce seul but, cette fin architectonique à laquelle nous devons faire l'effort de subordonner toutes les autres. D'où la nécessité de prendre l'habitude d'agir d'une certaine manière, car si nous nous laissons aller sans prendre garde à la conduite de nos actes, nous n'aurons jamais la capacité de nous conduire de la manière dont nous le voulons. Encore faut-il avoir une orientation précise, un objectif clair, une volonté distincte, par lesquels orienter nos habitudes, notre attitude. Ce qu'Aristote appelle dans sa théorie des causes « le pourquoi ultime ». L'urgence de l'application de cette injonction prend un caractère tout à fait personnel si l'on se rappelle que Nicomaque était à la fois le nom de son père et de son fils -ce qui nous ramène avec une touche d'ironie à la dimension de la filiation et de la généalogie-. Il existe un aphorisme resté célèbre, utilisé par le péripatéticien dans la marche des animaux. « La conclusion, c'est l'action ». Comment conclure mieux que le maître lui-même ? peut être en allant plus loin dans le rapport de finalité entre action et vertu et en tournant la chose ainsi: la solution, c'est l'action. La nature propose, l'individu dispose, par le moyen de l'action, en vue de la vertu.
Une bonne éducation est nécessaire pour contracter ce que recherche tout philosophe, l'amour de la sagesse, qui mènera naturellement à celui de la vertu. Là où Aristote va plus loin que la philosophie, c'est qu'il ne se contente pas de donner à aimer sagesse et vertu, mais à les appliquer.
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