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André MALRAUX, La Condition humaine, 1933 (incipit)

Publié le 22/09/2010

Extrait du document

malraux

 

HÉROS ET ANTI-HÉROS DANS LE ROMAN DU XIXÈME ET XXÈME SIÈCLE

LECTURE ANALYTIQUE N°3 : André MALRAUX, La Condition humaine, 1933 (incipit)

 

INTRODUCTION 

Présentation générale : André Malraux (1901-1976) est un écrivain, romancier du XXème siècle. Auteur de romans célèbres comme La Voie royale (1930) où il y transpose ses aventures en Indochine et L’Espoir (1937) qui rapporte ses combats auprès des républicains espagnols, Malraux publie La Condition humaine en 1933 qui inscrit la Chine et ses soubresauts comme toile de fond de l’œuvre et met aux prises communistes et nationalistes. Malraux fut aussi ministre de la culture du Général de Gaulle de 1959 à 1969.

Caractérisation de l’extrait : Il s’agit ici de l’incipit du roman. Tchen, un communiste chinois, a été choisi pour éliminer un trafiquant d’armes afin de récupérer un ordre de vente.

LECTURE DU TEXTE

Problématique : Quels sont les enjeux de cet incipit ? Dans quel espace romanesque fait-il entrer le lecteur ?

Annonce du plan :

1. Un incipit sous le signe de la tension : l’entrée dans le roman.

2. Un personnage sous le signe de l’angoisse : l’entrée dans une conscience.

 

1. Un incipit sous le signe de la tension : l’entrée dans le roman

a) Le cadre spatio-temporel

Conformément aux fonctions traditionnelles d’un incipit, cette première page fournit au lecteur des indications spatiales et temporelles.

Les indications temporelles : On remarque que celles-ci sont données de manière originale, comme une page de journal intime voire comme un reportage minuté avec précision. On a la date « 21 mars 1927 « et l’heure « minuit et demi «. Au fil du texte, on relève des occurrences du mot « nuit « (20, 32) en cohérence avec la suscription (cela veut dire : ce qui est inscrit au-dessus du texte). Les allusions au sommeil vont dans ce sens : « le sommeil « (8), « des ennemis éveillés « (15) par antithèse. Minuit est également une heure connotée puisqu’elle est communément appelée l’heure du crime. C’est le sujet du texte.

En ce qui concerne les indications spatiales : elles apparaissent discrètes voire elliptiques. Le lecteur est réduit à faire des suppositions. Nous sommes dans une ville moderne (« building voisin «, « voitures «, « klaxons «). Par ailleurs, l’onomastique (Tchen) nous donne à penser qu’il s’agit d’une ville d’Asie, comme Shanghaï par exemple. Le reste du décor est réduit à des éléments qui épousent le point de vue limité du personnage : le lit et la moustiquaire, le pied de l’autre protagoniste.

 

b) La dramatisation : une action suspendue

Il s’agit d’un temps fort de l’œuvre, un meurtre, que Malraux cherche à dramatiser au maximum.

On note une entrée « in medias res « : le lecteur est plongé au cœur de l’action et du drame. Deux verbes au conditionnel, deux questions rhétoriques miment l’attente insoutenable et créent le suspens narratif : « tenterait-il «, « frapperait-il «. Le lecteur est aussi placé du côté du protagoniste sans en avoir de présentation ou même de portrait préalable. De ce point de vue, le romancier s’écarte de l’incipit traditionnel. La victime est réduite à un corps, « un pied « (7, 12, 25) qui est une synecdoque, voire à une « ombre « (6).

La dramatisation est soutenue par un temps ou une temporalité suspendue. Alors que le texte se présente comme une sorte de reportage à l’action minutée, on a un personnage immobile. Il y a une tension entre les passés simples (« grincèrent «, « retomba «, « fit «…) et un imparfait pesant, qui montre un personnage englué (« tordait «, « était «, « venait «, « répétait «…).

À la manière d’un film, la scène s’offre comme un arrêt sur image d’un homme qui lève son poignard au-dessus du lit. Le cinéma a beaucoup influencé Malraux : il a tourné une adaptation de son roman L’Espoir en 1938. L’atmosphère de l’incipit rappelle une esthétique cinématographique, notamment celle des films en noir et blanc d’Orson Welles (Citizen Kane, La Dame de Shanghai) ou de Fritz Lang (M le maudit).

 

c) Tchen, des informations fragmentaires

Un incipit est censé nous délivrer des informations sur le protagoniste. On peut aussi avoir portrait le plus souvent. Ici, le lecteur est placé devant une énigme.

On a simplement :

- un nom aux consonances asiatiques, premier mot du texte : « Tchen «.

- des références à un engagement et son idéal politique : « aux dieux qu’il avait choisis «, « sous son sacrifice à la révolution « (29-30).

Ce qui l’emporte, c’est l’intériorité. Le narrateur épouse le point de vue de Tchen par la focalisation interne et le discours indirect libre : « Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! « (14-15)

On a accès à ses sensations : 2, 38, 39 par exemple. L’Incipit se rapproche d’une sorte de monologue intérieur comme le prouvent les interrogations, les affirmations entre guillemets : « Assassiner n’est pas seulement tuer… « (33).

 

2. Un personnage sous le signe de l’angoisse : l’entrée dans une conscience

a) L’hésitation et le doute

L’action à accomplir est vécue sur le mode de l’hésitation. Le lecteur assiste à un drame intérieur, qui est celui du personnage. Ce drame se traduit d’abord par la double interrogation initiale : « Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? « (1-2).

Le narrateur emploie également un vocabulaire d’ordre psychologique : « l’angoisse «, « fermeté «, « hébétude «. Le motif de son hésitation relève de plusieurs éléments : la peur d’être attrapé, le fait que sa victime est endormie, le choix de l’arme (entre le rasoir et le poignard).

Les modalités de la certitude et du devoir sont néanmoins présentes : « cet homme devait mourir «, « il savait qu’il le tuerait «, « cet homme qu’il devait frapper «.

Le champ lexical du religieux montre son engagement et sa fidélité à une cause qui le dépasse : « sacrificateur « (29), « dieux « (29), « sacrifice « (30).

On comprend que son hésitation s’explique par le fait que Tchen n’est pas un tueur professionnel mais un débutant qui fait l’apprentissage du meurtre. Cette situation d’extrême solitude lui donne accès aux profondeurs de son être.

 

b) La fascination et le dégoût

L’espace décrit par Malraux au début de son roman révèle aussi bien la conscience que l’inconscient du héros. Des éléments du texte nous montrent que Tchen est fasciné par ce qu’il s’apprête à accomplir sans véritablement comprendre ce qui se passe en lui : « fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond « (4-5).

Cette fascination pour la blancheur (qui renvoie à l’innocence, à la pureté) s’accompagne aussi d’un dégoût pour la chair (8-9), le rasoir, ce qui est mou (« la tache molle de la mousseline «). Le pied du marchand d’armes paraît doté d’une vie monstrueuse : on en trouve trois occurrences au fil de l’incipit.

On peut évidemment penser que c’est la mort qui le fascine. Des termes nous le font penser : « frapperait «, « mourir «, « exécuté «, « sacrificateur «, « assassiner «, « tuer «. La chambre devient une sorte de sanctuaire et le geste de Tchen une initiation. L’opposition entre les ombres et la lumière nous le suggère.

 

c) Une angoisse métaphysique

L’incipit nous fait entrer dans une réflexion sur l’angoisse métaphysique du personnage. Le meurtre n’est pas juste une donnée anecdotique, elle lui fait comprendre le sens de l’existence.

En cela, il faut comprendre la répétition du mot « nuit « (20, 32) et les termes qui l’accompagnent (« écrasée d’angoisse «, « où le temps n’existait plus «) comme l’expression d’une nuit intérieure, d’une obscurité. Le mot est à comprendre au propre comme au figuré.

De même, la phrase de la ligne 33 est mise en valeur par les guillemets car elle est la leçon à retenir de l’incipit mais servira aussi de clef de lecture pour le roman : « Assassiner n’est pas seulement tuer «.

Tchen fait l’expérience de la mort et du néant. La scène nous révèle la solitude essentielle du personnage, qui se veut héroïque. Cette solitude se manifeste par le style (focalisation interne, discours indirect libre) mais aussi par le silence qui entoure le meurtre : « stupéfait du silence qui continuait à l’entourer « (44). Désormais, et dans la suite de l’œuvre, le personnage en restera marqué, jusqu’à vouloir se tuer au nom de la révolution dans un attentat suicide. Le texte annonce le tragique de sa destinée : « aux dieux qu’il avait choisis «.

 

CONCLUSION

Cet incipit a pour enjeu de nous faire entrer dans l’univers sombre du roman : roman de l’action politique, du suspens, de l’interrogation sur la légitimité du geste ici, du meurtre.

Mais on glisse aussi vers un autre type d’interrogation, plus profonde, plus métaphysique. L’entrée dans le roman est assimilée à l’entrée dans la tête du personnage.

Par là, l’auteur questionne l’héroïsme. Voulant exprimer dans une lettre à un ami ce qu’il avait voulu faire écrivant la Condition humaine, Malraux disait en 1934 : « Ce livre est fondamentalement pour moi celui du drame de la conscience «. L’incipit reflète cette volonté.

 

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