Analyse Manon Lescaut la rencontre
Publié le 29/09/2012
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[pic] J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon c?ur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon c?ur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n'affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu'elle ne prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était apparemment la volonté du Ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de l'éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt, l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l'assurai que, si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu'elle m'inspirait déjà, j'emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents, et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d'où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m'exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l'amour, s'il n'opérait souvent des prodiges. Abbé Prévost, Manon Lescaut Il s'agit du récit de la première rencontre de Des Grieux et de Manon 1) Un coup de foudre : - C'est le passage obligé de tout roman d'amour : la rencontre entre les deux héros. Ce récit se présente en quelque sorte comme une sorte de variation de celui qui a été fait par l'Homme de Qualité, de sorte que les ressemblances entre les deux passages ne sont à l'évidence pas fortuites : . La curiosité est commune à Des Grieux (Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité) et à l'Homme de Qualité (La curiosité me fit descendre de mon cheval). . Ici aussi Manon se détache d'un groupe de femmes (Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour). . La réaction de Des Grieux utilise la même syntaxe (si... + subordonnée de conséquence) que l'Homme de Qualité (Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes...). - De cette façon la réaction très vive de Des Grieux en face de Manon (nombreuses hyperboles traduisant sa passion : je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport... la maîtresse de mon c?ur... un coup mortel pour mes désirs... la tendresse infinie... j'emploierais ma vie pour la délivrer) est déjà expliquée par ce qu'en a dit l'Homme de Qualité, et cela dans le moment-même où Des Grieux déclare que ses réactions sont inexplicables (moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue... Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d'où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m'exprimer). - La présentation de la scène laisse déjà deviner le délabrement moral qui s'ensuivra : les qualités que sont la sagesse et la retenue sont traduites aussitôt en termes péjoratifs : J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse. 2) La double énonciation : - Le roman de Prévost se caractérise par une utilisation très fine de la double énonciation : le récit est fait, non sans ironie, par un Des Grieux narrateur (qui sait ce qui s'est passé et peut avoir un certain recul sur ses passions passées), mettant en scène un Des Grieux personnage (inconscient, aveuglé par l'amour, empêtré dans le présent de passions incontrôlables). Ainsi le récit de cette rencontre fait-il à la fois comprendre au lecteur la façon dont le DG personnage a vécu cette rencontre et ce qui s'est passé en réalité (et que DG narrateur comprend après coup) : - Le DG personnage rencontre une jeune ingénue (Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi... Elle me répondit ingénument) condamnée par de cruels parents (la cruelle intention de ses parents... la tyrannie de ses parents) à être religieuse contre son gré (C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent : style indirect libre) : son air triste (La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles) décide DG à adopter une attitude chevaleresque en l'arrachant à ce terrible destin (elle ne prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était apparemment la volonté du Ciel). - Par ses commentaires ou ses sous-entendus, le DG narrateur permet au lecteur de comprendre ce qui s'est passé en réalité : une jeune débauchée (pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré) habituée à se faire aborder dans la rue (elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée) manipule un adolescent sans expérience (elle était bien plus expérimentée que moi) pour échapper à ses parents. Comme DG tarde à prendre les devants (Elle me dit, après un moment de silence), elle lui lance à nouveau une perche (elle ne prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était apparemment la volonté du Ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de l'éviter), en l'enjôlant avec ses regards faussement tristes (La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles). - Dans un tel contexte, certaines remarques du DG narrateur sont ironiques : il évoque ainsi son aveuglement (L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon c?ur) ; il souligne l'antithèse entre la maladresse de l'amour naissant qui l'aveugle et son éloquence scolastique qui ne lui sert plus à rien qu'à sombrer dans l'erreur. Le fait que Manon soit une fille facile est présenté comme une sorte de franchise de sa part (Elle n'affecta ni rigueur ni dédain). 3) Un personnage tragique : - Mais derrière cette ironie souriante, se dessine quelque chose de plus grave : Des Grieux est en proie à une fatalité qui fait de lui un héros tragique. De la même façon que Phèdre, chez Racine, évoque la fatalité pour excuser son amour pour son beau-fils, de même Des Grieux parle de lui comme une victime de la destinée (l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte). Chez Racine, Phèdre était victime de Vénus ; ici Des Grieux est victime de l'Amour, mais un amour qui, paradoxalement, est présenté d'une manière positive, l'égarement de Des Grieux étant présenté comme un prodige (on ne ferait pas une divinité de l'amour, s'il n'opérait souvent des prodiges). - Le sort malheureux qui le guette (et que le lecteur devine déjà plus ou moins) est évoqué à l'aide d'une prolepse (son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens). Les évocations de la fatalité encadrent le récit, qui commence par un alexandrin (J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens) suivi d'une lamentation toute tragique (Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt !), et s'achève sur la figure de l'Amour qui aboutira à la mort de Manon. La figure redoutable de l'Amour sera à nouveau évoquée dans le roman quand Des Grieux parlera du commentaire qu'il fit de Virgile (Je fis un commentaire amoureux sur le quatrième livre de l'Énéide ; je le destine à voir le jour, et je me flatte que le public en sera satisfait. Hélas ! disais-je en le faisant, c'était un c?ur tel que le mien qu'il fallait à la fidèle Didon.) Conclusion : Les thèmes principaux du roman sont déjà en place : la noblesse de Des Grieux va faire de lui un héros tragique victime de l'Amour, conférant à ses infamies le lustre de la tragédie.
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