ANALYSE D' UN EXTRAIT DE NANA D'EMILE ZOLA
Publié le 22/10/2010
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CHAPITRE 6
« La femme de chambre ne bougeait pas. Il fallait vraiment que madame fut enragée. Maintenant , l’ eau tombait à torrents, la petite ombrelle de soie blanche était déjà toute noire ; et elle ne couvrait pas madame, dont la jupe ruisselait. Cela ne la dérangeait guère. Elle visitait sous l’ averse le potager et le fruitier , s’ arrêtant à chaque arbre , se penchant sur chaque planche de légumes. Puis, elle courut jeter un coup d’ œil au fond du puits , souleva un châssis pour regarder ce qu’ il y avait dessous , s’ absorba dans la contemplation d’ une énorme citrouille. Son besoin était de suivre toutes les allées , de prendre une possession immédiate de ces choses , dont elle avait rêvé autrefois , quand elle trainait ses savates d’ ouvrière sur le pavé de Paris…………….Des pudeurs lui venaient . Elle était toute rouge. Personne ne pouvait la voir , pourtant ; la chambre s’emplissait de nuit derrière eux , tandis que la campagne déroulait le silence et l’ immobilité de sa solitude . Jamais elle n’ avait eu une pareille honte . Peu à peu , elle se sentait sans force , malgré sa gêne et ses révoltes . Ce déguisement , cette chemise de femme et ce peignoir , la faisaient rire encore. C’ était comme une amie qui la taquinait.
« Oh! C’ est mal , c’est mal «, balbutia-t-elle , après un dernier effort.
Et elle tomba en vierge dans les bras de cet enfant, en face de la belle nuit. La maison dormait. «
« Nana «, cette œuvre « héneaurme «, comme pouvait le dire Flaubert , époustouflé par la dernière manifestation du génie de Zola , c’est en effet tout un monde , tout l’ univers du fantasme et du rêve. Mais c’est aussi la réalité du « demi-monde «, ainsi nommé par Alexandre Dumas fils dans sa célèbre pièce de 1855. Il évoquait un milieu assez différent de celui qu’ on avait connu et décrit jusque - là , car la demi- mondaine ne pouvait s’ identifier simplement à la courtisane célébrée par les romantiques , ni aux « lorettes « et « grisettes « aimées des étudiants au temps de leur vie de bohème.
Sans doute l’ existence de la demi-mondaine est -elle reliée à celle de Gervaise dans « L’ Assommoir « , Gervaise Macquart qui de son mariage avec Coupeau a eu cette fille Anna, dite Nana. Zola cherche à évoquer dans le personnage de Nana toute une époque , tout un style de vie, toute une série de femmes , auxquelles va se joindre aussi toute une série d’hommes à femmes , si bien que la théâtreuse , à la limite, pourrait presque devenir une entité collective , à tout le moins prendre la tète d’ un long cortège d’ individus aimantés par le magnétisme de sa personnalité , ou rassemblés dans les effluves sensuels de son être vaporisé.
Tout le personnel du roman s’ organise donc par rapport à Nana , centrale et solaire , qui attire ou fait disparaitre dans son rayonnement des êtres fascinés par les apparitions ou les éclipses de ce nouvel astre dans l’ univers du spectacle et sur le théâtre du « monde «.
Le texte qu’ on va étudier fait partie du chapitre six du roman. Nana va à la Mignotte , propriété de campagne achetée par son ami Steiner. Au début du chapitre , tous les hommes de son entourage y vont également , sous prétexte de voir madame Hugon, une femme respectable. En réalité, ils veulent se rapprocher de Nana. Le plus impatient de cette « meute « est George Hugon, un tout jeune homme , qui rejoint Nana chez elle.
Le séjour à la campagne est une scène attendue dans l’ histoire d’ une fille entretenue. Il s’ agira ici de voir comment Zola joue avec les attentes du lecteur, et comment le traitement de cette scène montre l’ originalité du personnage de Nana.
Pour comprendre le désir de la nature , quand Nana arrive à la campagne, il faut resituer cette scène dans la littérature de l’ époque. La prostituée de la génération romantique subit sa vie désordonnée à la ville et ne rêve que de repos et de purification lors d’un retour à la campagne. Un exemple éloquent est celui de Marguerite dans « La dame aux camélias « : fille entretenue que sa vie citadine tue à petit feu, elle n’ est heureuse qu’ à la campagne ou elle goute des bonheurs simples.
Cette scène semble avoir le même modèle : Nana est émue par la campagne « Et Nana s’ attendrissait , se sentait redevenir petite. Pour sur, elle avait rêvé des nuits pareilles , à une époque de sa vie qu’ elle ne se rappelait plus «.
Nana arrive à la campagne sous une pluie torrentielle , qui gâte le coté parfait du lieu: « Maintenant l’ eau tombait à torrents , la petite ombrelle de soie blanche était déjà toute noire ; e elle ne couvrait pas madame, don la jupe ruisselait. «
On peut dire que la pluie ici est symbolique : Nana est trempée , souillée, la campagne ne sera pas le lieu de la rédemption . A la pluie s’ ajoute le changement de couleur, du blanc au noir, de la pureté à la saleté. Ces signes seront confirmés par la relation perverse de Nana avec George.
Le plaisir de Nana lorsqu’elle arrive à la campagne est presque hystérique, puisqu’elle court partout , sans se soucier de la pluie. Le caractère déraisonnable de son comportement est souligné par le contraste avec Zoé: « La femme de chambre ne bougeait pas. Il fallait vraiment que madame fut enragée «. Le mot enragée souligne le coté hystérique , maladif du comportement de Nana. Les allées et les venues son dues à un besoin non contrôlé: « Son besoin était de suivre toutes les allées , de prendre une possession immédiate de ces choses, dont elle avait rêvé autrefois , quand elle trainait ses savates d’ ouvrière sur le pavé de Paris . «Comme dans le reste du roman , les actions de Nana sont motivées par un désir subit et irrépressible et non pas une réflexion quelconque.
Le retour à la nature de Nana devient presque un retour à la terre , une animalisation. En effet, elle ne voit plus à cause de la pluie et revient donc au sens le plus primitif , le toucher: « Elle ne voyait plus clair, elle touchait avec les doigts, pour se rendre compte. « Nana abandonne tous les attributs humains: position debout, assiette pour manger , ombrelle ( parure féminine).
Elle suit ses instincts , presque comme une bête : « Et Nana, qui s’était accroupie dans la boue , lâcha son ombrelle , recevant l’ ondée. Elle cueillait des fraises , les mains trempées , parmi les feuilles. Cependant Zoé n’ apportait pas d’ assiette « . On peut remarquer que George aussi est animalisé: « Une bête ! Cria-t-elle «, dit Nana quand elle l’ aperçoit.
Nana est placée sous le signe de la fêlure, mais via le désir sexuel qu’ elle provoque , la fêlure se répand. Ainsi , le jeune George subit son influence : il abandonne son nom, ses vêtements, tout ce qui le définit . On peut remarquer que de manière symbolique il tombe dans un trou en venant chez Nana : « Ce pauvre zizi dans un trou d’ eau ! « Le trou est le symbole de sa déchéance à venir. Il y a peut- être un jeu sur le caractère sexuel du mot trou: la déchéance de Zizi vient de son assujettissement au sexe de Nana.
L’ idylle avec George est minée par l’ inversion des rôles : c’est Nana qui est l’ homme , qui décide. George dévirilisé , subit. Nana le traite comme un enfant , comme le montre le surnom « zizi «. Leur relation est triplement perverse : elle se rapproche de l’ inceste ( Nana- mère; George- enfant) et elle évoque les amours saphiques puisque George est habillé en femme . Or les amours saphiques sont présentés dans le roman comme le comble de la perversité (relation avec Satin).
Le thème prend une importance majeure et une extension considérable , George se laisse déguiser en fille par sa maitresse et il acquiert une résonance plus forte au chapitre 7 lors d’ une visite chez Mme Robert et d’ une incursion chez Laure, dans son restaurant de la rue des Martyrs, avant de déployer largement toutes ses harmoniques dans la grande scène du chapitre dix, au diner de Nana, qui se termine, sur l’ injonction de Satin, par l’ expulsion du comte Muffat et de tous les invités.
Le bonheur éprouvé par Nana vient aussi de sa relation avec George . Cette idylle est décrite sous le signe de la simplicité , simplicité du repas. Nana mange surtout en compagnie des hommes , ce qui suffit chez Zola à transformer le repas en un prélude ou un épilogue de l’ acte sexuel . En compagnie de George , Nana dévore du pâté de foie gras, des bonbons, des oranges et un pot de confiture .On y retrouve de la complicité: « Tous deux mangèrent comme des ogres, avec un appétit de vingt ans, en camarades qui ne se gênaient pas. Nana appelait George: Ma chère ; ca lui semblait plus familier et plus tendre. «On est de nouveau devant une relation ambigüe, le jeune homme est pour Nana une femme. Par la suite , elle partage avec Fanton un gâteau des rois (ch.8, p.1287), puis au lit, un gâteau moka. Puisque le plaisir gastronomique dans le roman renforce le plaisir sexuel, il n’ est pas surprenant que Nana ne prenne pas de repas avec Muffat ou ses autres amants. La consommation alimentaire et sexuelle s’ imbriquent progressivement dans le roman de Zola, si bien que Nana va rejeter la bonne nourriture en faveur d’ un régime vraiment monstrueux: les hommes, la terre, l’ argent.
Nana habille George , trempé, avec ses propres vêtements . Tous les signes d’ une scène romantique sont réunis: le paysage « Le temps avait brusquement changé , un ciel pur se creusait , tandis qu’ une lune ronde éclairait la campagne d’ une nappe d’ or . C’ était une paix souveraine, un élargissement du vallon s’ ouvrant sur l’ immensité de la plaine , ou les arbres faisaient des ilots d’ ombre , dans le lac immobile des clartés. Il y a de l’ intimité ( George éteint la lumière) , pendant qu’ un oiseau chante « Mais un oiseau chanta , puis se tut. C’ était un rouge-gorge, dans un sureau, sous la fenêtre. «
Nana rêve d’ un retour à l’ enfance , d’ une purification, d’ une vie sage , c’est-à-dire hors de la sexualité payée : « Alors, en écoutant le rouge-gorge , tandis que le petit se serrait contre elle , Nana se souvint. Oui, c’ était dans des romances qu’ elle avait vu tout ca . Autrefois , elle eut donné son cœur , pour avoir la lune ainsi, et des rouges - gorges , et un petit homme plein d’ amour. Mon Dieu! Elle aurait pleuré , tan ca lui paraissait bon et gentil ! Bien sur qu’ elle était née pour vivre sage. «
Tous ces éléments conduisent à lire de manière parodique la dernière phrase de l’ extrait : « Et elle tomba en vierge dans les bras de cet enfant, en face de la belle nuit . « Nana n’est certainement pas vierge . La lecture parodique est renforcée par le contexte: avant notre extrait, Steiner et Muffat arrivent . La structure même nous montre que cette pseudo- idylle pastorale va être de courte durée .. L’ idylle est donc parodiée , placée sous le signe de l’ ironie . Nana est une fille de la ville , ouvrière dès son plus jeune âge. Or la ville est associée à la saleté pour elle, saleté matérielle et morale, car c’est à l’ atelier qu’ elle apprend les « ordures «. Nana se vend à Paris. La campagne semble alors être le lieu de la rédemption , grâce à la simplicité et à la pureté du lieu.
Zola parodie ici la scène typique de la prostituée à la campagne :l’ idylle est perverse, la campagne est trempée par la pluie. Il n’ y a rien de pur autour de Nana, elle est le contraire de la douce prostituée romantique , c’ est la croqueuse d’ hommes , la femme inquiétante , le symbole de la corruption de son époque. Chez Zola la chute du Second Empire serait directement attribuable à la chute de la femme moderne. La science positiviste de l’ époque offrait aux écrivains de fin de siècle un modèle important pour cerner et décrire l’ effet nocif de cette femme « libérée « sur la nation. Elle est ainsi assimilée , à la fois dans le discours scientifique et littéraire , à un microbe malin qui, en circulant librement dans l’ organisme , devait activer une tare initiale et condamner à une dégénérescence rapide.
Grace à Nana, Zola soutient la thèse que, sous Napoléon 3, la France avait perdu de vue ses valeurs traditionnelles pour sombrer dans une décadence désastreuse. A lire Nana, le lecteur n’ apprendra presque rien sur la psychologie féminine , mais, par contre , il découvrira une dénonciation des mœurs de l’ époque et, il aura des aperçus fort révélateurs sur la fascination que cette fille d’ Eve , cette mangeuse d’ hommes , exerce sur son créateur.
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