Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859) De la réforme des prisons

Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859)

De la réforme des prisons

Vous désirez avoir mon avis sur la question qui vous est soumise par M. le ministre de l'Intérieur ; ce sera avec plaisir que je vous exposerai très succinctement tout ce que mon voyage en Amérique et plusieurs années d'examen à ce sujet m'ont fait connaître. Vous verrez que tout se réduit à un petit nombre de propositions assez claires et assez simples.

Les documents statistiques publiés par le ministre de la Justice, nous apprennent que le nombre des récidives s'accroît tous les jours en France d'une manière rapide et progressive. Les comptes rendus des tribunaux nous font connaître en même temps que presque tous les grands crimes sont commis par des hommes déjà repris de justice.

Le système actuel de nos prisons est donc mauvais ; il menace l'ordre général et la sécurité de chacun de nous. II faut donc le modifier. Voilà une première vérité hors de toute discussion. L'administration chargée des prisons reconnaît cette vérité et la proclame elle-même.

Il y a peu de questions qui aient plus agité les esprits en Amérique et en Europe depuis dix ans, que celle de savoir quel nouveau mode d'emprisonnement on devrait substituer à celui que nous avons.

Beaucoup de systèmes divers ont été mis en avant. Ils diffèrent les uns des autres par une multitude de nuances ; tous, cependant, peuvent se réduire à deux principaux :

Le premier consiste à isoler les détenus pendant la nuit et à les faire travailler en commun pendant le jour et en silence.

D'après le second, chaque détenu habite et travaille à part. J'appelle le premier, système d'Auburn ; le second, système de Philadelphie. Je me sers de ces noms pour faciliter l'explication de ce qui me reste à dire, et non pour indiquer qu'il faille précisément imiter ce qui se passe à Auburn ou à Philadelphie ; car en institutions pénitentiaires, comme en toutes autres, je ne pense point que les nations doivent se copier servilement, ni qu'un système qui réussit chez l'une puisse être adopté sans modification chez l'autre.

Le système d'Auburn empêche absolument les conversations nocturnes et tous les actes de dépravation qui ordinairement les accompagnent ; il prévient en partie les communications de jour, mais il n'empêche point que les détenus ne se connaissent et ne se retrouvent en sortant de prison. D'ailleurs il ne peut se maintenir que par une surveillance continuelle et minutieuse. Il exige, pour bien fonctionner, des punitions très fréquentes et très arbitraires; il est même permis de douter qu'il puisse s'établir sans introduire avec lui dans nos prisons l'usage des coups qu'en France l'opinion publique repousse avec raison.

Le système de Philadelphie s'oppose aussi complètement que celui d'Auburn à toutes les communications nocturnes, et il prévient également toutes les communications de jour. Non seulement, il empêche les détenus de se parler, mais il les empêche de se voir. Cela seul est très considérable. Il en résulte que quand un homme sort de prison, après quelques années de détention, tous les liens qui pouvaient l'attacher malgré lui au crime sont rompus. II a perdu de vue ses anciens compagnons et il n'a fait aucune nouvelle connaissance. Il se trouve donc isolé et impuissant au milieu de la société organisée des honnêtes gens.

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