C. E. 28 juill. 1951, LARUELLE et DELVILLE, Rec. 464
Publié le 01/10/2022
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«
RESPONSABILITÉ ])ES FONCTIONNAIRES
C.
E.
28 juill.
1951, LARUELLE et DELVILLE, Rec.
464
(S.
1952.3.25, note Mathiot; S.
1953.3.57, note Meurisse;
D.
1951.620, note Nguyen Do; R.
D.
P.
1951.1087, note Waline;
J.
C.
P.
1951.11.6532, note J.
J.
R.;
J.
C.
P.
1952.11.6734, note Eisenmann).
I.
- Delville
Cons.
que, si au cas où un dommage a été causé à un tiers par les
effets conjugués de la faute d'un service public et ·de la faute personnelle
.d'un agent de ce service, la victime peut demander à être indemnisée de
la totalité du préjudice subi soit à l'administration, devant les juridictions
administratives, soit à l'agent responsable, devant les tribunaux judiciai
res, la contribution finale de ./'administration et de l'agent à la charge des
réparations doit être réglée par le juge administratif compte tenu de
l'existence et de la gravité des fautes respectives constatées dans chaque
espèce:
Cons.
que le sieur Delville, employé au ministère de la reconstruc
tion et de l'urbanisme en qualité de chauffeur, a été condamné
définitivement par les tribunaux judiciaires à payer la somme de
170 771,40 F au sieur Caron ep réparation de l'intégralité des domma
'ges subis par ce dernier du fait d'un accident causé le 20 févr.
1947 par
un camion de l'administration, que conduisait le requérant;
Cons.
qu'il résulte de l'instruction que cet accident est imputable tout
à la fois et dans une égale mesure, d'une part, à l'état d'ébriété du sieur
Delville, faute qui dans les circonstances de l'affaire constituait une
faute personnelle caractérisée, et d'autre part au m~uvais état des freins
du camion, constituant une faute à la charge de l'Etat; que dès lors le
sieur Delville est fondé à demander à l'Etat le remboursement de la
moitié des indemnités dont il est débiteur envers le sieur Caron, soit
d'une somme de 85 385,70 F, avec intérêts au taux légal à compter du
jour de la réception de sa demande d'indemnité par le ministre de la
reconstruction et de l'urbanisme;
Cons.
qu'il résulte de l'instruction que le refus du ministre de payer
ladite indemnité au sieur Delville n'est pas le fait d'une mauvaise
volonté systématique; qu'ainsi le sieur Delville n'est pas fondé à
réclamer des dommages-intérêts compensatoires;
- Cons.
enfin que, s'étant rendu coupable d'une faute personnelle,
ainsi qu'il a été dit ci-dessus, le requérant n'est pas fondé à demander à
l'État le remboursement de tout ou partie des frais qu'il a exposés
devant les tribunaux judiciaires pour défendre _à l'action du sieur
Caron; ...
(Décision en ce sens).
II.
- Laruelle
Sur la responsabilité encourue par le sieur Laruelle :
Cons.
que, si les fonctionnaires et agents des collectivités publiques ne
sont pas pécuniairement responsables envers lesdites collectivités des
conséquences dommageables de leurs fautes de service, il ne saurait en
être ainsi quand le préjudice qu'.ils ont causé à ces collectivités est
imputable à des fautes personnelles, détachables de l'exercice de leurs
fonctions;
Cons.
qu'il résulte de l'instruction que le sieur Laruelle, sous-officier
du corps des assimilés spéciaux de rapatriement, lorsqu'il a renversé, le
15 juin 1945, la dame Marchand sans qu'aucune faute puisse être
relevée à la charge de la victime, utilisait en dehors du service, pour des
fins personnelles, la voiture militaire dont il était le conducteur; gu'il a
ainsi commis une faute personnelle de nature à engager envers l'Etat sa
responsabilité pécunaire;
,
Cons.
que la décision qui a été rendue par le Conseil d'Etat le
12 mars 1948 sur l'action intentée contre l'État par la dame Marchand
et qui mentionne d'ailleurs les faits susrelatés, n'a pas effet de chose
jusée en ce qui concerne le litige qui s'est élevé ultérieurement entre
l'Etat et le sieur Laruelle;
Cons.
enfin, que, si, comme l'a constaté la décision du Conseil
d'État du,12 mars 1948, l'autorité militaire n'avait pas pris des mesures
suffisantes pour assurer le contrôle de là sortie des voitures gardées
dans le garage et si le Conseil, a pour ce motif, condamné l'État a
réparer entièrement le préjudice subi par la dame Marchand, il ressort
des pièces versées au dossier que la faute du service public a été
provoquée par les manœuvres aux11uelles s'est livré le requérant afin
d'induire en erreur le gardien des véhicules de l'armée; que, dans les
c;rconstances de l'affaire, le sieur Laruelle ne saurait se prévaloir de
l\xistence de la faute du service public, engageant la responsabilité de
l'Etat envers la victime, pour soutenir que la re_sponsabilité pécuniaire
qu'il a personnellement encourue à l'égard de l'Etat se trouve àtténuée;
Sur le montant de la somme due à l'État par le requérant :
Cons.
que la somme de 140 773 F mise à la charge du sieur Lamelle
par l'arrêté attaqué correspond à l'indemnité payée par l'État à la dame
Marchand en exécution de la décision précitée du Conseil d'État et aux
dépens exposés lors de cette instance; que par suite le ministre des
anciens combattants et victimes de la guerre était fondé à demander au
sieur Lamelle le remboursement de la totalité de ladite somme; ...
(Rejet).
·
OBSERVATIONS
I.
- Les arrêts Laruelle et Delville constituent le point
d'aboutissement d'une longue évolution jurisprudentielle, qui
avait débuté avec l'arrêt du Tribunal des Conflits du 30 juillet
1873, Pelletier*.
Cet arrêt avait créé un système qui distinguait,
pour déterminer tant la personne responsable (collectivité
publique ou agent) que la juridiction compétente, entre la faute
de service et la faute personnelle.
La jurisprudence ultérieure
avait cependant restreint progressivement la,responsabilité personnelle des agents publics : non seulement la notion même de
la faute personnelle avait été conçue de manière de plus en plus
étroite (v.
notamment T.
C.
14 janv.
1935, Thépaz* et 8 avr.
1935, Action française*, et nos observations), mais encore il
avait été admis dans des cas de plus en plus fréquents qu'une
faute personnelle pût engager en même temps, à l'égard de la
victime, la responsabilité- de la collectivité publique (sur les
étapes de cette évolution, v.
C.
E.
3 févr.
1911, Anguet *; 26 juill.
1918, Époux Lemonnier*; - 19 nov.
1949, Delle
Mimeur *, et nos observations sous ces arrêts).
Destinée avant tout à protéger les victimes contre l'insolvabilité éventuelle des agents publics, cette jurisprudence avait en
fait conduit à une véritable irresponsabilité des fonctionnaires
pour les fautes, mêmes personnelles, qu'ils pouvaient commettre; et cette irresponsabilité était encore accentuée par l'impossibilité dans laquelle la jurisprudence de l'arrêt Poursines (C.E.
28 mars 1924, S.
1926.3.17, note Hauriou; D.
1924.3.49, note
Appleton; R.
D.
P.
1924.601, note Jèze) mettait l'administration
de se retourner contre l'agent fautif : irresponsables envers les
victimes de leurs agissements, les agents publics n'étaient pas
davantage responsables envers l'administration qui, en vertu de
la théorie du cumul, avait indemnisé la victime des conséquences de leurs fautes personnelles.
Sans doute le Conseil d'État
subordonnait-il le paiement de l'indemnité par la collectivité à
h, victime à la subrogation de la collectivité dans le titre que la
victime avait pu déjà obtenir, ou pouvait obtenir à l'avenir,
contre l'agent fautif (v.
par ex.
26 juill.
1918, Lemonnier*);
mais cette subrogation avait en fait pour objet d'empêcher la
victime de cumuler deux indemnités, et non de permettre à
l'administration de récupérer sur son agent les sommes qu'elle
avait été condamnée à verser.
Ainsi, si les victimes étaient efficacement protégées, l'administration, elle, l'était infiniment moins; d'autre part, l'intérêt
général souffrait de l'irresponsabilité presque totale des agents
publics.
Il fallait donc, par une modification de la jurisprudence, « moraliser » la fonction publique en rendant aux agents
le sentiment de leur responsabilité personnelle, sans, pour
autant, priver les victimes des avantages que leur avait apportés
la jurisprudence sur le cumul.
Tel est le sens des deux arrêts du
28 juill.
1951.
L'arrêt Delville confirme tout d'abord la protection apportée
à la victime par la jurisprudence antérieure : « Au cas où un
dommage a été causé à un tiers par les effets conjugués de la
faute d'un service public et de la faute personnelle d'un agent
de ce service, la victime peut demander à être indemnisée de la
totalité du préjudice soit à l'administration, devant les juridictions administratives, soit à l'agent responsable, devant les
tribunaux judiciaires ».
Mais, de cette obligation à la dette,
l'arrêt distingue aussitôt la contribution à la dette : en effet, « la
contribution finale de l'administration et de l'agent doit être
réglée par le juge administratif compte tenu de l'existence et de
la gravité des fautes respectives constatées dans chaque
espèce».
Ainsi, d'après ce considérant de principe de l'arrêt Delville,
l'agent qui a indemnisé la victime de la totalité du préjudice
peut se retourner contre l'administration devant les tribunaux
administratifs pour récupérer tout ou partie de l'indemnité.
Mais, de la même façon, l'administration qui a indemnisé la
victime de l'intégralité du préjudice doit pouvoir se retourner
contre son agent; pour rendre possible une telle action, interdite jusque-là par l'arrêt Poursines, un revirement total de la
jurisprudence était nécessaire.
Ce revirement résulte du second arrêt du 28 juill.
1951, l'arrêt
Laruelle, qui décide que « si les fonctionnaires et agents des
collectivités publiques ne sont pas pécuniairement responsables
envers lesdites collectivités des conséquences dommageables de
leurs fautes de service, il ne saurait en être ainsi quand le
préjudice qu'ils ont causé à des collectivités est imputable à des
fautes personnelles, détachables de l'exercice de leurs fonctions».
L'arrêt Laruelle n'a pas pour effet de rendre général et
automatique le système de la subrogation; l'État n'agit pas
contre l'agent aux lieu et place de la victime; il ne demande
pas à l'agent l'indemnité que celui-ci aurait dû verser à la
victime si elle l'avait poursuivi pour sa faute personnelle; il
demande réparation du préjudice qu'il a subit directement du
fait qu'il a été tenu d'indemniser la victime.
Il s'agit donc, avec l'arrêt Laruelle, d'un droit d'action
directe, indépendant de toute subrogation et pouvant d'ailleurs
coexister avec celle-ci.
C'est.
ainsi qu'après avoir condamné
l'État à indemniser la veuve d'une personne décédée des suites
directes de brutalités commises par des agents de police, un
arrêt' du 25 nov.
1955, Dame veuve Paumier (Rec.
564) déclare
« que la présente décision ne fait pas obstacle à ce que le
ministre, s'il s'y croit fondé, prenne, sous le contrôle du juge
administratif, une décision mettant à la charge des...
auteurs
des brutalités commises sur la _personne du sieur Paumier, tout
ou partie de l'indemnité que l'Etat devra payer à la veuve de la
victime; qu'en outre, le ministre est fondé à demander que le
paiement de ladite indemnité soit subordonné à la subrogation
de l'État, par la dame Paumier, jusqu'à concurrence de son
montant, aux droits qui pourraient résulter pour elle d'une
éventuelle condamnation prononcée à son profit par la juridiction civile » à l'encontre des agents fautifs.
L'arrêt Laruelle déborde ainsi le cadre des conséquences du
cumul.
Les principes qu'il pose sont valables, non seulement
pour l'action récursoire de l'administration contre l'agent à la
suite de la condamnation de l'administration en vertu de la
jurisprudence Anguet-Lemonnier-Mimeur, mais, plus largement,
pour toutes les demandes en dommages et intérêts formulées
par les collectivités publiques contre leurs agents à raison des
dommages que ceux-ci leur auraient causés.
Destinées primitivement à couronner l'édifice jurisprudentiel
dont l'arrêt Pelletier constituait la base, les décisions Delville et
Laruelle ont ainsi constitué le point de départ d'une nouvelle
évolution jurisprudentielle : au contentieux de la responsabilité
de la puissance publique et de ses· agents envers les tiers s'est
ajouté celui de la responsabilité des agents publics envers la
puissance publique.
Le droit de la fonction publique s'est du même coup enrichi
d'un chapitre nouveau, auquel la jurisprudence a, depuis lors,
apporté déjà d'importantes précisions.
IL - Tant sur le terrain des conséquences du cumul que sur·
le domaine plus large de la responsabilité des fonctionnaires
envers l'administration, les arrêts Laruelle et Delville ont été
précisés et complétés par _plusieurs arrêts du Tribunal des
Conflits et du Conseil d'Etat, intervenus dans une même
affaire.
Le soldat Jeannier avait profité de sa fonction de
chauffeur du colonel pour sortir un véhicule de la caserne, en
compagnie d'un caporal dont la présence pouvait faire croire
qu'il s'agissait d'une mission officielle.
Une fois sortis de la
caserne, ils firent monter quatre de leurs camarades, et le
chauffeur attitré passa le volant à l'un d'eux.
Celui-ci blessa
mortellement un cycliste en effectuant un dépassement irrégulier.
Saisi d'une demande d'indemnité par les ayants-droit de la
victime, l'État leur donna satisfaction.
Puis, il se retourna
contre les six militaires en leur adressant des états exécutoires
les constituant solidairement débiteurs de cette somme envers le
Trésor.
Deux d'entre eux formèrent des pourvois contre ces
décisions, l'un devant les tribunaux judiciaires, l'autre devant le
Conseil d'État.
Le conflit ayant été élevé devant les tribunaux
judiciaires, le Tribunal des Conflits, eut à trancher les problèmes de compétence, et le Conseil d'Etat les problèmes de fond,
soulevés par la jurisprudence Laruelle et Delville (T.
C.
26 mai
1954, Moritz, Rec.
708; S.
1954.385, _concl.
Letourneur;
D.
1955.385, note Chapus; J.
C.
P.
1954.II.8334, note Vedel; C.E.
22 mars 1957, Jeannier, Rec.
196, concl.
Kahn;
S.
1958.32, concl.
Kahn; D.
1957.748, concl.
Kahn, note Weil;
J.
C.
P.
1957.11.10303 bis, note Louis-Lucas; A.
J.
1957.II.186,
-chr.
Fournier et Braibant; - C.E.
19 juin 1959, Moritz,
Rec.
377; S.
1960.59, concl.
Braibant; A.
J.
1959.II.304, note
Drago).
1° C'est la juridiction administrative qui est compétente pour
.connaître de la responsabilité des agents publics t:nvers la
collectivité publique :- « s'agissant des rapports entre l'Etat et un
de ses agents, le litige qui s'est élevé au sujet de tels rapports ne
peut trouver sa solution que dans les principes du droit public et
la juridiction administrative a seule qualité pour en connaître».
Cette solution était contenue déjà, implicitement du moins,
dans les arrêts du Conseil d'État du 28 juill.
1951 : l'arrêt
Delville décidait, de manière très générale, que « la contribution
finale de l'administration et de l'agent à la charge des réparations doit être réglée par le juge administratif»; et l'arrêt
Laruelle se prononçait, sans fournir d'ailleurs aucune explication sur la question de compétence, sur la responsabilité personnelle du sieur Lamelle envers l'État.
La Cour de Cassation de son côté, saisie d'un cas tout à fait
analogue aux affaires Lamelle et Moritz (accidt?nt causé par
des militaires ayant utilisé un véhicule de l'armée pour des fins
personnelles) a statué également dans le sens de la compétence
administrative (Cass.
civ.
21 oct.
1957, Agent judiciaire du
Trésor c.
Sites, A.
J.
1958.II.45).
Il faut remarquer d'ailleurs que cette solution ne s'applique
pas seulement aux actions récursoires de l'État contre son agent
en cas de dommages causés à un tiers, JI1ais à tous les cas de
mise en jeu de la responsabilité d'un agent à l'égard de
l'administration, même en dehors de toute hypothèse de cumul
(T.
C.
25 mars 1957, Hospices du Puy, Rec.
817; Rev.
Adm~
B47.247, note Liet;-Veaux : action d'un hôpital public contre
un médecin radiologue pour détérioration du matérielj - C.
E.
21 nov.
1952, Tesse, Rec.
523; S.
1953.3.69, note Auby : action
d'une commune contre son ancien maire pour engagement de
dépenses sans intérêt communal; - 19 juin 1953, Carion,
Rec.
299 : responsabilité d'un comptable de fait envers l'État;
- 15 juill.
1964, Hôpital-Hospice d'Aulnay-sur-Odon, Rec.
410;
R.
D.
P.
1964.1010, note Waline; A.
J..
1964.555, chr.
Fourré et
Mme Puybasset ; action d'un....
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- T. C. 8 juill. 1963, SOCIÉTÉ ENTREPRISE PEYROT, Rec. 787