Tragédie ou anti-tragédie ? Un dramaturge précise ordinairement la nature de la pièce qu'il vient d'écrire : il la qualifie...
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Tragédie ou
anti-tragédie ?
Un dramaturge précise ordinairement la nature de la
pièce qu'il vient d'écrire : il la qualifie de «tragédie», de
« comédie» ou de « drame » ...
Sartre ne suit pas cet
usage.
Huis clos, se contente-t-il d'indiquer, est une pièce
en un acte...
En apparence anodine, cette dénomination,
par ailleurs matériellement exacte, est en fait importante.
Elle témoigne du refus de Sartre d'inscrire sa pièce dans
les catégories théâtrales habituelles, ainsi que de sa volonté
de créer une forme dramatique nouvelle.
De là provient la difficulté de caractériser Huis clos.
À
bien des égards, c'est une anti-tragédie, par ses diffé
rences avec ce qu'est, par exemple, une tragédie clas
sique.
La pièce n'en demeure pas moins authentiquement
tragique.
Elle est l'illustration de ce « théâtre de situation»
que Sartre n'a cessé d'appeler de ses vœux.
UNE ANTI-TRAGÉDIE
Huis clos ne présente aucun des traits distinctifs d'une
œuvre tragique traditionnelle.
La pièce est sans action et
sans dénouement.
Les personnages, quant à eux, sont
sans caractère.
Une absence d'action
L'intrigue de Huis clos est inexistante : il ne s'y passe
rien.
Les jeux sont faits.
Morts, les personnages ne peu
vent plus modifier leur passé.
Condamnés pour l'éternité,
ils n'ont pas davantage d'avenir.
Le futur ne sera pour eux
qu'un présent constamment recommencé 1.
Aucun événe
ment extérieur ne viendra bouleverser leur sort.
1.
Sur l'éternité, qui n'est qu'une répétition du présent, voir ci
dessus, p.
54.
La tragédie classique aimait confronter les individus à
!'Histoire et à leurs passions.
À l'instar de Rodrigue dans
Le Cid ou d' Auguste dans Cinna, les héros cornéliens cherchaient à maîtriser les situations et à façonner leur propre
destin.
Les personnages raciniens éprouvaient, comme
Phèdre, leur impuissance à changer le cours de leur vie.
Dans Huis clos, Garein, Estelle et Inès sont voués à l'immobilisme.
Ils n'ont rien à faire et ne peuvent rien refaire.
Une absence de dénouement
Pas plus que d'action, Huis clos ne renferme de dénouement.
L'idée même d'une fin est absurde dans le contexte
de l'éternité qui, par définition, ne connaît aucun terme.
Si
le baisser du rideau marque la fin du spectacle, il ne coïncide pas à proprement parler avec une conclusion.
Le trio
restera dans cette situation, particulière et étrange, où les
projets sont impossibles, où les excuses sont vaines, où
s'effritent leur mauvaise foi et leur tentation dérisoire de
se fabriquer des alibis.
Les derniers mots de la pièce prononcés par Garein ne laissent aucun doute à cet égard :
« Pour toujours», dit-il; « Eh bien, continuons.»
Le héros de la tragédie classique pouvait au moins
échapper à un destin trop cruel en se suicidant.
Dans Huis
clos, cette ultime possibilité n'existe même plus, puisque
les personnages évoluent déjà dans l'au-delà.
Inès éclate
de rire quand Estelle tente de la poignarder avec le coupepapier (p.
94) !
Une absence de caractère
Les personnages enfin sont très différents de ceux de la
tragédie classique.
Ils sont sans caractère, sans vertu ni
défaut majeurs, et même sans psychologie.
Sartre les
dote certes de tous les attributs des individus : ils ont un
nom, un passé social, professionnel, affectif.
Mais ce ne
sont pas leurs passions, bonnes ou mauvaises, qui les définissent.
C'est la situation de « huis clos» perpétuel dans
laquelle ils se trouvent.
C'est elle qui fait la lâcheté de
Garein, puisqu'elle lui enlève les moyens de prouver qu'il
aurait pu être courageux.
C'est encore elle qui enferme
Estelle dans sa superficialité en la privant désormais de
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toute volonté.
C'est elle enfin qui réduit Inès à vivre une
homosexualité douloureuse, car elle ne pourra jamais posséder Estelle.
Tant qu'il subsiste un avenir, demeure en effet l'espoir.
même s'il est infime, d'évoluer, d'infléchir le passé par un
acte, de se façonner soi-même.
Dès lors que cet avenir
disparaît, on est ce qu'on a fait.
Les actes accomplis définissent, mais après coup et inutilement, le caractère.
C'est
ce que découvrent trop tard les personnages.
UN TRAGIQUE
AUTHENTIQUE
Si Huis clos n'est pas une tragédie selon la classification
courante, la pièce n'en est pas moins tragique.
De même,
en effet, que le comique peut exister en dehors de la comédie.
de même le tragique peut s'épanouir hors de la
tragédie.
Or, par la vision de l'existence qu'elle implique,
par l'intolérable attente et par la mort morale auxquelles
elle voue les personnages, la pièce est incontestablement
tragique.
Une vision tragique
de l'existence
Tragique, Huis clos l'est d'abord par sa pensée philosophique.
En dépit des apparences, la pièce est une
métaphore 1 de l'existence terrestre.
Elle ne se déroule
« ailleurs » et après la mort que pour mieux illustrer le caractère tragique de la condition humaine.
En accédant à l'éternité et en enfer, les personnages
prennent douloureusement conscience que tout est joué.
Il en va de même.
selon Sartre, pour n'importe quel être.
Dès la naissance.
tout est joué dans la mesure où nous
sommes condamnés à mort.
Et pour rien.
Cette situation,
identique à celle que connaît le trio, commande tout.
Certes, à la différence du trio, l'homme tant qu'il vit a la
possibilité de choisir le type d'existence qu'il souhaite.
1.
Une métaphore de l'existence : une image symbolique de
l'existence.
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Mais quel que soit son choix, ce choix n'a pas plus de légitimité que n'importe quel autre.
L'être s'avère libre mais
sa liberté, selon Sartre, est tragique parce qu'elle ne tend
à rien d'autre qu'à son affirmation gratuite.
Le choix que
fait un individu ne dépend pas en effet d'une raison objective, valable partout et en tous temps (comme ce serait le
cas si ce choix était dicté par le désir d'obéir à une divinité).
Il reste personnel, subjectif.
Il n'a de valeur que pour
l'homme qui l'effectue.
Une intolérable attente
L'attente dans laquelle s'installent les personnages est
également angoissante.
Ordinairement, l'attente implique
une fin, heureuse ou malheureuse.
On attend quelqu'un
ou quelque chose.
Garein, Inès et Estelle ne font rien
d'autre que d'attendre, mais c'est une attente sans raison,
puisqu'il n'y a plus de fin, plus de but, puisqu'il n'y a rien.
C'est une attente vide de sens.
Un sentiment tragique en découle.
De même, selon
Sartre, nous attendons dès notre naissance.
Nous attendons la mort, aussi inéluctable qu'absurde.
Comment justifier la mort? Il n'est pourtant d'autre issue que d'assumer
au mieux, ou au moins mal, cette attente.
Dans Huis clos,
l'au-delà supposé de la mort fait prendre conscience du
non-sens de l'existence.
Une attente morale
Dans ce contexte, les personnages de Huis clos sont
pour les spectateurs des contre-exemples.
Ils incarnent ce
que, dans le système sartrien, il convient de ne pas faire.
L'enfer consiste en effet pour eux à vivre éternellement
avec le sentiment de leur échec, sans pouvoir jamais se le
masquer 1 .
Garein reste....
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