Louis ARAGON La Diane française, « Elsa au miroir». C'était au beau milieu de notre tragédie Et pendant un long...
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«
Louis
ARAGON
La Diane française, « Elsa au miroir».
C'était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or je croyais voir
Ses patientes mains calmer un incendie
s C'était au beau milieu de notre tragédie
Et pendant un long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
C'était au beau milieu de notre tragédie
Qu'elle jouait un air de harpe sans y croire
10 Pendant to�t ce long jour assise à son miroir
Elle peignait ses cheveux d'or et j'aurais dit
Qu'elle martyrisait à plaisir sa mémoire
fendant tout ce long jour assise à son miroir
A ranimer les fleurs sans fin de l'incendie
1s Sans dire ce qu'une autre à sa place aurait dit
Elle martyrisait à plaisir sa mémoire
C'était au beau milieu de notre tragédie
Le monde ressemblait à ce miroir maudit
Le peigne partageait les feux de cette moire
20 Et ces feux éclairaient des coins de ma mémoire
C'était au beau milieu de notre tragédie
Comme dans la semaine est assis le jeudi
Et pendant un long jour assise à sa mémoire
Elle voyait au loin mourir dans son miroir
2s Un à un les acteurs de notre tragédie
Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit
Et vous savez leurs noms sans que je les aie dits
Et ce que signifient les flammes des longs soirs
Et ses cheveux dorés quand elle vient s'asseoir
30 Et peigner sans rien dire un reflet d'incendie
© Éditions Seghers.
Vous ferez de ce texte, écrit pendant la Seconde Guerre mon
diale à la mémoire des résistants victimes des nazis, un com
mentaire composé.
Vous vous demanderez, par exemple, par
quels procédés Louis Aragon est parvenu à renouveler la poésie
militante en mêlant étroitement le lyrisme personnel et l'inspiration
patriotique.
Devoir rédigé
Pendant la Seconde Guerre mon INTRODUCTION
diale, alors que la France était
occupée, de nombreux poètes ont a) Introduction
exalté le courage et le martyre des proprement dite sur le
résistants, par un lyrisme* de l'unani recueil poétique.
mité humaine dans le malheur et l'es
pérance comme Paul Éluard, en reve
nant à une forme de prophétisme
comme Pierre Emmanuel ou à la tra
dition nationale comme Louis Aragon.
L'une des œuvres les plus célèbres de
cette époque reste La Diane française,
au titre évocateur puisqu'il suggère la
volonté de ranimer les sentiments
patriotiques tout comme la sonnerie
de clairon ou la batterie de tambour
éveillaient naguère les soldats dans les
casernes.
Le recueil regroupe un
ensemble de poèmes composés de
1942 à 1944, publiés de façon frag
mentaire et souvent clandestine (cer
tains sous forme de tracts!) et dont
plusieurs abusèrent la censure.
L'ins
piration militante s'y double d'un
lyrisme* personnel, comme on le voit b) Situation du texte
dans ces vers intitulés « Elsa au « Elsa au miroir».
miroir» et placés significativement
entre «Il n'y a pas d'amour heureux»,
.
qui inspira une belle chanson à
Georges Brassens, et «Une entre
toutes les femmes».
Même si l'amour
constitue aux yeux d'Aragon un stimu
lant et non un refuge, son évocation,
compte tenu des circonstances, est élé
giaque, parce qu'«il faudrait être
égoïste pour être heureux dans le mal
heur des autres» et qu'à cette époque
Elsa voulut entrer elle aussi dans la
Résistance, ce qui l'obligeait en prin
cipe à quitter son compagnon.pour des
raisons de sécurité : «deux personnes
[...
] multipliaient par deux les possibi
lités d'amener la police à leurs
trousses, de mettre ainsi en danger un
nombre plus grand de personnes, et
par là le mouvement même» (citation
empruntée comme la précédente aux
Entretiens avec Francis Crémieux).
Dans ce poème «autobiographique»,
une évocation à intention morale, à
partir d'un geste banal de la vie quoti
dienne - la belle aux cheveux d'or
assise devant son miroir se recoiffe
sans mot dire sous les yeux du poète réunit le thème de la tragédie d'un
amour menacé et celui de la tragédie
nationale, alors que la patrie est en
danger et que l'on massacre ses défen
seurs.
En trente vers à la facture très
originale, l'amante se transforme
insensiblement en médiatrice, et le
lyrisme* en engagement, de façon dis
crète au demeurant en raison des néces
sités imposées par la clandestinité.
cl Annonce des
grandes parties du
développement.
D'emblée le poème retient l'atten DÉVELOPPEMENT
tion par sa forme à la fois cyclique,
obsédante et musicale.
Les alexan 1 re partie : une facture
drins qui le constituent sont répartis très originale.
en quatre quintils (strophes de 5 vers)
et cinq distiques (strophes de 2 vers).
On peut s'étonner qu'Aragon, qui
avait été l'un des surréalistes* les plus
actifs, revienne à une sorte de néo
classicisme.
Mais la signification de
cette démarche apparaît très vite en
ces heures sombres : il s'agit de puiser
aux sources nationales (légendes, his- ·
taire, chants, traditions) une énergie
capable de ranimer le patriotisme ;
ainsi la rime, invention nationale, fait
partie intégrante du génie français,
comme le poète le rappelle dans la
préface du Crève-Cœur, intitulée préci
sément «La Rime en 40».
On note
cependant une liberté prise par rap
port aux habitudes classiques : comme
Apollinaire, Aragon considère comme
féminines les rimes qui se terminent
par une consonne prononcée, comme
masculines celles qui s'achèvent par
une voyelle (d'ordinaire, on le sait, la
rime féminine est en -e caduc, que
celui-ci sùive une consonne ou une
voyelle); dans ces conditions, peu
importe la graphie du phonème final
«tragédie» / «dit» ou «voir» /
«croire», et l'alternance est respectée
sous une autre forme, tandis que des
rapprochements suggestifs s'opèrent,
notamment entre · «mémoire» et
«miroir» aux vers 23-24.
Les deux séquences que la typogra
phie permet de repérer à la lecture,
strophes d'une part, distiques de
l'autre, suggèrent à première vue une
composition binaire, d'autant que les
vers 21-30 forment une seule et même
phrase relancée plusieurs fois par la
conjonction de coordination «et», la
remarque du vers 18 («Le monde res
semblait à ce miroir maudit») assu
rant la transition entre les deux par
ties.
Mais d'emblée, à l'audition
surtout, on sent bien que le véritable
a) Un retour (relatif) à
la tradition clcissique.
_b) Une composition
complexe et cyclique.
mouvement est d'un autre ordre.
Tout
gravite autour des trois vers initiaux :
«C'était au beau milieu de notre tra[gédie
Et pendant un Jong jour assise à son
[miroir
Elle peignait ses cheveux d'or [ ...]»
qui s'entrecroisent, développés et
amplifiés par la première partie, jus
qu'à ce que surgisse la vision de la
deuxième et que le poème revienne,
ou plutôt semble revenir, à cause de la
révélation pénible apportée par les dis
tiques, à son point de départ : Elsa
assise à son miroir et peignant «sans
rien dire» ses cheveux au «reflet
d'incendie».
L'absence de ponctua
tion, adoptée par de nombreux
auteurs du xx• siècle pour rappeler
que la typographie suffit à mettre en
valeur la véritable unité de la poésie
qu'est le vers et pour mieux solliciter
l'attention du lecteur, souligne l'im
portance de chaque alexandrin.
Plusieurs éléments confèrent par
ailleurs à la construction d'ensemble
un caractère obsédant jusqu'à être
lancinant.
Ainsi les cinq termes géné
rateurs, «tragédie», «miroir», «che
veux», «incendie», «mémoire» (qui
apparaissent dans cet ordre) sont
employés respectivement, dans un
texte pourtant court, six, cinq, quatre,
trois et encore trois fois.
Il en va de
même des leitmotive* constitués par
les vers 1-3, repris avec quelques alté
rations, à l'exception du premier,
« C'était au beau milieu de notre tra
gédie», le plus important, d'autant
que si l'on se réfère aux indications
générales fournies par Aragon lui
même dans Je n'ai jamais appris à
écrire ou les incipit, il a pu servir de
cl Une forme
obsédante.:
• Les termes
«générateurs».
• Les leitmotive*.
point de départ à l'élaboration du
poème.
D'autres éléments encore sont
à prendre en considération : d'abord
les rimes, au nombre de deux seule
ment (compte tenu des remarques
ci-dessus) et qui se présentent avec
régularité, dans les quintils, suivant
le schéma ABBAA, BAABB, etc.
et, dans les premiers distiques, suivant
le schéma AA, BB, AA, les deux
derniers rimant à la façon d'un qua
train, comme pour souligner la distor
sion mentionnée à propos de la
composition cyclique; ensuite le
recours à une strophe prolongée, dont
le dernier vers reprend, au moins en
partie, le premier, en même temps que
sa finale, devenue du même coup
dominante, assure elle aussi un
effet d'écho; enfin le rythme est
d'une grande régularité : alexandrins
divisés en quatre groupes rythmiques
égaux, par exemple au premier vers,
ou en trois, par exemple au vers 9 :
« Qu'elle jouait un air de harpe sans y
croire».
• le signifiant*
poétique.
L'effet obsédant obtenu est propre- d) Une forme musicale:
ment musical.
Si l'ensemble de l'évocation a quelque chose de pictural par
son titre, par son thème et par ses • Une musicalité
couleurs en camaïeu doré, dès la suggérée.
deuxième strophe le poète lui-même
se réfère à un instrument de musique à
la sonorité chaude, moelleuse et
chatoyante et aux connotations*
particulières, puisqu'il évoque les
aèdes antiques et la poésie sacrée :
« [...
J et j'aurais dit/[...] Qu'elle jouait
un air de harpe sans y croire».
Cette • Une sorte de
musicalité, dans un contexte raffiné chanson.
peu éloigné des légendes et du lyrisme
médiévaux (la Belle aux cheveux
d'or) ainsi que des notations plus
familières comme, au vers 1, « au
beau, milieu» et, au vers 22, «Comme
dans la semaine est assis le jeudi»,
font penser à une chanson (nombre
d'œuvres d'Aragon ont été adaptées
par des artistes tels que Jean Ferrat,
Léo Ferré ou Georges Brassens).
Les
leitmotive* tiendraient alors lieu de
refrains, avec un changement de
tempo significatif au vers 21, lorsque
le poème « éclate» en distiques.
La forme adoptée, à la fois martelée et
sensuelle, est bien sûr indisso
ciable des sentiments et émotions
qu'exprime le poète.
L'évocation
lyrique* d'Elsa traduit le désir amou
reux et renvoie à une thématique fort
ancienne : la chevelure féminine n'a
t-elle pas été célébrée notamment par
Pétrarque, Ronsard, Tristan l'Her
mite, les poètes baroques, puis Bau
delaire, Verlaine et ·Mallarmé? N'est
elle pas souvent associée au miroir,
qui semble offrir l'image d'une beauté
éphémère ? Aragon insiste sur «ses
cheveux d'or», «ses cheveux dorés»
dont les reflets «d'incendie» chan
geants appellent la....
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