L'ESPACE ET LE TEMPS

L'ESPACE ET LE TEMPS

«O Temps ! Suspends ton vol �, s'écriait le po�te pour éterniser un instant de bonheur. Mais ce voeu est irréalisable et presque impensable. Pour s'en aviser, il suffit de demander, avec Alain : «Pendant combien de temps le Temps va-t-il suspendre son vol ? � Le temps pur est quelque chose dont je ne peux jamais faire abstraction.

Envisageons la durée concr�te, riche d'événements, par exemple une journée bien remplie ; je puis par l'imagination vider cette durée des joies, des soucis et des oeuvres qui l'ont occupée ; je puis supposer que tous ces événements n'ont pas eu lieu. Mais il y a quelque chose que mon imagination ne peut supprimer, c'est le temps lui-même, le cadre de tous ces événe¬ments qui s'écoulent. Bien mieux, plus la durée se vide et s'appauvrit et plus la réalité du temps est sensible et pesante. Les heures bien remplies passent vite, les heures d'ennui sont les plus longues parce qu'il ne reste plus que le temps pur et que rien ne nous en distrait. Les heures où il ne se passe rien sont interminables et on a dit à juste titre que «s'ennuyer c'est être sensible au temps pur �.

Pas plus que je ne puis faire abstraction du temps, je ne puis

faire abstraction de l'espace : par l'imagination, je vide aisé¬ment cette salle de tous ses meubles et de tous ses habitants, mais je ne peux supprimer l'espace lui-même ; je peux appau¬vrir par abstraction l'étendue concr�te, comme je pouvais appauvrir la durée concr�te, mais le cadre de l'étendue concr�te, l'espace, résiste comme le temps à tous mes efforts pour l'éliminer. L'espace et le temps sont des données de mon expérience que je ne peux pas évacuer. Ils paraissent liés à mon univers d'une façon nécessaire. Quelle est ma situation à l'égard de ces cadres constants de mon expérience ?

I L'ESPACE, LE TEMPS

ET LA CONDITION HUMAINE

1° MA SITUATION CONTINGENTE' DANS L'ESPACE ET DANS LE TEMPS

Bien souvent, par exemple pour constituer un dossier d'examen, vous avez rempli des fiches, où, à la suite de votre nom, on vous demandait d'inscrire : né à... le... Pourquoi êtes-vous né à cette date plutôt qu'à une autre et pourquoi en tel lieu ? C'est ainsi, vous n'y pouvez rien. Vous êtes tributaire du hic et du nunc, de l'ici et du maintenant. Ces caractéristiques définissent votre situation dans le monde en ce qu'elle a de contingent et vous limitent incurablement. Vous n'avez pas le don d'ubiquité, vous ne pouvez pas vivre à la fois en France et en Chine, par exemple, et vous ne pouvez pas « transcender �, dépasser les conditions de votre incarnation temporelle : impossible pour vous de vivre au Moyen Age ou d'aller faire un tour en l'an 3000.

De plus, cet espace et ce temps dont je suis prisonnier sont pour moi incompréhensibles. Mon imagination ne peut s'empêcher

1. Contingent s'oppose à nécessaire. Ce qui est nécessaire, c'est ce qui ne peut pas ne pas être, ce que je déduis rigoureusement par la raison. Ce qui est contin¬gent, c'est ce qui est donné sans raison, sans explication.

de les supposer infinis, ce que mon entendement ne peut com¬prendre. Nous pouvons toujours supposer un « apr�s � et un «plus loin� et «l'imagination, comme dit Pascal, se lasserait plutôt de concevoir que la nature de fournir�, ce dont l'auteur des Pensées concevait de «l'effroi �. Pourtant, s'il est vrai que l'espace et le temps sont «nos plus cruels tyrans� (Unamuno), notre situation n'est pas tout à fait la même à l'égard de l'un et de l'autre. Il peut sembler que si notre servitude à l'égard du temps est compl�te, nous avons quelque liberté à l'égard de l'espace. Lagneau disait même que « l'espace est la forme de ma puissance, le temps, la forme de mon impuissance�.

2° MON IMPUISSANCE

PAR RAPPORT AU TEMPS

Tandis que l'espace est réversible (je peux le parcourir dans des directions opposées et retourner à mon point de départ, par exemple aller de Paris à Lyon et revenir de Lyon à Paris), le temps est irréversible, ne peut être parcouru que dans une direction. Ici, je ne peux pas revenir en arri�re, je ne peux pas revivre l'année précédente ; je ne cesse au contraire de m'en éloigner, le souvenir même que j'en ai évolue et se transfigure. Le temps emporte tout sans retour, il m'empêche de fixer quoi que ce soit. Héraclite, sensible au changement perpétuel de l'univers (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve �), a senti l'indifférence destructrice du temps, cet «enfant qui s'amuse à jouer aux dames� et l'Ecclésiaste note avec amertume : «Le sage meurt aussi bien que le fou.� Proust a été affecté plus que tout autre par l'irréversibilité tragique du temps contre laquelle notre coeur se révolte vainement. Assis¬tant, à la fin de sa vie, apr�s des années de solitude, à une soi¬rée mondaine, il retrouve des gens connus autrefois si profondément transformés qu'il a l'impression d'assister à un bal masqué. Cette blonde valseuse s'est déguisée en une pesante douairi�re, ce fringant lieutenant s'est donné les galons, l'embonpoint et les cheveux blancs d'un colonel : «Mais ces têtes qu'ils se sont faites depuis longtemps sans le

vouloir ne se laissent pas défaire par un débarbouillage, une fois la fête finie '. �

Malgré tout notre désir, nous ne pouvons conjurer l'irréversibi¬lité du temps. Proust pensait que la magie du souvenir pouvait nous restituer avec toute leur nuance émotive certains instants privilé¬giés. C'est la théorie de la mémoire affective que vous avez trouvée longuement discutée dans le chapitre consacré au souvenir. En réa¬lité, nous ne retrouvons jamais tout à fait par la mémoire le passé tel que nous l'avions vécu. Car notre évocation est fonction de ce que nous sommes devenus et nos souvenirs évoluent avec nous-mêmes. Un autre témoignage du refus par le coeur humain de l'irréversibi¬lité temporelle nous est donné par le mythe de l'éternel retour : les stoïciens croyaient qu'au terme d'un cycle de plusieurs milliers d'années, à la suite d'une conflagration universelle, tout le cours du temps recommençait avec les mêmes péripéties. Nietzsche pensait aussi que l'histoire universelle, avec les mille détails de chaque événement, se répéterait indéfiniment.