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Le regard et la parole Œuvre de commande, Le Chevalier de la charrette devait répondre aux goûts de la comtesse...

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« Le regard et la parole Œuvre de commande, Le Chevalier de la charrette devait répondre aux goûts de la comtesse Marie de Champagne, qui appréciait tout particulièrement la poésie lyrique occi­ tane1• Or les chants des troubadours tentent, par le recours au langage, de « faire voir» la beauté de la dame lointaine.

Le regard du poète s'écrit dans le texte; l'exercice de la vue se prolonge à travers les mots, par-delà la séparation des corps. Dans la tradition de l'amour courtois, la parole poétique donne à entendre ce que les yeux ne peuvent plus voir. Le roman de Chrétien de Troyes exploite habilement cette interaction entre le regard et la parole, et l'élargit à l'ensemble de ses personnages.

Tout d'abord, l'auteur semble mettre en scène un monde de la transparence visuelle et verbale. Mais le héros est confronté à des pièges qui entraînent un certain brouillage.

Enfin, la fonction de communication élé­ mentaire attribuée à la parole doit être dépassée, au profit d'une signification symbolique. VOIR ET ENTENDRE Un phénomène de société L'homme du xne siècle évolue dans un monde extraverti : soumis au regard et au jugement d'autrui, il est ce que les autres disent de lui.

La société d'alors ressemble a un vaste théâtre d'acteurs et de spectateurs.

Vivre en société, c'est se donner en spectacle.

A l'inverse, ceux qui se sont exclus de la société par un comportement hors-la-loi cherchent à 1.

Occitan : relatif au français de langue d'oc, parlé dâns le sud de la France. se soustraire aux regards et aux jugements : il doivent donc quitter la scène sociale, pour entrer dans l'univers obscur et silencieux de la forêt. Cette signification sociale du regard et de la parole peut seNir de critère pour définir les héros des romans médié­ vaux.

Ceux qui acceptent de se plier aux structures de la col­ lectivité agissent toujours devant témoins; ceux qui ont quelque chose d'inavouable à cacher se dérobent à ce sys­ tème.

On verra que Lancelot oscille entre ces deux attitudes. L'omniprésence des témoins dans le roman Lancelot n'affronte jamais seul les épreuves qui ponctuent sa quête.

Un public, plus où moins nombreux, assiste à toutes ses performances, heureuses ou malheureuses.

Le regard porté sur le héros signifie sa consécration ou son rejet par la société.

D'une part, ses exploits se déroulent en présence de témoins qui en soulignent la grandeur : ainsi les diffé­ rentes jeunes filles devant lesquelles il défait un adversaire, le moine qui le voit soulever la pierre tombale (v.

1915-1919), Bademagu et son fils qui assistent à sa traversée du Pont de !'Épée (v.

3155-3157), Guenièvre qui admire sa vaillance dans les combats (v.

3562-3565 et v.

5012-5013), toute la cour d'Arthur, enfin, réunie pour applaudir sa victoire défini­ tive sur Méléagant (v.

6980-6982).

D'autre part, Lancelot subit à deux reprises un déshonneur public: d'abord l'infamie de la charrette, consentie sous le regard désapprobateur de Gauvain (v.

380-381) et suivie d'un accueil humiliant par la population d'un château (v.

402-409), ainsi que par les jeunes gens de la prairie des jeux (v.

1703), puis la honte du combat « au pis», où le regard des spectateurs est tenu en éveil par le héraut qui attire leur attention sur Lancelot. Dans cet univers de transparence totale, le regard n'est pas une forme d'indiscrétion ou de voyeurisme.

li est per­ mis car il peut seNir de preuve.

Ainsi, lorsque Lancelot assiste malgré lui au viol d'une jeune fille, celle-ci trouve un récon­ fort dans sa présence, qui prouvera la culpabilité de son agresseur: il 'me déshonorera sous tes yeux. (v.1073). Mais tout spectacle, agréable ou insoutenable, doit susciter une réaction, c'est-à-dire une action en retour, de la part de l'observateur: Lancelot venge donc la demoiselle outragée. La riposte peut être simplement verbale; le regard a partie liée avec la parole. Le relais de la parole Le x11° siècle est une civilisation encore largement orale. Comme le regard, la parole fixe les êtres, construit leur identité à partir de ce qu'on en dit. Chrétien de Troyes en suggère toute la force à travers l'évocation de « la rumeur qui ne connaît de repos» (v.

4428). C'est elle qui décide du destin de Lancelot.

Lorsqu'elle annonce la mort de Guenièvre, le héros tente de se suicider. Lorsqu'elle crie un démenti, le voilà qui reprend goût à la vie. Parole pure, venue de nulle part, la rumeur remplace le témoignage oculaire lorsque la distance rend celui-ci impossible. Elle n'a pas moins de valeur que lui.

Il faut sans doute lui attribuer, au début du roman, l'engagement de Lancelot dans la quête de la reine.

Comment aurait-il pu apprendre autrement l'enlèvement de Gueniè\(re et le défi de Méléagant ? Absent de la cour à ce moment, le héros n'a pu assister à l'événement fondateur de l'intrigue.

Comme le regard, la rumeur a pour effet de motiver l'action. A la parole s'attache un pouvoir démiurgique1 .

Lors de la première rencontre entre Lancelot et Méléagant, la reine Guenièvre, qui assiste au combat, révèle publiquement le nom de son champion : Lancelot du Lac, c'est le nom du chevalier, que je sache. (v. 3660-3661 ). Par cet aveu, elle fait renaître le héros sous sa véritable identité.

li n'est plus« le chevalier de la charrette» ou simplement « né au royaume de Logres » (v.

1930) : ces expressions assimilaient le personnage à son opprobre {la charrette) ou à son royaume (Logres), au détriment de son individualité.

Dévoilé 1.

Le démiurge est le dieu créateur de l'univers; le mot s'emploie aussi à propos de l'artiste, qui construit un monde imaginaire. par la reine, le nom réhabilite celui qui le porte aux yeux de toute l'assistance: il fonctionne comme un baptême social. Le regard et la parole ont donc une importance primordiale au sein de la société: la transparence et l'équilibre de celle­ ci en dépendent.

Mais le crime, le mai, toute forme de désordre, entraînent un brouillage de ces deux modes de communication. BROUILLAGES DE LA COMMUNICATION Le regard empêché Le mal, perpétré ou subi, est lié à la nuit.

Il s'exerce à l'abri des regards.

Ainsi, le péché de l'adultère s'accomplit à la faveur d'une nuit obscure, grâce à laquelle Lancelot peut rejoindre la reine dans sa chambre : Ce n'était pas pour lui déplaire si ne brillaient lune ni étoile, si ne brûlaient dans la maison chandelle, lampe ni lanterne. (V.

4560-4563). Au matin, lorsque le jour paraît,.... »

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