Le Meilleur des Mondes: Au nom du bonheur Dans le Meilleur des Mondes, la société dans son ensemble est conçue...
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Le Meilleur des Mondes: Au nom du bonheur
Dans le Meilleur des Mondes, la société dans son ensemble est conçue pour assurer aux
hommes le bonheur.
C’est du moins ce qu’affirment les dirigeants de l’État Mondial.
En fait,
comme dans toute perspective utopique, ces dirigeants ne font qu’imposer à l’humanité
l’idée qu’eux-mêmes se font du bonheur.
Et cette idée est, en l’occurrence, essentiellement
matérialiste.
Pour les responsables de l’État Mondial, en effet, le bonheur consiste uniquement dans la
satisfaction de tous les besoins matériels de l’homme, d’une part, et dans l’absence de
trouble, de douleur, d’autre part.
Les deux critères se rejoignent en ce sens que le fait de ne
pas être en mesure de satisfaire ses besoins fondamentaux est, évidemment, source de
souffrance.
On pourrait condenser en une brève formule — entièrement négative — pareille
conception du bonheur : est heureux qui ne ressent rien de désagréable.
Aussi le Meilleur des Mondes a-t-il été organisé dans un double but :
— supprimer toutes les occasions de souffrances physiques ou morales liées à la nature
même de l’homme (à sa vulnérabilité aux maladies ou à son affectivité développée, par
exemple) ;
- combler par une abondance extrême de biens de consommation tous les besoins, tous les
désirs humains.
UN MONDE SANS SOUFFRANCES
Le Meilleur des Mondes a ainsi cherché et réussi à vaincre la douleur physique.
Grâce aux
progrès de la médecine, il a éliminé quasiment toutes les maladies, il a multiplié les
médicaments de confort contre les petits malaises de la vie quotidienne.
Il a même supprimé
la vieillesse.
« Au travail, au jeu, à soixante ans, nos forces et nos goûts sont ce qu’ils étaient à dix-sept
ans » (p.
75), déclare non sans fierté Mustapha Menier.
Grâce à toute une série de traitements
médicaux adéquats, les habitants du Meilleur des Mondes jouissent jusqu’à leur mort d’un
parfait état de jeunesse et de santé.
Un tel résultat s’obtient, il est vrai, au prix d’un léger
raccourcissement de la durée moyenne de la vie.
« La jeunesse à peu près intacte jusqu’à
soixante ans, et puis, crac ! la fin », souligne Bernard Marx (p.
131).
Mais cette fin consiste en une mort rapide qui frappe des sujets rendus inconscients par
les drogues calmantes ou euphorisantes.
La suprême épreuve qu’est la mort est donc
estompée, atténuée.
Dans les hôpitaux spécialisés du Meilleur des Mondes, les moribonds ne
se rendent même pas compte qu’ils vivent leurs derniers instants.
Non seulement les
douleurs physiques leur sont épargnées, mais encore, jusqu’à la fin de leur brève agonie, ils
sont protégés de l’angoisse de mourir, d’une angoisse qu’ils n’auront d’ailleurs, en fait, jamais
connue au cours de leur existence puisqu’on les a conditionnés dès leur plus jeune âge à
accepter leur disparition, à ne pas la considérer comme « quelque chose de terrible » (p.
230).
Ces dispositions prises pour adoucir la mort, comme celles qui permettent d’abolir la
vieillesse, ne répondent pas, bien sûr, à la seule volonté de supprimer des souffrances
physiques.
Dans l’esprit des responsables de l’État Mondial, il s’agit tout autant d’éliminer la
souffrance morale — la terreur de la dégradation corporelle, la hantise de la déchéance,
l’épouvante face au trépas.
UN MONDE SANS PASSIONS
De manière générale, d’ailleurs, les maîtres du Meilleur des Mondes ont cherché à détruire
toute forme de douleur morale, en quelque domaine que ce soit.
Pour cela, ils ont éliminé ce
qui peut faire connaître à l’homme ce type de douleur, c’est-à-dire les sentiments et les
occasions d’en ressentir.
Et dans un tel but, ils ont notamment proscrit du Meilleur des
Mondes la famille et la relation monogamique.
Car, pour les Administrateurs, lorsque l’affectivité de l’être humain ne peut s’investir que
dans un petit nombre d’objets, dans le cadre limité de la famille ou de la relation
monogamique, elle se concentre nécessairement.
Et c’est ce processus de concentration qui
produit les sentiments profonds, les passions intenses et exclusives.
Or, quand on aime avec
passion, on risque toujours d’endurer les affres de la jalousie, le chagrin d’être incompris ou
abandonné, l’humiliation d’être repoussé, l’insupportable torture de voir souffrir, mourir
peut-être la (ou les) personne(s) aimée(s) ; en un mot, quand on aime vraiment, on risque
toujours d’être malheureux.
Pour préserver les hommes du malheur, il faut donc les
empêcher d’aimer, d’éprouver des sentiments, et pour qu’ils n’éprouvent pas de sentiments,
il faut faire en sorte que leur sensibilité s’affaiblisse en se diluant et se dilue en se dispersant
sur une multitude d’objets9.
Voilà pourquoi les Administrateurs, tirant les conclusions logiques de leur raisonnement,
ont, d’une part, supprimé la famille grâce à l’ectogenèse et, d’autre part, rendu impossible
toute relation amoureuse durable et profonde par l’instauration d’une sorte de communisme
sexuel.
Le communisme sexuel dans le Meilleur des Mondes
On sait que la théorie du communisme sexuel a été développée par des écrivains et penseurs
d’inspiration utopiste comme Sade ou Fourier.
Au-delà des différences qui existent entre ces
auteurs, et sur lesquelles il serait inutile, ici, de s’étendre, cette théorie repose sur un principe
fondamental qu’Huxley formule en ces termes : chaque individu doit devenir « la propriété
sexuelle commune de tous » (Préface, p.
12).
Les tenants du communisme sexuel estiment
que, chacun étant en droit de satisfaire son désir, nul ne l’est par conséquent de se refuser
au désir d’autrui.
La mise en pratique de ces conceptions provoque bien sûr un échange
perpétuel des partenaires qui interdit l’apparition de tout attachement véritable entre ces
derniers.
On comprend pourquoi Huxley a prêté de telles conceptions aux responsables du
Meilleur des Mondes : la circulation permanente des corps et des désirs constitue à leurs
yeux le moyen idéal d’éviter aux hommes les sentiments et les souffrances qui sont censés
en découler.
Paradoxalement, ce communisme sexuel, qui pourrait, dans une vision naïve des choses,
apparaître comme une libération, se révèle aussi contraignant que les conceptions
traditionnelles en ces matières.
Huxley nous le montre tout au long du roman : le
communisme sexuel sécrète ses règles de bonne conduite, ses interdits, ses
commandements.
En bref, il sécrète une morale qui, pour se situer à l’exact opposé de la
morale traditionnelle, n’en est pas moins également impérative, sinon davantage.
Cette
morale interdit la chasteté, la fidélité, le fait d’entretenir une liaison « intense ou qui traîne
en longueur » (p.
59), voire le simple désir de mener une existence....
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