La crise du langage Beckett impose au langage dramatique traditionnel des modi fications considérables. Pendant des siècles, un « beau...
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«
La crise du langage
Beckett impose au langage dramatique traditionnel des modi
fications considérables.
Pendant des siècles, un « beau » texte
théâtral fut en effet un texte « bien » écrit.
Le mot devait être juste,
précis, et, du moins pour la tragédie, relever du registre noble ou
soutenu.
C'était la conception qu'en avait par exemple l'époque
classique au XVII• siècle:« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clai
rement,/ Et les mots pour le dire arrivent aisément », écrit Boileau
(1636-1711) dans son Art poétique (1674).
Celle-ci impliquait donc
une confiance absolue dans le langage, jugé apte, si on le maniait
correctement, à tout signifier et tout dévoiler.
Cette confiance, Beckett (et, avec lui, tout le théâtre contem
porain) ne la partage pas.
Loin d'être transparent, le langage lui
semble problématique: sa maîtrise ne va pas de soi et encore
moins ce qu'il est censé dire, signifier.
C'est ce qu'on appelle la
« crise du langage ».
Il la met en scène en pulvérisant le langage,
en l'appauvrissant et le vidant de tout sens.
LA PULVÉRISATION DU LANGAGE
La dislocation des mots, l'hésitation à parler et l'introduction
de nombreux silences sont les principales caractéristiques de la
pulvérisation du langage chez Beckett.
1 La dislocation des mots ou des phrases
« A - (bâillements) - à moi » (p.
14): tels sont les premiers mots
et gestes sonores de Hamm.
Le bâillement rompt la continuité
syntaxique de la phrase.
La compréhension en devient moins
immédiate.
Quand Hamm dit
«
A ,, puis bâille, on ne sait pas
encore ce qu'il veut dire.
Le procédé revient à quatre reprises
dans son premier monologue:
«
Peut-il y a - (bâillements)-y avoir
misère plus ...
plus haute que la mienne?»;«[...] j'hésite encore à
- (bâillements) - à finir ,, (p.
15).
La dislocation n'est pas seulement formelle.
Faisant éclater
le signifiant, elle fait en même temps voler en éclats le signifié:
«
Non, tout est a - (bâillements)- bsolu,, (p.
15).
Tout ce que l'ab-
solu désigne - Dieu, la vérité, les valeurs ...
- s'en trouve atteint
(➔ PROBLÉMATIQUE
6).
Rarement bâillement n'eut autant de force
destructrice.
1L'hésitation à
dire
Par ailleurs, aucun personnage de la pièce ne maîtrise vraiment le langage.
Leurs phrases restent inachevées, s'arrêtent,
repartent, ainsi que l'indique la présence fréquente des points de
suspension:« Il paraît que le cas n'est...
n'était pas si...
si rare»
(p.
61), dit Hamm, comme s'il cherchait ses mots, qu'il ne savait
pas encore ce qu'il allait dire ou qu'il venait déjà d'oublier ce qu'il
voulait dire.
La récurrence de la didascalie « il hésite » renforce le procédé et
accentue la difficulté dire les choses:
Ce sera la foa et je me demanderai ce qui a bien pu l'amener et
je me demanderai ce qui a bien pu ...
(il hésite) ...
pourquoi elle a
tant tardé.
(Un temps.) Je serai là, dans le vieux refuge, seul contre
le silence et..
.
(il hésite) ...
l'inertie.
[ ...
] J'aurai appelé mon père et
j'aurai appelé mon ...
(il hésite) ...
mon fils.
(p.
90)
La didascalie « ayant réfléchi » est une autre illustration de cette
difficulté:
cwv.
- [...
] Alors? On ne rit pas?
(ayant réfléchi).
- Moi non.
(ayant réfléchi).
- Moi non plus.
(p.
43)
HAMM
CLOV
Tant de réflexion pour savoir si l'on a envie de rire ne témoigne pas
d'une rapidité d'analyse ni d'une grande richesse de vocabulaire!
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES 55
1L'introduction du silence
La didascalie
«
Un temps 1 » abonde à foison.
Contrairement
aux didascalies analysées précédemment et aux trois points de
suspension, elle ne rompt pas la continuité des phrases ni même
du dialogue.
Elle introduit une pause entre les phrases, et le lan-·
gage en est comme suspendu:
HAMM (avec lassitude).
- Mais taisez-vous, taisez-vous, vous m'empêchez de dormir.
(Un temps.) Parlez plus bas.
(Un temps.) Si je dormais je
ferais peut-être l'amour.
J'rrais dans les bois.Je verrais...
le ciel, la terre.
Je courrais.
On me poursuivrait Je m'enfuirais.
(Un temps.) Nature! (Un
temps.) Il y a une goutte d'eau dans ma tête.
(Un temps.) Un cœur, un
cœur dans ma tête.
(p.
31)
Le retour à intervalles réguliers de la didascalie met le mot et le
silence, c'est-à-dire l'absence de mots, sur le même plan.
C'est
un moyen de réduire voire de nier l'importance du langage.
Le mot
perd tout prestige.
L'APPAUVRISSEMENT DU LANGAGE
L:appauvrissement du langage est obtenu par la simplification du
vocabulaire et de la syntaxe, par le recours au langage familier et par
la dérision de la« belle langue», du style littérairement recherché.
L'extrême simplification du vocabulaire
et de la syntaxe
Le langage est souvent ramené à sa plus simple expression.
Les
personnages se répondent souvent par des monosyllabes: «Oui»
(p.
17, 19,23...),« Non »(p.
25,29,37...).Quandellesnesontpasmonosyllabiques, les répliques restent brèves et grammaticalement élémentaires.
Ce sont le plus souvent des propositions indépendantes:
Je vais te laisser.
-Tu peux me gratter d'abord? (p.
32)
NELL.
-
NAGG.
1.
En musique, le temps est une division de la mesure (inesure à deux temps, à trois
temps ...).
Un temps correspond à une noire et à une croche.
56
PROBLÉMATIQUES ESSENTIELLES
Le dernier monologue de Hamm (p.
108-110) accumule les
phrases nominales et interjections monosyllabiques comme
si le langage s'engloutissait lui aussi dans la« fin de partie»:
«
Voyons.
(Un temps.) Ah oui! [•••] Bon.
(Un temps.) Jeter.
[•••]
Et puis? (Un temps.) Enlever.
[.••] Et remettre.
[ ...] Égalité.
[ •••]
Essuyer.[...] Et puis?[...] Bon (Un temps.) Père! (Un temps.
Plus
fort.) Père! (Un temps.) Bon.
(Un temps.) On arrive.
» Les tout derniers mots de Hamm sont d'ailleurs « ne parlons plus » (p.
110).
D'appauvrissement en amoindrissement, le langage s'amenuise
jusqu'à disparaître.
1Le recours au langage familier
Les personnages s'expriment en outre sur un registre du quotidien:
HAMM (avec colère).- Je m'en fous de l'univers! (Un temps) Trouve
quelque chose.
CLOV.
- Comment?
HAMM.
- Un truc, trouve un truc.
(Un temps• .IJ.vec colère.) Une
combine! (p.
63)
Ou encore:« Flanque-lui en plein la lampe!» (p.
49) dit Hamm à
propos de l'insecticide avec....
»
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